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histoire

Comment le XIXe siècle a fait entrer la nature dans nos foyers

Par Andreas Stynen, traduit par Pierre Lambert
2 janvier 2022 11 min. temps de lecture

Aujourd’hui, avoir des plantes chez soi nous semble une évidence. Pourtant, cette habitude ne remonte pas aussi loin qu’on pourrait le croire: c’est seulement au XIXe siècle que les végétaux s’installent peu à peu dans les maisons. Une évolution paradoxale à plus d’un titre: entre ville et campagne, entre culture et nature, mais aussi entre domaine public et sphère privée, et même entre hommes et femmes.

L’urbanisme connaît un âge d’or au XIXe siècle. Portés par leur radicalisme et une foi inébranlable en leurs capacités, les urbanistes rasent des quartiers parfois séculaires, avec leur typique dédale de ruelles étroites. En lieu et place, ils aménagent de larges avenues bordées d’imposants hôtels particuliers et de nouveaux venus singuliers: des rangées d’arbres. Jusqu’alors, en contexte urbain, les arbres ne suscitaient l’intérêt que pour ce qu’ils produisaient, à savoir du bois. Désormais, on leur attribue un rôle avant tout décoratif. Les squares et tout spécialement les parcs publics représentent une intégration encore bien plus ambitieuse: il s’agit de créer des oasis de nature luxuriante au beau milieu des villes, en accord avec le goût du spectacle propre au XIXe siècle.

Quel que soit l’enthousiasme de la classe moyenne pour la transformation de l’espace public, celui-ci n’est pas le seul endroit où se manifeste un nouveau rapport au monde végétal. La nature pénètre également dans l’atmosphère intime du logis. Toutefois, l’introduction de plantes dans les maisons prend des formes diverses et s’avère moins évidente qu’on ne le pense aujourd’hui.

Idéaux pittoresques

L’entrée de la nature dans les foyers est étroitement liée aux nouvelles relations qui se tissent entre la ville et la campagne. C’est vers 1800 que la physionomie de la future Belgique commence à ressentir les effets de la mécanisation croissante. Les transformations économiques entraînent une urbanisation rapide (surtout très marquée à Liège et à Anvers), tandis que les usines, les voies ferrées et les canaux relèguent les anciens paysages agraires dans le passé. Ou dans l’imaginaire artistique: pendant une longue période, jusque vers 1880, les peintres paysagistes approvisionnent le public urbain en images rassurantes d’une campagne idyllique et harmonieuse. À cette fin, ils recourent au langage visuel du pittoresque, une catégorie esthétique du XVIIIe siècle.

Il va sans dire que les artistes des Plats Pays connaissent bien le romantisme, mais leurs contrées sont dépourvues de pics montagneux, de ravins menaçants et d’autres sites à couper le souffle. Ces peintres vont dès lors se rabattre sur le pittoresque, un courant d’origine britannique qui privilégie les paysages plutôt sauvages, accidentés et surtout variés, tout en leur permettant de combiner à loisir divers éléments dans une même composition.

Vers la fin du XVIIIe siècle, la peinture de paysage, jusqu’alors un genre plutôt subalterne, gagne ses lettres de noblesse, sans doute encore davantage dans les Pays-Bas du Nord que du Sud. Un paysage comme celui de la Campine peut certes sembler monotone, note la revue artistique anversoise De Vlaemsche School en 1888, mais les peintres de talent peuvent en extraire des «impressions sublimes que d’autres recherchent dans des spectacles naturels plus grandioses».

La campagne représentée n’est pas un lieu réel où les gens vivent et travaillent

Les peintres déterminent la forme sous laquelle les paysages apparaissent sur la toile: ils ne s’attachent pas à la réalité, mais considèrent que leur mission est de sublimer celle-ci. Le message qu’ils décèlent dans la nature ne laisse aucune place à l’industrialisation ou à l’urbanisation; la transformation visible du monde traditionnel reste hors champ, au profit d’une harmonie et d’une tradition apaisantes et bucoliques.

La campagne représentée n’est pas un lieu réel où les gens vivent et travaillent; elle perd son caractère productif pour devenir un objet de consommation esthétique. En effet, les conventions pittoresques ne se limitent pas à quelques écoles des Beaux-Arts, mais charment pendant plusieurs décennies un public urbain, l’offre et la demande étant tout aussi étroitement liées dans le monde culturel.

Les scènes de paysage contribuent à soutenir le monde moderne qu’elles semblent réprouver

Les citadins amateurs d’art ont une préférence pour les œuvres décoratives telles que les portraits, les scènes de genre et, dans une mesure croissante, les paysages. Le contraste entre la ville et la campagne idéalisée non seulement s’accentue, mais concourt aussi incontestablement à cette popularité. Celle-ci est en outre stimulée par la large diffusion de reproductions bon marché de tableaux et dessins. Les récits moralisateurs et la poésie introduisent également dans les salons urbains cette opposition entre le chaos et l’agitation, d’une part, et l’harmonie et la quiétude, d’autre part.

S’il est fort tentant de vouloir y discerner un certain désir d’évasion, voire des sentiments anti-urbains, une telle conclusion serait toutefois hâtive. En effet, la classe moyenne qui s’empresse d’accueillir chez elle les représentations stéréotypées de la ville et de la nature constitue précisément le moteur de la nouvelle réalité économique, avec ses entrepreneurs, financiers et consommateurs. Les scènes pittoresques font plutôt office de contrepoids récréatif et cathartique: l’exemple lumineux de cette campagne artificiellement construite procure les forces nécessaires pour poursuivre ses activités en ville et affronter l’agitation. Du même coup, toute velléité d’opposition aux excès de la société moderne est tuée dans l’œuf. Les scènes de paysage contribuent donc à soutenir le monde moderne qu’elles semblent réprouver.

La nature vivante pénètre dans l’intimité bourgeoise

Ces tableaux n’offrent bien sûr qu’une expérience éphémère de la nature. On s’efforce de la prolonger par des excursions dominicales à la campagne, mais celles-ci sont peu nombreuses et de courte durée. L’aspiration à un rapport plus intime à la nature dans la sphère privée donne alors l’idée aux citadins de s’entourer de plantes vivantes chez eux.

Le jardin est le lieu tout indiqué pour introduire la nature dans la sphère privée. Pour autant que son histoire puisse être retracée, il n’a longtemps suscité qu’un faible intérêt dans les villes. L’aménagement de jardins (d’agrément) concernait essentiellement les propriétés de la noblesse à la campagne. Tant que les panoramas et les perspectives restèrent la norme en matière de paysagisme, on envisagea rarement de cultiver des parcelles plus modestes dans les agglomérations.

Là aussi, l’imagerie pittoresque provoque un revirement. Les similitudes entre la peinture et l’aménagement de jardins sont mises en évidence: «Un jardin, à mes yeux, est un vaste tableau», peut-on lire dans un livre bruxellois de 1829 consacré au sujet. Cette publication est conçue comme un catalogue d’éléments isolés (plantes, mais aussi accessoires tels que des bancs pour se reposer) permettant de créer un cadre attrayant. En plus de présenter d’étroites affinités avec le modus operandi des peintres pittoresques, cette démarche se prête parfaitement aux petits espaces urbains. Les jardins s’intègrent ainsi au style de vie bourgeois, véhiculant un message similaire à celui des tableaux accrochés dans les intérieurs: la référence à une campagne pure, harmonieuse et ordonnée.

En raison de l’urbanisation rapide qui absorbe rapidement les parcelles encore libres, les jardins urbains s’avèrent souvent difficiles à réaliser dans la pratique. Cependant, une autre forme de jardinage permet de s’entourer de nature en créant même un lien encore plus intime: la culture de plantes d’intérieur. Si cette pratique n’est pas entièrement nouvelle au XIXe siècle, elle ne se propage toutefois pas avant les années 1850. Jusqu’alors, l’intérieur n’offrait généralement qu’un abri temporaire aux plantes pendant les mois d’hiver ou lors d’occasions festives. Plus tard, il les intègre comme un élément ornemental permanent. La nature franchit ainsi le seuil des demeures pour pénétrer profondément dans le bastion de l’intimité bourgeoise, couvrant les tables et garnissant pots, paniers et vases dans chaque pièce. Pour les plantes, il s’agit d’un environnement artificiel et inadéquat. Mais dans une société mue par l’idée du progrès, chaque obstacle se transforme en défi, de sorte que le monde végétal est de plus en plus à la merci de l’ingéniosité humaine.

Les plantes mises à l’honneur varient avec le temps. Les fleurs à bulbe, telles que les tulipes et les jacinthes, connaissent une popularité précoce, dès les années 1820. Quelques décennies plus tard, on n’estime plus nécessaire d’avoir une profusion de fleurs, et l’intérêt s’accroît pour les fougères et les palmiers. Par leur aspect singulier, les cactus et les plantes grasses s’accordent bien avec l’imaginaire pittoresque. Enfin, l’amélioration du chauffage et de l’isolation favorise le succès des orchidées à la fin du siècle.

À cette époque, l’entretien des plantes d’intérieur se convertit en véritable discipline au sein de l’horticulture ornementale, avec de nombreux guides et rubriques dans des revues spécialisées. Ces instructions reflètent des valeurs importantes de l’intimité bourgeoise. En 1866, l’influent botaniste liégeois Édouard Morren insiste pour que l’on traite les plantes comme des membres à part entière de la famille: «Les plantes doivent être soignées comme les enfants de la maison.» La propreté et l’ordre sont essentiels, la nonchalance hors de question.

Avant tout, les plantes d’intérieur se distinguent des autres objets décoratifs par leurs exigences en termes d’empathie, d’amour et de douceur –des sentiments considérés comme typiquement féminins. Les associations d’horticulture, avec leurs nombreuses réunions et expositions, sont une affaire d’hommes par leur caractère public; mais une fois introduites dans la maison, les plantes deviennent du ressort des femmes. Les rôles classiques des sexes se voient ainsi confortés: au même titre que les plantes d’intérieur, les femmes ne sont nulle part ailleurs plus à leur place qu’au foyer, et toutes deux incarnent l’authenticité et le naturel.

À la fin du XIXe siècle, le maintien en vie de plantes individuelles est loin de rester l’unique préoccupation: les recommandations se multiplient sur la manière d’associer la végétation d’intérieur en un ensemble cohérent et harmonieux, une activité dans laquelle l’imagination ne se confine pas à ce que l’on peut observer dans la nature. Les compositions exubérantes et parfois excentriques, mêlant de préférence des espèces exotiques, rivalisent en ingéniosité.

Paradoxalement, les plantes perdent ainsi leur caractère naturel pour prendre un aspect factice. Lorsque, à l’époque «fin de siècle», on reproche au mode de vie bourgeois d’être artificiel, la critique culturelle porte souvent sur le rôle décoratif de la nature dans les maisons. À cet égard, le titre du recueil de poésie symboliste de Maurice Maeterlinck, Les serres chaudes (1889), est révélateur: c’est un règlement de comptes impitoyable avec une société oppressante et rongée par le malaise. L’existence bourgeoise est-elle aussi mortelle pour les plantes que pour les humains?

Accents sociaux

À la fin du XIXe siècle, le malaise est généralisé. Contrairement à quelques décennies plus tôt, il est devenu impossible de nier ou de dissimuler la transformation de la campagne. Beaucoup se méfient de la ville comme d’un environnement pathogène et dangereux qui étouffe tout et tout le monde. L’appel à un ressourcement se fait donc entendre avec force, inspiré par l’opposition séculaire entre ville et nature. Avec une énergie renouvelée, on s’attelle à protéger la campagne contre les influences néfastes, sous l’impulsion du Heimatbewegug. Les premières initiatives en faveur de la préservation de la nature voient alors le jour.

des associations veulent apprendre aux ouvriers à cultiver des plantes et contribuer ainsi à «l’édification des masses populaires»

Mais la ville n’est pas abandonnée à son sort pour autant: beaucoup tentent d’inverser son déclin en rendant le cadre urbain à nouveau plus naturel. À cet effet, une stratégie couramment utilisée consiste à aménager des jardins familiaux, une pratique surtout promue en Belgique par l’organisation catholique Ligue du Coin de Terre et du Foyer (1896). L’idée est d’encourager les ouvriers d’usine à cultiver un lopin de terre après leurs heures de travail, au lieu de passer leur temps libre au bistro. Cela permet en outre de tisser des liens entre travail agricole et activité industrielle, entre tradition et modernité, entre nature et ville.

L’objectif de la Ligue se rapproche de celui des Floralia, qui voient le jour dans les villes néerlandaises au cours des années 1870. Fondées par les classes moyennes, ces associations veulent apprendre aux ouvriers à cultiver des plantes et contribuer ainsi à «l’édification des masses populaires». Chaque année, une exposition montre le résultat de leurs efforts.

Au tournant du XXe siècle, un paternalisme analogue constitue sans doute aussi le principal catalyseur en Belgique de l’évolution du rapport à la nature, tant à la maison qu’en dehors. En inculquant «l’amour des plantes» aux classes ouvrières, on espère juguler la propagation de l’immoralité. C’est pourquoi les horticulteurs et les pouvoirs publics mettent en place un programme incluant des manuels sur la culture de plantes d’intérieur sans prétention dans les logements de taille modeste. Outre le public visé, d’autres changements significatifs se dessinent: l’ornementation excessive qui caractérisait les salons bourgeois devient taboue pour faire place à l’idéal de «la forme la plus naturelle possible». L’esthétique n’est pas non plus l’objectif final; le souci actif de la nature est jugé tout aussi important. En entretenant des plantes, le prolétariat assimile les notions de propreté, d’ordre et d’attachement au foyer.

On peut douter que cette offensive civilisatrice ait vraiment été couronnée de succès. En revanche, il est manifeste que la visibilité des plantes s’accroît au tournant du siècle. Les villes belges tombent alors sous l’emprise du «mouvement horticole». Les autorités locales allouent des budgets parfois considérables pour soutenir des campagnes visant à orner d’un foisonnement de fleurs et de plantes les casernes et les gares, deux types de bâtiments fréquentés par d’importants groupes de population. Mais l’on stimule également l’initiative privée. Un concours organisé en 1893 à Bruxelles marque le début de nombreux prix et encouragements pour les balcons fleuris et les façades ornées de végétaux, dans la capitale et ailleurs. Non sans exagération, les commentateurs comparent certaines rues aux jardins suspendus de Babylone.

La décoration naturelle des façades constitue une étape significative. Après leur adoption dans les foyers au milieu du XIXe siècle, les plantes réinvestissent peu à peu le domaine public, loin de l’ambiance asphyxiante à laquelle on associe souvent les intérieurs. Et une fois encore, les fleurs et les plantes forment une source d’authenticité visant à réduire la distance avec la campagne. Le but ultime n’est pas la décoration passive, mais la moralisation active.

Andreas Stynen

Andreas Stynen

professeur dans le programme d'études sur le patrimoine culturel à la KU Leuven

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