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Comment les animaux ont acquis un statut supérieur

22 août 2023 13 min. temps de lecture Tous animaux

Depuis la nuit des temps, les humains ont été en symbiose avec les animaux. Et si, au cours des dernières décennies, nos sociétés développées se sont éloignées de la nature, c’est paradoxalement au profit d’un rapprochement avec le monde animal. Ce mouvement n’est pas sans conséquences juridiques, politiques et sociales. «Nous devons rapidement nous débarrasser de l’idée que l’homme serait au sommet de la pyramide.»

Aux Pays-Bas et en Flandre, les étables et les porcheries font plus que jamais la une des journaux, le loup est à nouveau le bienvenu dans nos régions et, en cas de divorce, les juges statuent désormais aussi dans l’intérêt du chien. Le Parlement bruxellois, qui n’a pas interdit l’abattage sans étourdissement, a été sous les feux des critiques, aux Pays-Bas, un abattoir traitant cruellement le bétail se voit obligé de fermer ses portes, alors que le bien-être animal est devenu un portefeuille ministériel à part entière dans le gouvernement flamand. Nul besoin d’un dessin: notre société a bel et bien redécouvert l’animal.

Avant, c’était différent. À Olen, dans la giboyeuse Campine anversoise, le vieux braconnier Leon Van Den Brande –la presse en a parlé récemment– dirige toujours un musée privé rempli de pinces, de fers, de collets et de pièges. Les animaux étaient capturés et/ou tués avec ces objets, et maltraités dans tous les cas. Il y a quelques décennies à peine, un loup qui aurait croisé le chemin d’un paysan, d’un berger ou dudit Léon, aurait été impitoyablement abattu.

Et le biologiste et auteur Dirk Draulans de se montrer à ce jour encore étonné qu’en 1972, après des années de lutte, et en partie grâce à ses actions, le piégeage des oiseaux ait été interdit en Belgique. «Parbleu, c’est possible!», s’écrie-t-il, encore envahi par le sentiment de victoire qui les avait submergés, lui et l’association ornithologique Wielewaal, à l’époque. «On dirait que c’était hier, mais ce à quoi un écologiste faisait face lorsqu’il tombait sur des agriculteurs ou des chasseurs! Vous ne pouvez plus l’imaginer aujourd’hui. Cela montre à quel point la préservation des animaux et de la nature est devenue un courant dominant.» Et à quel point, surtout, notre relation avec le monde animal était tendue dans un passé encore récent. «Un renard surpris à voler tous les jours les œufs d’un éleveur de poules? Cet animal devait mourir, car il coûtait de l’argent à l’éleveur», explique Dirk Draulans. «Le renard était son concurrent.»

L’animal-machine

Et pourtant, même si l’homme s’est souvent senti menacé par lui quand les choses se gâtaient, l’animal est souvent considéré comme un simple objet. «Une idée qui remonte aux Lumières, lorsqu’un philosophe comme Descartes considérait l’animal avant tout comme une machine», explique le professeur de droit de l’environnement Hendrik Schoukens (UGent). «Comme la nature dans son ensemble, l’animal était une chose. L’homme en avait à la fois l’usus, le fructus
et l’abusus, l’usage, le fruit et le droit de le détruire. Nos systèmes juridiques continuent à être basés sur cette vision et sont très absolutistes à cet égard –même si, heureusement, le vent tourne.»

Schoukens rappelle que le droit est toujours basé sur le consensus social, et que la société n’accorde un statut juridique qu’à ce qui lui est familier ou proche. «Des millions de poulets et de porcs vivent en Flandre, mais ils ont peu de droits car on les voit à peine. Comme ils sont élevés dans des poulaillers et des porcheries industriels, nous ne les connaissons que comme un morceau de viande dans notre assiette.»

Pour étayer son propos, le juriste gantois remonte un plus loin dans l’histoire, à la fin du Moyen Âge et au début des temps modernes. «À une époque où la raison progresse déjà, des poursuites contre des animaux ont lieu en Europe occidentale, en plus donc des procès en sorcellerie. Il arrive aujourd’hui qu’un chien morde un enfant, mais autrefois, il pouvait arriver que cet enfant soit mordu par un cochon, cet omnivore très présent dans la cour de la ferme et qui vivait près des humains. Si ce cochon avait fait du mal, il était condamné et exécuté.»

Pour être clair, notre nouvelle proximité avec les animaux ne signifie évidemment pas que ces derniers risquent à nouveau le banc des accusés. Par contre, ils sont en bonne voie pour acquérir une position juridique plus solide.

«Vous avez des sujets juridiques et des objets juridiques», explique Janneke Vink, autrice du livre De open samenleving en haar dieren (La société ouverte et ses animaux, Noordboek, 2023) et présidente de l’Association néerlandaise pour le droit animalier, qu’elle a cofondée.

«Les animaux resteront des objets jusqu’à nouvel ordre, même s’il s’agit d’objets de statut intermédiaire. Ils n’ont pas encore la pleine personnalité juridique, mais ils sont déjà plus que des tables ou des chaises.»

Vink, qui a conseillé les législateurs néerlandais et belges sur la politique des droits des animaux, fait référence à l’exemple susmentionné du statut du chien en cas de divorce de ses maîtres. «Nous avions déjà la protection et le bien-être des animaux, mais depuis une dizaine d’années maintenant, nous constatons que l’animal joue aussi sporadiquement un rôle dans les affaires de divorce. Dans ces cas-là, le juge regarde lequel des deux partenaires a les moyens de s’occuper du chien, qui a le temps de le sortir, etc.»

Patronage humain

Alors, dans ce contexte, comment faire pour donner une voix à l’animal, et, par conséquent, parler au nom de l’animal? La juriste Elien Verniers (UGent), qui a remporté le prix vdk bank à l’automne 2022 pour sa thèse de doctorat Towards New Legal Instruments for Animal Welfare (Vers de nouveaux instruments juridiques pour le bien-être animal), confirme que l’animal occupe une «place juridique ambiguë». «Mais l’animal peut néanmoins compter sur une défense au nom de la loi, même si cela se fait de manière détournée. Il y a là un rôle important à jouer pour les groupes d’intérêt collectif comme GAIA ou Dier&Recht. Il est crucial d’inclure la dignité intrinsèque des animaux dans leur défense, à partir des connaissances scientifiques disponibles en biologie, en éthologie et en médecine vétérinaire. De cette façon, nous pouvons accorder aux animaux des droits universels et inaliénables –par exemple le droit fondamental à la vie– mais aussi examiner des besoins spécifiques. Les porcs sont des créatures très sociales, alors que les visons ne le sont pas du tout.»

«Les juges devraient utiliser au maximum l’expertise disponible», insiste Janneke Vink. «Nos gouvernements pourraient mettre en place des centres de connaissances qui fournissent des réponses de pointe aux questions posées par les tribunaux, les fonctionnaires ou les ministres. Cela va de l’importance du mouton dans la crèche de Noël du village à celle du renard dans son biotope.»

Ou, comme l’affirme Dirk Draulans: «Les animaux ont des caractères et des émotions, ils sont plus intelligents et communiquent mieux avec leur environnement qu’on ne l’a longtemps pensé. Ce n’est pas parce que nous avons peu de contrôle sur leur communication qu’il ne faut pas inclure les animaux dans notre façon d’organiser la vie.»

Mais là encore: nous sommes des êtres humains, nous pensons et agissons de manière anthropocentrique. Jusqu’où pouvons-nous nous approcher de l’animal, et comment les défenseurs des animaux vont-ils s’empêcher de devenir des gardiens qui détournent l’intérêt du chien Wouf ou de tel autre loup Akela pour leur cause bien intentionnée, plutôt que de défendre l’animal pour ce qu’il est?

«Vous devez éviter que la personne qui représente l’animal ne tombe dans une sorte de mauvais paternaliste», explique Janneke Vink. «Prenez par exemple les avocats des droits de l’enfant: là aussi, on ne parle de représentation correcte que s’il est évident que l’enfant ne peut pas se représenter lui-même, s’il est clair que le représentant défend l’intérêt de l’enfant et non le sien propre, et si l’abus de pouvoir est exclu.»

Elien Verniers confirme que le risque d’une condescendance de la part de l’humain demeure réel, mais relativise néanmoins: «Il est vraiment possible de séparer le défenseur de la partie prenante et la partie prenante elle-même. Un bon avocat fait la distinction entre lui et son client. Il défend ce dernier pendant la journée alors qu’il se contente de rentrer chez lui le soir. Tout ceci n’est pas très différent pour la défense des animaux.»

Puces et mille-pattes

La protection juridique croissante des animaux et des espèces ne tombe pas du ciel. Elle est le résultat d’un débat qui touche au cœur du politique et du sociétal, et qui nous en dit aussi long sur l’être humain. L’insécurité écologique de notre époque, le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’aversion accrue pour la violence et toute forme de domination: il semble que l’homme ait commencé à nourrir un gigantesque sentiment de culpabilité envers tous les êtres vivants.

«Cela a à voir, entre autres, avec le fait que l’homme moderne se sent souvent mal en société, et projette donc son amour sur les animaux», s’inquiète le biologiste-écrivain Midas Dekkers. «Et il y a Darwin bien sûr, grâce à qui le fossé entre humains et animaux s’est considérablement réduit. Nous avons appris que nous sommes nous-mêmes des animaux. Alors, pour adoucir notre propre animalité, nous avons placé les animaux un peu plus haut.»

Pourtant, les amoureux et les défenseurs des animaux appartiennent, eux aussi, à de nombreuses espèces et sous-espèces. Certains ne recherchent que l’amour et l’affection, tandis que d’autres sont végétaliens et prêts à reconsidérer leur mode de vie au nom de l’animal. Les romantiques de leur côté espèrent trouver le chemin vers un paradis perdu que les animaux connaissent peut-être encore, tandis que les chasseurs pour leur part revendiquent un vrai respect des animaux.

Les amis des animaux ne présentent pas seulement une grande diversité entre eux, un animal non humain doit aussi avoir la chance de tomber dans les faveurs de l’animal humain. «Soit un animal fait partie de notre club et est un autre membre du club», note M. Dekkers, «ou il n’en fait pas partie, cas auquel nous n’avons aucune considération pour lui. Les animaux que nous autorisons dans notre cercle sont des animaux aux caractéristiques humaines. En fait, nous transformons tel chien ou chat en petite personne. Les espèces animales qui n’ont pas ce privilège –disons 990 000 sur un million– nous en faisons des martiens ou des extraterrestres. Et ces animaux peuvent être contents s’ils survivent. On parle des animaux de compagnie, mais sur le petit moustique qu’on vient d’écraser, on garde le silence. Oui, nous en savons beaucoup plus sur les animaux aujourd’hui qu’auparavant, mais cela a-t-il amélioré notre relation avec, disons, le mille-pattes? Je n’en ai pas l’impression. Ou encore, peut-on rédiger des lois au nom des puces? Non, pas plus que les puces ne pourraient le faire pour nous.»

«Nous classifions les animaux en fonction de leur caractère câlin», poursuit Dirk Draulans. «Aux États-Unis, quelqu’un a fondé l’association Equal Rights for Parasites, mais il n’a pas rencontré un très grand succès. Injustement, soit dit en passant, car le réchauffement climatique fait s’effondrer des masses de parasites et de champignons. Les animaux moins “mignons” méritent également notre attention, car ils sont le canari dans la mine de charbon à l’heure de l’effondrement de la biodiversité.»

Câlin ou pas, humaniser les animaux n’est jamais une bonne idée, explique Dekker : «Si nous sentons que le chat nous aime, c’est parce que nous l’avons caressé au point d’en avoir la réelle impression. De nombreux humains aiment leur animal parce qu’ils espèrent qu’il leur renverra de l’amour. C’est comme un ours en peluche: il est aussi mort qu’un caillou, mais si vous le caressez suffisamment, il finira par vous rendre l’amour. Et le chat lui-même? Eh bien, au mieux, il verra son propriétaire comme un chat raté. Parfois le malentendu provoque un déclic et, en effet, les gens et les animaux se retrouvent. En revanche, souvent ça ne colle pas et c’est le carnage.»

Évolution, pas révolution

Bref: entre l’amour de l’animal, le bien-être animal et les droits des animaux, il y a cinquante nuances de gris et pas mal de paradoxes. Cette multitude de profils se reflète aussi dans le paysage politique. Aux Pays-Bas et en Belgique, l’ensemble des partis, de la droite à la gauche et tout ce qui se trouve entre les deux, ont découvert le créneau du sujet animal.

«Mais cela ne signifie certainement pas qu’ils le font tous de la même manière», détaille Janneke Vink. «Par exemple, les partis de droite parlent de la protection des animaux de compagnie et de la mise en place d’une police des animaux. Mais quand il s’agit d’élevage, on les entend à peine. Il y a plus d’équilibre à gauche, mais là aussi les partis politiques sont souvent ambigus. Lorsque les négociations démarrent vraiment, vous voyez les thèmes animaliers être sacrifiés en premier, ou devenir une monnaie d’échange dans les accords entre les uns et les autres.»

«Le processus est plutôt lent», admet Hendrik Schoukens. «La tradition que nous traînons derrière nous est ancienne et établie. Quand je vois que, lors du réaménagement de la vallée de la Vesdre en Wallonie, il y a encore des doutes sur la remise à l’état naturel d’une partie du lit de la rivière, eh bien là, je dois conclure que nous n’avançons qu’à petits pas. Ce n’est pas non plus parce que nous légiférons en faveur de l’animal et que l’élevage de 10 000 porcs sur une petite surface n’est plus d’actualité, que les grands élevages cessent subitement d’exister.»

«En termes de progrès juridique, et dans un contexte dont les contours ont été tracés par l’Union européenne, les Pays-Bas et la Belgique sont sur un pied d’égalité», explique Elien Verniers. «Mais peu importe le peu de différence en termes de contenu, le seuil pour signaler des violations est plus bas aux Pays-Bas. La société civile y est plus forte, ce qui signifie qu’on arrive plus vite à des sanctions actives. En Belgique, par contre, la régionalisation de la politique animale a conduit à une concurrence positive entre la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. Les régions s’encouragent mutuellement à franchir de nouvelles étapes.»

Elien Verniers: «En termes de progrès juridique, et dans un contexte dont les contours ont été tracés par l'Union européenne, les Pays-Bas et la Belgique sont sur un pied d'égalité»

Les Néerlandais et les Belges ont peut-être fait des progrès considérables sur le plan juridique, mais ils ne sont ni l’un ni l’autre des leaders européens en matière de droits des animaux. Contrairement à ce qui est le cas en Suisse ou en Allemagne, nos animaux ne bénéficient pas encore d’une protection constitutionnelle. Schoukens, qui travaille actuellement sur un livre autour des droits des marécages, espère que ce n’est qu’une question de temps. «Nous avons de nombreuses lois qui sont progressivement appliquées de manière plus stricte. Maintenant, il serait logique d’étendre ce travail vers la constitution également. Ce serait une reconnaissance de ce qui existe déjà, du moins en partie, pour certains animaux. Pensez au loup, ou à la protection de l’environnement. Ce ne sera pas une révolution, certes, mais ce sera quand même une évolution. C’est ainsi que nous signalerons que nous admettons la nature dans notre ordre juridique et que nous la protégeons.»

Elien Verniers aussi est en faveur d’une constitutionalisation, «même si nous devons examiner attentivement la manière dont nous le formulons, afin qu’il ait une certaine force exécutoire.»

Janneke Vink, pour sa part, suggère de rendre les animaux «explicites» dans la constitution. «Les défenseurs des animaux soulignent souvent que les droits des animaux et de la nature ne sont pas la même chose. Que la nature bénéficie d’une protection juridique est une bonne chose en principe, mais les droits fondamentaux sont-ils appropriés pour cela? C’est toute la question! L’essor des droits de la nature part de l’idée que ce qui doit être protégé, ce sont les êtres humains : contre le changement climatique, contre la pollution de l’environnement et contre la perte de biodiversité. En ce qui concerne les droits des animaux, il faudrait pouvoir dire noir sur blanc qu’il s’agit de l’animal et de sa véritable représentation.»

Dirk Draulans: «Il faudra rapidement nous débarrasser de l'idée que nous sommes au sommet»

Autrement dit, l’homme reste la mesure de toute chose, surtout lorsqu’il s’agit de ses congénères non humains. Nous sommes souvent une malédiction pour eux, mais parfois, heureusement, aussi une bénédiction, et c’est tout ce à quoi nous devrions aspirer.

«Il faudra rapidement nous débarrasser de l’idée que nous sommes au sommet», conclut Dirk Draulans. «Les droits des animaux ont plus que leur place dans l’expansion croissante du cercle moral», insiste Hendrik Schoukens. «J’espère sincèrement que les droits des animaux seront renforcés pour des raisons morales, et non commerciales», conclut Janneke Vink. «Je serais très déçue si nous ne produisions que de la viande de culture parce que c’est moins cher. Il y a du progrès, oui, mais nous continuons à avoir une relation asymétrique avec les animaux. Il y a trop de distance entre ce que les gens recherchent moralement, et ce qu’ils font réellement. Encore et toujours.»

Lode delputte

Lode Delputte

journaliste indépendant

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