Comment les philosophes grecs ont permis à la bédéiste Barbara Stok de tracer sa propre voie
Les bandes dessinées autobiographiques constituent sa marque de fabrique, mais même dans son livre consacré à la philosophe classique Hipparchia, Barbara Stok aborde un thème qui résonne dans ses autres œuvres: la nécessité d’une vie sobre et consciente. Voici un petit aperçu d’une œuvre conséquente.
© Lin Woldendorp
Si l’on jette un œil aux premières bandes dessinées de Barbara Stok (Groningue, °1970), il est difficile d’imaginer qu’elle se lancera un jour dans des romans graphiques consacrés à la philosophie. En 1996, elle commence à illustrer des BD parfaitement ancrées dans la culture de la jeunesse de l’époque. Elle autopublie Barbaraal, un comic à l’américaine, sorte de magazine contenant de courtes anecdotes personnelles sous forme de BD. Elle accompagne celles-ci de publicités, de singles exclusifs de groupes qu’elle admire, d’autocollants ainsi que d’une rubrique «courriers des lecteurs». Cette dernière fait partie de l’exercice «comics», mais Stok va beaucoup plus loin que de laisser aux lecteurs la possibilité de s’exprimer. Elle fait traduire la deuxième partie de Barbaraal en anglais et l’envoie à ses héros à l’international. En découlent des lettres rédigées par des légendes underground telles que Robert Crumb ou encore Julie Doucet. Son homologue autobiographe canadien Joe Matt lui écrit lui aussi: «Votre style de vie me donne des frissons. Bars, groupes, alcool, appartements désordonnés, en bref, tout ce que je hais.»
© Barbara Stok
Si l’on en croit les bandes dessinées, la vie de Stok, alors dans la vingtaine, se résume en grande partie à une série de béguins éphémères, aux soirées dans le club groningois Vera ainsi qu’à une succession de groupes dans lesquels elle jouait de la batterie. Dans ses récits, elle raconte les moments drôles ou mémorables de son quotidien, afin de créer un lien avec des lecteurs et lectrices partageant le même état d’esprit. Elle se confie sur ses embarrassantes virées nocturnes après un verre de trop, prodigue des conseils ironiques sur comment sortir seul·e dans un bar ou comment se comporter à des concerts de rock.
Instagram avant la lettre
À cette période, son récit le plus controversé est sans aucun doute la quête de son premier orgasme. L’ouverture d’esprit dont elle fait preuve en mettant la sexualité féminine au cœur de ses BD est sans précédent dans la bande dessinée néerlandaise de l’époque. Rétrospectivement, c’est l’approche directe de Stok qui frappe le plus, sa variante sans gêne de l’adage néerlandais «doe maar gewoon, dat is al gek genoeg» que l’on pourrait traduire dans le contexte par: «Pas besoin d’extravagance».
© Barbara Stok
Sur le plan graphique, Barbaraal est composée de dessins en noir et blanc délimités par des cadres noirs assez épais. À l’instar de la construction de l’histoire, les compétences de dessinatrice de Stok ne cessent de s’améliorer au fil des numéros. La série s’inscrit parfaitement dans l’esthétique internationale du petit éditeur indépendant et de la culture alternative (grunge) des années 1990, une touche néerlandaise en plus. L’auteur de la lettre citée Joe Matt apprécie peut-être davantage la mise en œuvre aux sujets, mais ce sont la spontanéité et la transparence des BD de Stok qui conquièrent le public. Le premier tirage de Barbaraal 3 se chiffre à plus de mille exemplaires. Ce volet rencontre un succès considérable pour ce type de BD, en particulier pour un ouvrage autoédité.
Vingt-cinq ans plus tard, quel succès une BD aussi transparente sur la culture de la jeunesse ne pourrait-elle pas remporter sur les réseaux sociaux? En réalité, Barbaraal a tout de la bande dessinée Instagram idéale, en partie parce qu’elle met l’accent sur l’identification et l’authenticité.
Une main tendue
Après la parution du troisième volet de Barbaraal, Stok trouve refuge chez Nijgh & Van Ditmar, qui continue de publier fidèlement son travail depuis lors, en tant que seule bédéiste qui figure régulièrement de leur catalogue. Ils rassemblent ainsi les trois premiers tomes de Barbaraal sous forme de roman sous le titre Barbaraal tot op het bot (Barbaraal jusqu’à l’os) et publient un quatrième et dernier volume intitulé Sex, drugs & strips (Sexe, drogue et bande dessinée).
En 2003, Je geld of je leven (L’argent ou la vie), le premier roman graphique de Stok paraît. Dans un noir et blanc toujours plus sobre et équilibré, elle reprend un épisode de sa vie professionnelle, avant sa reconversion en bédéiste. Pendant un certain temps, elle a travaillé en tant que photographe pour un journal régional, mais la charge de travail toujours plus lourde l’a contrainte à demander un temps partiel. Après que la durée de la période d’essai a été réduite et qu’elle s’est vue obliger de travailler à nouveau à temps plein, elle a fini par démissionner tant elle était malheureuse. L’argent ne pouvant compenser la perte de temps et d’énergie, elle s’est alors détachée des attentes sociales.
c'est le regard lucide que porte Stok sur le quotidien qui rend son travail remarquable aux yeux de nombreux lecteurs
Comme bon nombre de bandes dessinées qu’elle a écrites à ses débuts, l’histoire en elle-même ne contient rien de véritablement spectaculaire. Mais c’est précisément le regard lucide que porte Stok sur le quotidien qui rend son travail remarquable aux yeux de nombreux lecteurs. Pour la première fois, elle thématise de manière explicite son besoin d’une interprétation alternative et consciente de la vie dans ses œuvres. Je geld of je leven apporte donc une réponse provisoire à la question du sens de la vie, qui dans les BD précédentes était principalement un élément sous-jacent. À l’instar des différents volumes de Barbaraal, l’ouvrage s’apparente à une main tendue vers le lecteur qui se reconnaît dans les réflexions de l’autrice.
À mesure que Stok jouit de davantage de stabilité dans sa vie privée, les sujets de ses courtes bandes dessinées évoluent eux aussi. Sur demande d’un journal, elle réunit en un recueil Barbara weet het beter (Barbara en sait plus, 2006), un ensemble de conseils de vie souvent ironiques, dans la même veine que les premiers Barbaraal. Dans le recueil Nu we hier toch zijn (Maintenant qu’on y est, 2005), le passage à une nouvelle vie devient tangible. Les sorties dans les bars devenues parfois ennuyeuses, les doutes qu’elle exprime face aux offres d’emploi et à son choix de devenir bédéiste à plein temps démontrent que la qualité d’autrice de Stok constitue également une source de stress. Le sexe avec son partenaire Ricky, avec qui elle forme le groupe De Straaljagers, lui confirme que la vie est belle et apporte une touche comique au livre.
Vers la fin de la décennie, le ton devient nettement moins insouciant. Le rock et le sexe apportent toujours de la légèreté, mais dans Op tour naar Spanje en andere verhalen (En tournée en Espagne et autres histoires, 2007) et Dan maak je maar zin (Crée-toi du sens, 2009), Stok doit endurer de durs revers. Ricky et elle doivent se résoudre à accepter que, malgré des tentatives désespérées, ils ne peuvent pas avoir d’enfants et le frère de Ricky meurt soudainement à la même période.
Comme elle le fait avec bon nombre d’événements inspirés de sa vie, Stok retranscrit ceux-ci sous forme de bandes dessinées narratives. Mais comme les hauts et les bas de chaque vie sont différents, contrairement à ses premiers ouvrages, on ne s’identifie plus aussi facilement à son histoire. Le lecteur découvre le couple en voyage au Japon, en tournée en Espagne, faire face à ce décès ainsi qu’à leur désir inassouvi d’avoir des enfants. À travers les rebondissements imprévisibles de la vie, les histoires de Stok deviennent de plus en plus des nouvelles d’une ancienne copine à laquelle on tient toujours. Elle n’incarne plus autant la vie et les opinions d’une sous-culture ou d’une génération entière qu’à ses débuts. Même si Stok façonne toujours les malheurs de sa vie comme elle le fait avec des événements plus légers, l’impact de ces difficultés sur ses BD annonce déjà une transition dans sa carrière.
Cyniques et stoïques
Les premières bandes dessinées dénotaient déjà de temps à autre l’intérêt de Stok pour le sens. Cela se manifeste au détour d’une conversation avec les producteurs d’une chaîne télé religieuse ou dans la curiosité qu’elle porte au bouddhisme et à la méditation. Depuis Dan maak je maar zin, elle étudie ce que pourraient apporter à sa vie les philosophes classiques, en particulier les cyniques et les stoïciens. De cette réflexion est né Over de levensgenieter die haar angst voor de dood wil verdrijven (À propos de la bonne vivante qui souhaite surmonter sa peur de la mort, 2010), son changement de cap le plus radical depuis son passage de l’autopublication à la maison d’édition Nijgh & Van Ditmar.
© Barbara Stok
Over de levensgenieter, entièrement imprimée en couleurs, possède une couverture rigide et adopte le format paysage, comme un album jeunesse. C’est dans cette BD qu’elle met pour la première fois l’emphase sur le style graphique. Jusqu’alors, elle s’était toujours servi de sa simplicité comme d’un instrument pour entraîner les non bédéphiles dans ses histoires. Ici, les lignes de Stok sont moins lisses, parfois inachevées. Elle alterne scènes graphiques, fragments de journaux intimes et citations de philosophes célèbres, censés l’aider à surmonter sa propre peur de la mort.
Même si Over de levensgenieter est une expérience inégale, la coloration, les fragments de texte et la philosophie resteront présents dans ses autres livres.
© Barbara Stok
Un peu au hasard, son travail explorera aussi soudain d’autres horizons de contenu que celui de sa propre vie. Dans le cadre d’un projet plus vaste visant à donner plus de visibilité aux bandes dessinées néerlandaises, Stok s’est lancée dans une biographie de Vincent van Gogh. Vincent (2012, version française 2015) se révèle être la première œuvre dans laquelle elle ne campe pas elle-même le rôle de personnage principal. Cet ouvrage de Stok se distingue des nombreuses biographies d’artistes sous forme de BD parues à la même période. Ses homologues biographes optent souvent pour des clins d’œil visuels à des tableaux connus et manquent de perspective claire, comme s’ils essayaient de dépouiller une page Wikipédia. Le Vincent de Stok relève, lui, davantage d’une tentative pour mieux comprendre l’homme que d’une véritable biographie du peintre. Lors d’interviews, elle confie n’avoir autrefois ressenti que peu d’affinités pour ses tableaux. C’est la correspondance qu’entretenaient Vincent et son frère Théo qui a vraiment piqué son intérêt. Son attitude face à la vie, sa relation à l’art et au monde qui l’entoure l’ont touchée.
Bien sûr, elle rappelle les événements légendaires d’Arles et relate la naissance d’illustres tableaux, mais la mise en lumière des lettres fait de cette œuvre commandée par le musée Van Gogh une BD unique. Vincent signe la percée internationale de Stok. L’ouvrage est traduit dans le monde entier et, pendant des années, l’autrice se rend dans des festivals de bandes dessinées et des événements littéraires à l’étranger pour le promouvoir.
© Barbara Stok
Les biographies d’artistes et les ouvrages commandés par des musées deviennent de nouvelles cordes à l’arc de Stok. Le petit livre à couverture rigide De omslag. HN Werkman wordt kunstenaar (Le basculement. HN Werkman devient artiste, 2015) a été conçu sur demande du musée Groninger et retrace la reconversion de l’imprimeur de Groningue H.N. Werkman en graphiste après la faillite de son entreprise au début du XXe siècle, comme un écho au choix qu’elle a elle-même effectué dans Je geld of je leven.
Les biographies de commande n’empêchent pas Stok de continuer à créer des bandes dessinées inspirées de sa propre vie. Toch een geluk (Une chance quand même, 2016) fait le bilan après Vincent. Le lecteur peut suivre non seulement le processus de travail de Stok sur ce livre à succès, mais également découvrir entre autres quelques clins d’œil à des scènes tirées de Vincent. Par ailleurs, la renommée internationale de Stok lui met une certaine pression, qui la pousse à prendre du recul et à se réfugier dans la paix d’Épicure, la nature, la voile, avec son partenaire Ricky et leur chien.
Modèle historique
© Barbara Stok
Son intérêt constant pour la philosophie et son expérience des biographies l’ont amenée presque tout naturellement vers l’étape suivante de son œuvre: La Philosophe, le Chien et le Mariage (2021, version française 2022), biographie de l’une des plus anciennes femmes philosophes connues de l’Antiquité, Hipparchia de Maronée. Cette fois, il ne s’agit pas d’une bande dessinée de commande, mais bien du portrait d’un personnage qui fascine Stok. Hipparchia appartenait aux cyniques, précurseurs des stoïciens. Issue d’une riche famille de marchands ayant vécu au quatrième siècle avant J.-C., elle a tourné le dos à sa vie de luxe pour épouser le philosophe loqueteux Cratès de Thèbes.
Stok voit en Hipparchia un modèle historique de femme qui a ignoré les attentes sociales de l’époque pour se lancer à la recherche de son propre bonheur. Sa version de l’histoire d’Hipparchia, qu’elle comble à partir des quelques données disponibles, présente une femme remettant en question les évidences d’alors, préférant une vie de mendicité aux soucis matériels de la richesse.
© Barbara Stok
Il n’est pas difficile de comprendre la raison pour laquelle la vie d’Hipparchia a inspiré Stok. Toutefois, les parallèles peuvent se transformer en pièges. La solide documentation sur laquelle l’autrice a appuyé son travail ne l’empêche pas nécessairement de porter un regard trop contemporain sur la vie d’Hipparchia. Une lecture très XXIe siècle du passé nous guette, par exemple lorsqu’il s’agit des droits des femmes ou des animaux. L’histoire, les illustrations et les couleurs semblent par moments trop simplistes, cependant on peut considérer La Philosophe, le Chien et le Mariage comme le projet le plus ambitieux de Stok à ce jour, l’aboutissement d’un processus qui a débuté avec les comptes rendus de ses soirées arrosées au Vera de Groningue.
Au cours de son quart de siècle de carrière, elle a construit un ensemble cohérent d’œuvres qui concorde avec le développement de sa personnalité. À l’instar d’Hipparchia, Barbara Stok a choisi de tracer sa propre voie, hors des sentiers battus.