Comment l’autrice roumaine Mira Feticu a fait du néerlandais sa langue
Il faut bien du courage et de l’assiduité pour s’approprier une nouvelle langue et la culture qui s’y associe. Ce corps à corps avec le néerlandais, ce processus à tâtons, où vous avancez petit à petit en apprenant de vos erreurs, c’est ce que décrit Mira Feticu, autrice née en Roumanie, dans son livre intitulé Liefdesverklaring aan de Nederlandse taal (Déclaration d’amour à la langue néerlandaise). Nous en avons fait traduire quelques extraits, estimant qu’ils sont reconnaissables pour tout nouvel arrivant.
p. 10
«Avec le courage du désespoir, comme un naufragé qui s’accroche à une planche, je me suis accrochée à l’écriture et à la nouvelle langue. La tempête de l’émigration, le séisme du changement géographique, la noyade dans l’angoisse des “et quoi maintenant?”, “qu’est-ce que je fais ici?”, “comment continuer?”; tout cela est devenu moins dur, plus doux, à travers la langue et l’écriture. L’écriture comme une négation de la perte. Le texte comme fétiche. Laisser derrière vous les mots dans lesquels vous êtes né, c’est prendre du recul, prendre distance; mais pour moi, il s’agissait de recommencer. Je voulais continuer à me battre, ne pas abandonner. Car lorsque vous renoncez aux mots, vous lâchez tout. Quand la réalité prend vos rêves, seuls les mots sont à même de vous les rendre. Ce livre a été écrit dans une solitude que je n’avais plus connue après mes années d’étudiante. C’est dû partiellement au coronavirus, et partiellement à moi-même. Je ne suis pas née dans cette langue, et je n’avais pas quatre, cinq ou six ans quand je suis arrivée aux Pays-Bas. Je n’appartiens pas à la deuxième génération d’immigrants qui ont atteint la réussite matérielle dans ce pays. Je suis une Européenne de l’Est que l’amour a poussée à venir s’installer aux Pays-Bas et qui a voulu maîtriser le néerlandais. Mon besoin inné de solitude n’a été qu’amplifié par mon obsession de réussir, par le fait que j’ai sauté des étapes, que j’ai refusé d’accepter le destin. Qui croit échapper au destin signe son accomplissement.
Les livres de non-fiction ont parfois une sincérité embarrassante. Il en va de même pour le livre que voici.»
p. 22
«J’ai pris le risque de me jeter à l’eau, comme toujours. J’ai choisi l’insécurité, le sentier de l’individu. Je me perfectionne, je travaille et rêve de la virtuosité d’un violoniste. Mais toute seule, mes chances de survie sont moindres. Je n’appartiens à aucun groupe. L’auto-isolement que je me reproche parfois, c’est là le vrai travail de Sisyphe. Ce n’est ni l’apprentissage ni la production, le fait de travailler dur ou incroyablement dur. Ces deux dernières semaines, je n’ai même pas travaillé dur; toute mon énergie s’est consumée à combattre la solitude, une solitude avec laquelle je me réveille et me couche. Un cri muet dans le silence tel que Munch l’a capté en peinture. Pire par temps de Covid. L’isolement est entièrement de ma faute. Si le pays d’origine et le pays dans lequel vous avez émigré sont deux ensembles qui se croisent, où dois-je me situer alors? Et qu’est-ce qui nous lie aux personnes que nous rencontrons à cette intersection? Est-ce le fait que nous fassions nos provisions chez Albert Heijn? Ou est-ce la langue? Tous les immigrants ne connaissent pas la langue de leur pays d’immigration. Ce n’est donc pas la langue qui nous unit, mais le territoire. La géographie. Le fait que, pendant un confinement, nous soyons obligés de rester sur le territoire du pays d’adoption.»
p. 41
«Je me suis tant de fois entendu dire que je suis douée pour les langues que je n’ai plus la force de protester. Je ne suis pas douée pour les langues. Selon certains, le centre de la faculté langagière se situe derrière les orbites. C’est pareil chez moi comme chez les autres. Je n’apprends pas plus facilement que les autres. Mais j’avais une forte volonté, je voulais une vie ici, une vie dans laquelle la langue néerlandaise coulerait comme coule le Vliet. Lorsque vous vous réveillez aux Pays-Bas, les mots néerlandais constituent la normalité. Je regarde par la fenêtre et je vois un singel et des gens qui promènent leur labrador. Un énorme wilg. Si j’étais à Bucarest et si j’y regardais par la fenêtre, je verrais une église et le tramway. Le singel a été ici un singel
depuis son premier jour. Je peux le voir et me rapprocher au plus près de lui en l’appelant singel et non pas canal ou par un autre vocable, en roumain. Après quinze ans passés ici, tout semble normal, c’est ainsi que cela aurait dû être, le singel est le singel et le wilg est le wilg.»
p. 78
«En émigrant, vous ne pensez pas en premier lieu à la langue que vous avez laissée derrière vous. Notre langue maternelle fait corps avec nous d’une manière tout aussi organique qu’un bras, et vous ne partez pas sans vos bras, n’est-ce pas? C’est un processus, pas une décision instantanée. Il y a de moins en moins de Roumains autour de vous. Et lorsque vous rencontrez des compatriotes, ils ne deviennent pas automatiquement vos amis. Ils ne ressemblent pas à vos amis d’avant. Vous vous rendez compte que la langue n’est pas le principal créateur d’union, du moins pas la langue maternelle. Dans ma première école néerlandaise, Mondriaan, j’avais une grande affection pour une fille originaire du Rwanda parce que je savais ce qu’elle avait vécu. Je préférais parler avec elle plutôt qu’avec d’autres Européens de l’Est ou des Roumains. Nous nous parlions en français, car notre néerlandais en était encore au stade de la langue des signes. Durant un des cours, je lui ai écrit un petit mot en français auquel elle n’a pas répondu. Après le cours, elle m’a expliqué qu’elle ne savait pas écrire en français, qu’elle était seulement en mesure de parler la langue de Molière et de Proust. J’étais bouche bée. C’était la première fois de ma vie que j’entendais une telle chose.
Pour nous en Roumanie, écrire ou parler, c’était absolument pareil. Nous apprenions le français parce que nous étions francophiles, pas parce que nous étions une colonie.
J’ai renoncé au roumain parce que je voulais avoir une vie. Une vie assez indépendante. Je voulais être. Vous ne pouvez pas continuer à parler roumain aux Pays-Bas et avoir le sentiment d’(y) être. Vous ne pouvez pas vivre dans le polder sans parler la langue du polder. Apprendre le français en Roumanie, d’abord au lycée puis à l’université, était un privilège, un luxe. Comme si nous recevions un nouveau manteau ou de nouvelles chaussures. Apprendre le français était un plaisir. Apprendre le néerlandais est un marathon.»
p. 122
«Pourquoi ai-je laissé derrière moi mon échelle de Jacob? Loin de mon village, j’étais invisible jusqu’à ce que j’ouvre la bouche. J’ai trouvé cela drôle, mais en ai également tiré une certaine fierté. Ici, c’est justement la langue qui me rend drôle, mon accent, ma prononciation ou mes erreurs de langue. Et pourtant, c’est ici que je veux être, dans cette langue. Est-ce une forme de masochisme? Le néerlandais est-il un complot contre moi-même? Est-ce que je me sabote en écrivant dans une nouvelle langue? Pourquoi tout recommencer à trente-deux ans? Où ai-je trouvé la force de franchir toutes les étapes? Cela commence par une dépression, un nuage sombre flottant au-dessus de votre tête, parce que vous ne comprenez pas ce que les gens autour de vous disent. Aurez-vous la force de subir cela quelques saisons durant avant de progressivement commencer à découper en morceaux/mots la lasagne verbale? Les démangeaisons cérébrales et l’agitation physique quand vous voulez construire des phrases vous-même. Vous pouvez le faire. Vous vous faites croire que la caissière chez Albert Heijn ne s’est pas rendu compte que vous n’étiez pas d’ici. Que ressentiriez-vous si vous saviez que d’ici trente ans, vous serez toujours perçue comme une étrangère? N’y pensez pas, souvenez-vous qu’il y a des gens qui vous aiment comme vous êtes, avec votre façon de prononcer les mots. La première vraie conversation. “C’est incroyable à quel point vous maîtrisez la langue en profondeur, malgré le fait que vous n’êtes ici que depuis quelques années”, vous a-t-on dit. Peu importe que ce soit votre psychologue qui travaille avec vous sur l’acceptation. “Toutes les décisions que vous avez prises étaient bonnes au moment où vous les avez prises.” Ainsi aussi la décision d’écrire dans une nouvelle langue. Au début, des flots de larmes. Vraiment? Si vous voulez persévérer, vous croyez tout. Même qu’un jour, vous écrirez un néerlandais parfait. Vous suivez le conseil de Flaubert, qui disait qu’écrire, c’est comme se peigner les cheveux: plus on les peigne, plus ils brillent.»
p. 158
«Parfois, quand je n’arrive plus à soulever la montagne, quand tout est tellement trop lourd, un instant, je me dis que je ne le fais pas que pour moi-même, mais pour tous ceux qui viennent après moi. Si vous venez aux Pays-Bas, ne créez pas une bulle d’anglais, mais donnez une chance au néerlandais! Car à son tour, la langue vous donnera toujours des opportunités. Peut-être que certains pensent que je suis une extravertie et que tout est plus facile pour les extravertis. Ce n’est pas le cas. Je n’ai jamais eu le contact facile. Ce n’est que l’apparence telle celle du magicien d’Oz, l’illusionniste. À l’instar de Don Quichotte, qui lui non plus n’avait aucune expérience dans l’art de combattre les moulins à vent ou de jouer les chevaliers, j’ai moi aussi un bouclier: la langue et mon éducation en général. Quatre-vingts pour cent de ce que je sais, je le savais déjà il y a vingt ans en Roumanie. Je suis comme un boa constrictor: j’ai beaucoup avalé là-bas, et ici je peux m’en servir. Dans une autre langue, dans une autre société.»
p. 180
«La langue fait toujours la différence, elle humanise. Il y a un an ou deux, lorsque j’ai couru pour ne pas rater le tram, j’ai fait une chute sur un passage piéton. Je suis tombée sur le ventre. Rien de bien grave, juste quelques égratignures. À ma gauche, j’ai vu des voitures s’arrêter pour me laisser le temps de me relever. Ce qui m’a occupé l’esprit, à ce moment-là, ce n’était pas la douleur que je ressentais aux genoux ou aux coudes, mais un sentiment de malaise par rapport à mon corps étendu sur ce passage piéton. L’inconfort d’avoir son corps allongé là, devant une rangée de voitures. La sensation que je devais aider ce corps à se relever, mais en même temps la sensation que ce n’était pas moi. Ce corps potelé dont les genoux transparaissaient à travers le pantalon déchiré, ce n’était pas moi. Je devais le porter, oui, l’aider à se relever, mais le pire était que personne autour de moi ne disait mot, un mot qui aurait refait de moi un être humain. Un mot qui m’aurait permis de redevenir moi-même, moi dans mon corps. Allongée là, la pensée qui s’imposait dans ma tête, c’était que tout était comme un film muet. Pas un mot, pas un son. J’étais allongée là. À gauche il y avait la file de voitures attendant que mon corps se relève, et à droite je voyais le tramway que j’avais raté faire un léger zigzag en se dirigeant vers l’arrêt suivant. Cela a duré une éternité. Je faisais partie du paysage, un corps entre le tramway et les voitures. Finalement, je me suis relevée et j’ai poussé mon corps jusque chez moi. À la maison aussi, j’étais seule. Silence. Ce sentiment inconfortable m’est longtemps resté. Non seulement parce que je n’arrêtais pas de mesurer la distance entre mon corps et moi-même, là sur ce passage piéton, mais surtout par le fait qu’il manquait l’essentiel: la langue. Dire quelque chose qui vous amène à mieux vous sentir, à être plus qu’un corps inconfortable qui n’avait pas réussi à se tenir debout. Parler. Parler également en cas d’abus, d’agression, de violence. Parler, raconter, confesser, évacuer. Les mots sont. De la misère de la vie, seuls les mots m’ont sauvée.
p. 215
«J’ai commencé à trente-deux ans, comme un enfant qui joue à construire. D’abord des constructions simples faites de bâtonnets et de cailloux. Puis, petit à petit je suis devenue une vraie ouvrière du bâtiment. À mon sens, il n’y a pas de différence entre écrire une chronique en néerlandais et les chroniques que j’écrivais pour la radio à Bucarest. En revanche, lorsqu’il s’agit d’écrire des livres, il y a une différence: je suis devenue meilleure en néerlandais. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, et cela vaut tout autant pour la littérature écrite dans une langue étrangère.
Je me souviens de mon désespoir d’avoir sauté sans parachute, comment je me désespérais de ne jamais pouvoir construire un immeuble raisonnable dans lequel il serait possible de vivre. Certains disent qu’un langage simple et des pensées simples vont ensemble. Mais à mon langage simple s’associaient des pensées très complexes. J’avais dans la tête une architecture compliquée qui surprenait, tout un univers, qui non seulement s’élevait très haut, mais qui était aussi très profond. Profond avant tout, je dirais. Pour cette architecture complexe de mon cortex, je n’avais pas encore de langage. J’étais enceinte d’un enfant qui ne pouvait pas naître alors qu’il ne cessait de grandir, comme dans ce livre de Pascal Bruckner, Le Divin Enfant. (…) N’aurais-je pas dû tirer comme une folle à la charrette de la langue néerlandaise? Si j’avais été plus jeune, oui. Mais la vie est courte. Les étrangers viennent aux Pays-Bas et poursuivent leur vie. Ils apprennent à faire du vélo ou à nager, ils apprennent à “profiter”, comme on dit. Moi, j’ai arrêté de respirer quand je suis arrivée aux Pays-Bas, jusqu’à ce que je puisse formuler des phrases en néerlandais. Je ne sais toujours pas nager, et je viens d’apprendre à faire du vélo pendant le confinement. La langue néerlandaise est pour moi ce que le bois, les pierres ou le ciment sont pour l’ouvrier du bâtiment. Je suis une ouvrière du bâtiment en langue néerlandaise et, de temps en temps, au milieu de mes livres, parfois, une ingénieure. Un jour, je serai une ingénieure accomplie. Peut-être aussi architecte. J’espère que j’aurai l’espace pour continuer à construire et à respirer. Qui croit échapper au destin signe son accomplissement. Mais mes livres sont ma déclaration d’amour à la langue néerlandaise.»