Garder intactes les flammes de l’humanité: Simone Van der Vlugt et le bombardement de Rotterdam
14 mai 1940. La ville de Rotterdam est dévastée par le bombardement le plus violent que les Pays-Bas aient jamais connu.
Ce contexte dramatique donne à l’écrivaine néerlandaise Simone Van der Vlugt (°1966) l’occasion de créer un magnifique portrait de femme et d’opposer les forces de vie aux forces de destruction.
Autrice de romans historiques (Bleu de Delft, La Maîtresse du peintre, La Fabrique, Neige rouge, tous parus aux éditions Philippe Rey et traduits par Guillaume Deneufbourg), de thrillers, de livres pour l’enfance et la jeunesse, Simone van der Vlugt construit son roman La Ville dévastée
autour d’un fait historique qui plongea Rotterdam dans l’enfer: le bombardement de la ville par la Luftwaffe le 14 mai 1940.
© US Defence Visual Information Center
Le livre s’ouvre sur le bruit des sirènes sonnant l’alerte, l’inquiétude des passants, la précipitation de certains habitants dans les abris antiaériens. Au travers de Katja, l’héroïne du roman, Simone van der Vlugt nous plonge dans la pluie de bombes qui s’abat sur la ville, le vrombissement des Heinkel qui pilonnent sans relâche, larguant près de 1 300 projectiles. La description liminale des rues animées que Katja sillonne depuis l’enfance fait place à la symphonie de l’apocalypse.
«Nouveau sifflement, nouveau grondement, nouvelles gerbes de flammes.
Les bâtiments s’écroulent les uns après les autres, les façades et les toits ensevelissent sous leurs décombres celles et ceux qui se trouvent là.»
© W. van der Vlugt
Les multiples assauts provoquent des incendies qui ravagent des quartiers de la ville réduite à des monceaux de gravats. Rescapée de l’horreur, survivante avec sa petite sœur Lieke, son frère Thijs, Katja n’a plus qu’une idée, retrouver ses parents, les siens, Daniel, au milieu d’un amas de décombres. De l’épicerie tenue par ses parents, il ne reste plus rien qu’un amoncellement de pierres, de bouts de bois, encerclé par les flammes de l’incendie qui fait rage.
Rappelons que les bombardements tuèrent plus d’un millier de civils et que près de 25 000 maisons furent détruites, le feu ravageant le centre-ville. Commence alors pour Katja et d’autres réfugiés, une longue marche vers le quartier de Kralingen, loin de la mer de feu qui embrase le cœur de Rotterdam.
Dans des pages puissantes, Simone van der Vlugt campe un magnifique portrait de femme qui empoigne le destin, lutte pour les siens, accueille les survivants avec l’aide de son mari Daniel. Au milieu d’un monde qui a cessé d’exister, qui a basculé dans la barbarie et la ruine, il s’agit de garder intactes la flamme de l’humanité, l’éthique de l’entraide, la soif de survivre. Rester debout dans une ville dont les maisons ont été rasées, soufflées. Se résoudre à devoir faire le deuil de celles et ceux qui ne reviendront plus, des proches qui ont été ensevelis dans les gravats.
«Assise sur les ruines de la maison parentale, elle [Katja] avait la sensation d’être auprès des siens. Mais c’était là sa dernière visite. Une semaine plus tard, cette partie de la Hoogstraat était déblayée à son tour et, avec elle, les ultimes souvenirs».
Les forces de destruction et les forces de vie
Le bombardement a contraint les Pays-Bas à capituler. La reddition a lieu le 15 mai 1940. D’une ville dévastée, nous passons à une ville occupée dont l’autrice décrit les cercles de l’enfer: enfer de la faim qui menace, les rations alimentaires venant à manquer, enfer des mesures anti-juives, des exactions, des rafles, enfer de l’étau qui se resserre autour de la population juive… Des interrogations métaphysiques, historico-politiques parcourent le récit, des conflits opposent Katja aux parents de Daniel, membres du NSB, «le mouvement national-socialiste des Pays-Bas, fondé neuf ans plus tôt par Anton Mussert, et dont l’idéologie semble être globalement alignée sur celle du NSDAP d’Adolf Hitler».
La chute du monde dans le non-monde, la mort de ses parents contraignent Katja à endosser le rôle de mère. La population attend une contre-offensive des Anglais, espère une implication, un soutien des États-Unis, s’inquiète de la déclaration de guerre adressée par le Führer à la Russie le 22 juin 1941, de l’invasion de la Russie par les armées du IIIe Reich. Appuyée par une documentation solide, usant de la fiction comme d’un révélateur mettant en scène les trous, les vides de l’Histoire sur lesquels le travail historiographique demeure muet, La Ville dévastée emprunte l’ordre chronologique jusqu’à la Libération, le cheminement des cinq années de guerre, évoque l’obligation du port de l’étoile jaune pour la population juive, les manifestations de soutien de citoyens néerlandais qui cousent une étoile de David sur leur veste, les déportations dans les camps de Westerbork, de Mauthausen, les agissements du Conseil juif…
Au travers du personnage de Thijs, la romancière ressaisit la mise en place de la Résistance, les actes de sabotage des rails de chemin de fer, l’exécution des traîtres, des membres pro-nazis du NSB, les représailles sanglantes des Allemands. Simone van der Vlugt inscrit sa fiction sous l’horizon d’une lutte entre les forces de destruction et les forces de vie, d’un combat entre un régime totalitaire, happé par la pulsion de mort, et les Alliés qui le combattent au nom de la liberté.