Comment la lanterne magique ouvrit la voie au cinéma
L’invention du cinéma à la fin du XIXe
siècle n’a pas constitué de rupture avec la culture de l’image existante. Depuis bien longtemps déjà, des formes de divertissement comportaient des images en mouvement. L’une d’elles était la lanterne magique, très prisée des savants et marchands d’illusion jusqu’au début du XXe siècle en Belgique et aux Pays-Bas. Reste à savoir comment cette lampe magique a pu servir à la diffusion de la connaissance.
Cette soirée de janvier 1896, le Grand Café du 14 boulevard des Capucines était plongé dans l’obscurité. Pourtant, la salle était comble. Le silence se fit lorsque le projecteur démarra. Tous les regards se tournèrent vers l’écran, où un train apparut, surmonté d’un panache de fumée. Le public, captivé, crut voir le monstre d’acier venir vers lui. Le train ne ralentit pas, mais sembla foncer droit sur les spectateurs! Certains, pris de panique, se levèrent, d’autres hurlèrent ou se cachèrent les yeux et firent leur prière.
Ces descriptions de réactions à la projection de l’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, un film muet de 50 secondes produit par les frères Auguste et Louis Lumière, sont légion. Divers ouvrages à succès ou historiques indiquent que la projection de cette prise de vues, l’un des premiers films commerciaux, aurait provoqué l’effroi, voire la panique, parmi les spectateurs présents. Pourtant, ce mythe a été clairement démenti. Non seulement les sources de l’époque permettant de confirmer cette anecdote font défaut, mais il semble surtout fort peu vraisemblable que le public de l’époque ait pris pour argent comptant les images projetées.
Il faut dire qu’au XIXe siècle, les illusions optiques faisaient florès: on adorait l’«objectivité» et la précision de la photographie, les effets tridimensionnels des plaques stéréoscopiques, le réalisme des figures de cire de Madame Tussauds à Londres, les dioramas animés évoquant des batailles historiques ou des perspectives urbaines, les peintures monumentales déroulées sur le mur d’une rotonde et connues sous le nom de panoramas, qui offraient par la perspective et l’éclairage une vue en trois dimensions, enfin les images animées et autres effets spéciaux de la lanterne magique. Toutes rencontraient un grand succès auprès du public. Les spectateurs qui se précipitaient en nombre aux premières projections cinématographiques prenaient leurs places en sachant à quoi s’attendre et venaient justement pour une promesse de suspense, de sensation et d’illusion.
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Les premières images photographiques animées ne constituèrent donc pas de rupture avec la culture visuelle existante, mais se rattachèrent à des pratiques courantes et des formes populaires de divertissement. Nul doute que le cinéma se distinguait à bien des égards de la projection à la lanterne magique. Les images étaient projetées «en continu» et devaient, dans bien des cas, être suffisamment parlantes, tandis que les images individuelles d’une séance de projection nécessitaient un commentaire pour la cohérence du récit.
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Mais les lanternistes ambulants –ou montreurs de lanterne– savaient depuis toujours comment étonner et divertir le public en animant des images colorées sur des plaques de verre mécaniques. Les plaques photographiques pour lanterne magique commercialisées au XIXe siècle ajoutèrent à l’illusion. Le grand pouvoir de séduction du cinéma comme de la lanterne magique tenait non seulement aux sensations et au spectacle procurés par des images animées, mais aussi à la conscience d’une transformation d’images fixes isolées en un mouvement (illusoire).
Entre science et magie
La lanterne magique fut inventée vers 1660, même si l’attribution de son invention reste un sujet de débat. Selon la plupart des spécialistes, il s’agit du mathématicien, astronome et physicien Christiaan Huygens. L’instrument comprenait à l’origine une boîte, de dimensions modestes, dans laquelle était placée une bougie ou une lampe à huile. La fumée s’échappait au-dessus par une petite cheminée. Dans la boîte, derrière la source lumineuse, un miroir réfléchissait la lumière. Des images transparentes, peintes sur des plaques de verre, étaient mises devant la source lumineuse pour être projetées, agrandies, par un objectif située à l’avant de l’appareil.
Initialement, la lanterne fut surtout utilisée comme aide visuelle par la communauté scientifique. D’éminents savants comme Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) recommandèrent avec enthousiasme d’utiliser la projection pour faire part de découvertes et d’inventions à leurs homologues scientifiques. Vers 1720, les principaux fournisseurs européens d’instruments scientifiques fabriquaient aussi des lanternes magiques. En 1755, à l’inauguration du premier laboratoire de physique italien, la lanterne magique faisait partie des instruments prévus.
Lorsque la lanterne magique devint un spectacle, la projection d’images était encore nouvelle pour la plupart des spectateurs. Les images projetées sur le mur, souvent vacillantes du fait de l’utilisation d’une flamme, étaient associées à l’époque à des rêves, des visions ou des apparitions. Les scientifiques ne furent donc pas les seuls à apprécier la lanterne magique. Les marchands d’illusions virent aussi tout le parti qu’ils pouvaient en tirer. En raison de l’instabilité politique, sociale et religieuse qui régnait à l’époque en Europe occidentale, la lanterne magique pouvait aussi bien favoriser la diffusion scientifique qu’encourager la croyance au surnaturel.
Des lanternistes ambulants faisaient la tournée des foires, des fêtes foraines et des tavernes. Leurs spectacles, tout à fait dans l’esprit du temps, offraient au public des images irréelles ou monstrueuses. La projection constituait un support fantastique pour créer des apparitions (diaboliques) ou une fantasmagorie de démons et d’esprits, car elle permettait d’imiter l’immatérialité de ces créatures.
Magie de la nature
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La technologie progressa avec l’apparition de sources lumineuses plus puissantes: le quinquet ou lampe d’Argand (1783), une version améliorée de la traditionnelle lampe à huile (luminosité plus intense, flamme plus stable et pratiquement pas de suie ni de fumée), et la lampe oxhydrique (lumière blanche d’une extrême intensité), en usage à partir de 1860 environ. Ces deux innovations eurent un impact sur le cadre et le public des spectacles de lanterne magique.
Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, la lanterne magique fit son entrée sur la scène théâtrale. Le goût de l’étrange, de l’épouvante et du surnaturel, qui caractérisait l’époque romantique, contribua au très large succès de la fantasmagorie. Dans cette forme du théâtre de l’horreur, où s’illustra notamment le Belgo-Néerlandais Paul Philidor (1785-1828), les lanternes magiques montraient des squelettes, des démons et des spectres. Des images à faire peur étaient projetées au mur, mais aussi sur de la fumée ou des écrans transparents pour parfaire l’illusion. Par ailleurs, l’opérateur et la lanterne devaient rester les plus discrets possibles. Des projecteurs mobiles, portables et combinés permettaient de suggérer le mouvement. Des effets sonores et lumineux renforçaient l’ambiance macabre.
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Comme la lanterne magique avait le pouvoir de créer des illusions, le public non averti l’assimila à la magie noire. Dans le même temps, elle constituait aussi une merveille technique, un instrument optique et scientifique fabuleux, appréciée de l’élite cultivée. Au XIXe siècle, les deux aspects se retrouvèrent dans ce qu’on appelait alors la «physique amusante». Les spectacles parisiens du physicien belge Étienne-Gaspard Robert (1763-1837), plus connu sous son nom de scène Robertson, furent les plus célèbres. À l’aide d’une lanterne magique, il alliait la physique au surnaturel. Avant de présenter au public ses fantasmagories, il se livrait toujours à des expériences de physique diverses, allant de l’hydraulique au galvanisme. Selon ses propres dires, il voulait montrer aux spectateurs comment d’autres que lui faisaient un mauvais usage des connaissances scientifiques et des phénomènes physiques pour les duper.
Au début du XIXe siècle, l’optique fut de plus en plus mise à contribution pour susciter l’étonnement des badauds dans les foires et les fêtes foraines. Les spectacles, présentés par des illusionnistes, voire par de vrais scientifiques, estompèrent les frontières entre spectacle et éducation, entre «magie» et science. Ils étaient présentés comme des merveilles de la chimie, des amusements de physique ou des récréations mathématiques et faisaient appel à des principes scientifiques, des constructions mécaniques et des instruments optiques pour réaliser des tours qui semblaient défier les lois de la nature. Leur popularité fut à son comble durant la première moitié du XIXe, mais se maintint jusqu’à l’arrivée du cinéma, vers la fin du siècle.
Projection et pédagogie
Le succès de la lanterne magique comme outil de vulgarisation scientifique n’avait pas échappé aux enseignants. Lorsqu’il devint possible, dans la seconde moitié du XIXe siècle, de fabriquer des plaques photographiques pour lanterne magique, des enseignants belges enthousiastes en préconisèrent l’usage dans leurs classes. La projection d’images photographiques permettait en effet de montrer à de nombreux élèves en même temps l’infiniment grand, comme la Voie lactée, ou l’infiniment petit, visible seulement au microscope. L’avènement de la photographie avait par ailleurs fait naître une nouvelle conception de l’objectivité scientifique, encourageant les savants à «laisser la nature parler d’elle-même». Les images mécaniques, qui «reproduisaient la réalité» était un bon moyen d’y parvenir.
La technologie de la projection convenait bien à la nouvelle pédagogie qui, en Belgique et aux Pays-Bas, mais aussi dans d’autres pays occidentaux, voulait rompre avec l’enseignement traditionnel. Partout en Europe, les autorités, sur le conseil de spécialistes, réclamaient un enseignement plus vivant, grâce à des images, des objets et des excursions didactiques. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, tous les pédagogues finirent par admettre que la sèche énumération des faits par l’enseignant ou l’apprentissage par cœur par les élèves ne seraient jamais aussi efficaces qu’un enseignement montrant le contenu de la matière. Cependant, même si tout le monde souhaitait aller dans le même sens, l’utilisation de la lanterne magique dans l’enseignement belge et néerlandais resta pendant longtemps un vœu pieux.
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L’utilisation en classe d’une lanterne de projection exigeait non seulement un changement des pratiques pédagogiques des enseignants, mais aussi une adaptation des locaux d’enseignement. Les rares écoles disposant d’un budget suffisant pour acquérir une lanterne et quelques séries de plaques de projection se trouvèrent confrontées à l’impossibilité d’occulter suffisamment les locaux de classe pour voir avec la netteté souhaitable les images lumineuses. Les modèles les plus récents et les plus conviviaux fonctionnaient à l’électricité, alors que de nombreuses écoles, avant la Première Guerre mondiale, n’étaient pas raccordées au réseau électrique.
L’avènement du cinéma: un changement?
L’invention du cinéma à la fin du XIXe
siècle ne marqua pas le début d’une culture nouvelle, révolutionnaire, de l’image. Elle résulta plutôt d’une large préoccupation séculaire de l’illusion et de la valeur spectaculaire des images animées ainsi que d’une fascination pour la science. De plus, il y eut une interaction entre la trame narrative et le langage visuel des spectacles de lanterne magique et du cinéma naissant, d’autant plus que les lanternistes furent nombreux à passer au cinéma.
À l’instar de la lanterne magique, le projecteur de cinéma était actionné à la main, opération pour laquelle l’expérience des manipulateurs de lanterne était précieuse. Divers fabricants mirent au point des systèmes de projecteurs cinématographiques compatibles avec les lanternes magiques, de sorte que films et plaques de verre étaient parfois projetées littéralement côte à côte. Par ailleurs, au cours des deux premières décennies de l’histoire du cinéma, les représentations de lanterne magique ou de cinéma nécessitèrent un commentaire d’accompagnement d’un «conférencier», comme on disait alors.
Au cours des deux premières décennies du XXe siècle, le cinéma était considéré comme encourageant la passivité et demandant peu d’effort intellectuel aux jeunes esprits
Paradoxalement, la montée en puissance des films commerciaux contribua à la percée définitive des projections de lanterne magique dans l’enseignement. Au cours des deux premières décennies du XXe siècle, les revues pédagogiques belges et néerlandaises dénoncèrent les «dangers du cinéma». Leurs articles reconnaissaient que le cinématographe représentait certes un moyen de communication idéal, mais était mauvais pour les yeux et les nerfs des enfants. Ses thèmes souvent «fort peu chrétiens» avaient par ailleurs un impact négatif sur leur développement moral. Si le cinéma était utilisé à des fins éducatives, il fallait en contrôler le contenu. Il était considéré, de surcroît, comme encourageant la passivité et demandant peu d’effort intellectuel aux jeunes esprits. En attendant, il valait donc mieux des projections de lanterne magique, plus facilement contrôlables par les enseignants, tant pour les images que pour les commentaires d’accompagnement.
L’époque des diapositives
Les progrès techniques des projecteurs de lanterne magique et les investissements en infrastructures scolaires après la Première guerre mondiale accélérèrent le mouvement de diffusion technologique de la projection à des fins éducatives. Vers le milieu des années 1920, la projection de lanterne magique était bien implantée dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire et dans les organisations éducatives.
Parallèlement, de nouveaux outils de projection firent leur apparition. Des épiscopes permirent de projeter des documents opaques que les enseignants ou les conférenciers pouvaient avoir (cartes postales, illustrations de manuels, dessins et schémas réalisés par eux-mêmes, coupures de journaux, etc.). D’autant que ces matériels étaient moins onéreux et moins fragiles que les plaques de verre pour lanterne magique. Les films fixes offraient des avantages comparables. Ils se présentaient sous la forme d’un rouleau de pellicule de 30 ou 35 mm de large et d’environ un mètre de long comportant des vues positives (film diapo) sur lequel étaient reproduites vingt à cinquante images fixes. Les vues pouvaient être projetées une à une, agrandies, à l’aide d’un projecteur de film fixe, bien moins cher à l’achat qu’un projecteur de lanterne magique. À la fin de la décennie, les images de 35 mm étaient découpées une à une puis insérées dans des cadres métalliques ou entre deux plaques de verre. L’époque des diapositives et du projecteur de diapos avait commencé.
Une pratique toujours vivante
Dans les années 1930, le cinéma éducatif et la projection d’images fixes sur supports divers furent largement utilisés dans les établissements scolaires belges et néerlandais, de même que dans les organisations éducatives. Toutefois, la valeur récréative des projections d’images fixes ne put lutter au XXe
siècle contre l’attrait des images animées. Pour autant, la lanterne magique a beau avoir perdu de sa magie aux yeux des nouvelles générations, plus fascinées par le cinéma, la télévision, puis les petits films sur les réseaux sociaux, l’utilisation d’images fixes lumineuses dans l’enseignement demeure une pratique pédagogique courante.