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Comment les cinéastes se perdent dans le regard des insaisissables servantes de Vermeer

Par Karin Wolfs, traduit par Emilie Syssau
24 mars 2023 10 min. temps de lecture Vermeer, encore et encore

Bien des cinéastes se sont inspirés de l’œuvre de Vermeer. Pensons à Girl with a Pearl Earring, cité aux Oscars, à La Dentellière qui a révélé une toute jeune Isabelle Huppert, et même à un légendaire long métrage inachevé de Salvador Dalí. Servantes et autres jeunes filles y font figure de fantasme.

L’œuvre peinte au XVIIe siècle par le maître hollandais Johannes Vermeer est aujourd’hui encore bien vivante, en témoignent les nombreuses formes sous lesquelles on la rencontre au quotidien. De du graffiti parodique Girl with a Pierced Eardrum (La jeune fille au tympan percé) de Banksy, des carreaux bleus de Delft, boîtes à biscuits, aimants pour réfrigérateurs et parapluies imprimés, jusqu’à la laitière souriante qui, dans les publicités d’une laiterie française, prépare de la mousse au chocolat avec du chocolat belge, une crème à la vanille pour toute la famille ou encore un yaourt aux framboises pour un peintre qui ressemble davantage à Van Gogh qu’à Vermeer.

Pour célébrer cette campagne déployée sur plusieurs décennies, l’agence publicitaire à l’origine de ces clips n’a pas hésité à étendre le cadre du chef-d’œuvre intime à l’aide de l’intelligence artificielle afin d’entourer la «spécialiste» d’individus admiratifs, «suspendus et absorbés par le spectacle de la préparation». En quelque sorte la preuve de l’«incroyable potentiel de l’industrie créative», mais, de facto, de fabrication artificielle et hideusement plate: précisément le contraire de l’œuvre unique de Vermeer, peinte en multiples couches.

Ce que ces variantes populaires ambitionnent bien sûr –dans la continuité de l’œuvre originale–, c’est capter le regard du spectateur. L’ironie veut qu’elles recourent pour cela à des formats impressionnants, à des trucs farfelus et à un enjouement romantique exagéré, ou qu’elles accentuent l’admiration souhaitée déjà présente dans l’œuvre même. Tandis que la force des toiles de Vermeer réside justement dans la subtilité, le non-dit, ce qui n’est pas immédiatement saisissable. On trouve heureusement une image plus captivante et plus étoffée chez les cinéastes qui se sont inspirés de ce qu’ils voyaient dans les regards intrigants des insaisissables bonnes de Vermeer.

Sur les cinq longs métrages abordés ici, trois se terminent sur cette image d’une fille qui nous regarde –un moment qui semble durer une éternité. La Jeune Fille à la perle (1665) dans le film du même titre de Paul Webber (2003) cité pour trois Oscars. Portrait d’une jeune fille (1667) dans All the Vermeers in New York (Tous les Vermeer à New York, 1990) de Jon Jost. Et une Isabelle Huppert toute jeune qui vous regarde dans l’esprit de ces portraits dans l’image finale de La Dentellière
(1977) de Claude Goretta. Un quatrième film, intitulé Brush with Fate (Un mystérieux tableau, 2003), avec entre autres Glenn Close et Jan Decleir, portant sur un portrait fictif de Vermeer, se termine sur un emplacement vide dans une maison abandonnée. L’art, c’est renoncer au tableau –tel est le plaidoyer de ce film– sinon, on est envoûté, ensorcelé. Ce pourrait d’ailleurs être la raison pour laquelle le cinquième film, L’Aventure prodigieuse de la Dentellière et du rhinocéros, imaginé à la fin des années 1950 par Salvador Dali et le photographe/cinéaste Robert Descharmes, n’a jamais été terminé.

Maître et servante

Ces films ont tous pour thème récurrent l’amour impossible. Tout d’abord celui entre un maître et sa servante, comme dans Girl with a Pearl Earring, l’histoire d’amour fictive entre Vermeer (Colin Firth), catholique et marié, et sa servante protestante Griet (Scarlett Johansson, alors toute jeune). «La bonne et son maître, c’est un air que tout le monde connaît», commente avec condescendance Van Ruijven, le mécène de Vermeer, lorsqu’il flaire la tension entre les deux personnages –un cliché. Lui-même voit dans la servante «un beau fruit mûr qu’il ne reste plus qu’à cueillir» et il passe commande à Vermeer du portrait de Griet. Le manipulateur jubile d’avoir ainsi enfermé le loup dans la bergerie. Vermeer devra veiller à peindre le portrait à l’insu de sa femme jalouse.

En acceptant cette commande, Vermeer essaie de garder Griet loin des mains baladeuses de Van Ruijven. Dans le même temps, le peintre noue avec la jeune femme un lien spirituel chargé d’érotisme, sans que rien ne soit consommé. Griet comprend la magie du travail de Vermeer, qui lui apprend à voir que les nuages ne sont pas blancs, et l’autorise à mélanger ses couleurs. Elle-même a de l’influence sur l’un de ses chefs-d’œuvre, lorsque, à l’encontre de toutes les règles, elle déplace une chaise initialement présente dans la composition de Femme à l’aiguière. Mais la tension sexuelle est entretemps portée à son comble. Lorsque Vermeer montre à Griet comment fonctionne une camera obscura, il plonge avec elle sous le drap qui recouvre la grosse boîte. Lui, le maître, donne des ordres brefs à la servante obligeante : «Restez.» «Enlevez votre coiffe.» Étant donné l’excitation visible de la jeune fille, la scène tient un peu du masochisme.

Lorsqu’elle refuse d’enlever sa coiffe en sa présence, il l’épie avec convoitise, à distance, d’un regard pénétrant, dissimulé derrière des panneaux, ce que l’on retrouve dans les compositions de son œuvre, tandis qu’elle met un turban dans la pièce voisine. Et les ordres reprennent: «Ouvrez la bouche. Humectez vos lèvres. Encore. Encore.» Lorsqu’il surgit ensuite avec les boucles d’oreille de sa femme, dont la forme rappelle des testicules, et lui perce l’oreille, nous sommes témoins d’une défloration symbolique confinant à un porno chaste, ce qui a fait couler beaucoup d’encre. La façon dont le regard de Vermeer s’est emparé de la jeune fille apparaît lorsqu’elle remarque, effrayée, en regardant son portrait: «Vous avez lu en moi!» Un peu plus tard, la réaction de la femme de Vermeer, qui qualifie la toile d’obscène et chasse Griet, tient autant à l’attitude de la jeune fille, bouche ouverte, ce qui était jugé scandaleux à cette époque, qu’à cette intimité ouvertement exhibée.

le pouvoir d'attraction infinie des portraits du peintre résidait dans le champ de tension entre chasteté virginale et lourde intimité

Le fait que le pouvoir d’attraction infinie des portraits du peintre résidait dans le champ de tension entre chasteté virginale et lourde intimité n’échappa pas à Salvador Dalí, qui considérait Vermeer comme l’un de ses peintres favoris. Il intégra ainsi, sous la forme d’illustration d’un livre, La Dentellière, un tableau conservé au Louvre, à son légendaire court-métrage surréaliste Un chien andalou (1929) dans lequel un homme habillé en domestique du XVIIe siècle pédale en se dandinant sur son vélo.

Puis, au milieu des années 1950, Dalí réalisa deux copies de La Dentellière, d’abord de manière naturaliste dans son style (Copie classique de «La Dentellière») puis une version surréaliste (Étude paranoïaque-critique de «La Dentellière» de Vermeer) – la servante y est éclatée en plusieurs formes cylindriques qui font allusion à la corne d’un rhinocéros. Dalí était alors dans sa célèbre période rhinocéros: c’est entre (bien d’)autres l’ambiguïté de la corne qui le fascinait et lui faisait penser à la force compositionnelle de La Dentellière: un phallus qui au Moyen Âge symbolisait la chasteté.

Il s’attela à un long métrage surréaliste resté inachevé autour du tableau de Vermeer, intitulé L’Aventure prodigieuse de la Dentellière et du rhinocéros (prises de vue entre 1954 et 1962), dans lequel il a accroché un agrandissement de la toile de Vermeer dans l’enclos du rhinocéros François au zoo de Vincennes, en espérant que l’animal se jette sur la toile. Comme François s’ébrouait mais ne bronchait pas, Dalí décida de percer lui-même la peinture en s’élançant avec à la main la défense d’un narval aux allures de lance. Quiconque touche la vierge la détruit –tel est le message.

L'argent et l'art

Lorsque, à la fin de Girl with a Pearl Earring, Van Ruijven se retrouve seul devant le portrait de Griet, on dirait un homme frustré: il a certes pu acheter son portrait, mais posséder la toile lui fait douloureusement comprendre que la belle jeune fille, elle, ne lui appartient pas. Là encore se joue un amour impossible: celui entre art et argent. Tel est le sujet du film à petit budget improvisé par le cinéaste underground new-yorkais Jon Jost, All the Vermeers in New York (1990), entrelardé de musique de jazz. Un trader américain et une jeune actrice française s’y rencontrent devant Portrait d’une jeune femme au Metropolitan Museum of Art de New York (MOMA), propriétaire de plusieurs Vermeer grâce à des hommes d’affaires et industriels américains fortunés qui les ont fait venir d’Europe. Mark s’éprend d’Anna parce qu’elle lui fait penser aux insaisissables servantes de Vermeer. Mais, en projetant sur elle son idéal, il ne la voit pas telle qu’elle est. Au musée, il oublie le temps, il se sent même un instant libéré du stress quotidien de la salle des marchés, de son existence creuse focalisée sur le placement d’argent.

Il apparaît très vite que les deux jeunes gens ne vont pas ensemble. Montés sur le toit d’une des tours du World Trade Center, ils ont des réactions différentes: Anna apprécie la vue dégagée sur Manhattan, tandis que Mark assimile à des fourmis les gens qu’il voit dans la ville à ses pieds, se sent minuscule, comme mort. Jost filme sans discontinuer Anna de dos, comme si Mark espérait sans cesse qu’elle tourne la tête vers lui, comme dans un tableau de Vermeer, mais n’était pas en mesure de voir en elle.

Remarquant sa gêne quand il lui demande d’emménager chez lui, il insiste pour en connaître la raison; elle lui avoue qu’elle n’a pas les moyens de payer le loyer élevé de l’appartement new yorkais qu’elle partage avec d’autres étudiantes en art. Lorsqu’il lui donne ensuite, avec insouciance, l’argent nécessaire –lui debout, elle assise–, le rapport de pouvoir entre eux s’impose. Il affiche un air satisfait, elle se sent humiliée. Le lendemain, elle décide de quitter la ville et de retourner à Paris chez son ami français.

L'incarnation d'un idéal abstrait

Le film d’art et essai européen La Dentellière
(1977), du réalisateur suisse Claude Coretta, est, si possible, encore plus dépouillé, et traite encore une fois d’un amour impossible, dû à la différence de classe et aux schémas de comportement entre homme et femme, dictés par les rôles sociaux. Ce film a révélé Isabelle Huppert, alors âgée de vingt et un ans. Elle y joue Pomme, une coiffeuse parisienne introvertie, élevée par sa mère célibataire qui travaille dans une épicerie.

Lors de vacances à la mer, Pomme rencontre François, un étudiant en lettres, rejeton d’une famille aisée. Il la dépucèle, mais quand elle s’installe chez lui, il se désintéresse d’elle; elle se montre serviable, sous son meilleur jour, comme on le lui a appris, en tant que réceptacle de l’amour du jeune homme. Lui méprise sa passivité – elle n’évolue pas, contrairement à ses amis intellectuels, et ne montre aucune personnalité, intérêt ou volonté propres autres que son désir de le contenter.

Elle est l’incarnation d’un idéal abstrait, celui d’être aimé par un homme qui la voit telle qu’elle est, mais elle reste une toile vierge, objet de son désir. Lorsqu’il la quitte, elle semble ne plus exister et disparaît dans une institution psychiatrique. À l’instar des jeunes filles de Vermeer, elle n’existe que dans l’œil émerveillé du spectateur: elle est anonyme, sans identité ni histoire propres. Les réalisateurs s’engouffrent dans cette brèche, mais paraissent aussi percevoir qu’ils en sortent toujours et encore les mains vides: les servantes ne sont rien de plus qu’un fantasme. À cet égard aussi, elles restent insaisissables. Il n’y a pas de happy ends.

Un emplacement vide dans une maison abandonnée

«Le monde attend-il un énième tableau d’une femme seule dans une pièce?», demande Vermeer en soupirant à un boulanger à qui il doit de l’argent dans le téléfilm américain quelque peu mélodramatique Brush with Fate
(2003). Sortie de la bouche du maître, la formule semble ridicule. Dans ce récit à tiroirs, Glenn Close joue une professeure d’histoire célibataire propriétaire d’un Vermeer fictif inconnu: le portrait d’une jeune fille en bleu jacinthe. Dans une succession de brèves narrations, on découvre comment les différents propriétaires de ce tableau (parmi lesquels le Flamand Jan Decleir, qui joue un marchand marin du XIXe siècle) s’en sont détachés, de leur plein gré. Ceux qui n’y parviennent pas, à l’instar de l’actuelle propriétaire, incarnée par Glenn Close, restent bloqués dans le passé, obsédés, ensorcelés. Ici, pas de regard envoûtant d’une jeune fille pour point d’orgue, mais un emplacement vide dans une maison abandonnée: la propriétaire a mis la clé sous la porte en emportant le tableau car elle ne peut y renoncer: elle ne vit que pour lui, il la consume.

Peut-être y a-t-il là une mission pour ceux qui iront maintenant voir les bonnes de Vermeer au Rijksmuseum (ou plus tard ailleurs): observer comment elles captent le regard du spectateur dans un moment qui semble durer une éternité. Mais que tout l’art est d’accepter que ce regard, ce moment, soit insaisissable: une projection. Et que nous ne saurons jamais qui étaient réellement cette dentellière, cette laitière, cette jeune femme à l’aiguière, cette jeune fille à la perle, cette jeune fille lisant à la fenêtre. Qu’elles n’appartiennent à personne et qu’elles prennent tout au plus temporairement vie dans notre propre imagination.

Portret Karin Wolfs

Karin Wolfs

critique de cinéma

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