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histoire

Comment une petite île néerlandaise présida à la naissance des États-Unis

Par Willem de Bruin, traduit par Pierre Lambert
18 septembre 2019 7 min. temps de lecture

Saint-Eustache est aujourd’hui l’île la moins connue des Antilles néerlandaises. Pourtant, elle a joué un rôle crucial dans la guerre d’indépendance des États-Unis. Lorsque ce conflit éclate en 1775, les marchands insulaires fournissent des armes aux colons américains, apportant ainsi une contribution importante à leur victoire finale. Qui plus est, le gouverneur de Saint-Eustache fait tirer un salut au canon en l’honneur d’un navire de guerre rebelle, un geste que les Américains interprètent comme la première reconnaissance de leur indépendance. Dans De Gouden Rots (Le Rocher d’or), Willem de Bruin retrace la destinée de cette petite île insignifiante qui s’est vu assigner un rôle clé dans l’histoire du monde.

Saint-Eustache: sur la carte, l’île se réduit à un point dans la mer des Caraïbes, à environ trente-cinq kilomètres au sud de la populaire île de Saint-Martin, de taille plus imposante. Seule l’île de Saba toute proche est encore plus petite. Si Saint-Martin est une destination de vacances très prisée depuis des décennies, la pittoresque Saba compense quant à elle l’absence de plages par une végétation tropicale luxuriante.

À l’ombre de ces deux îles néerlandaises, Saint-Eustache mène une existence quelque peu effacée.

Sa végétation clairsemée et l’absence de plages de sable doré font de ce recoin du Royaume des Pays-Bas un endroit peu accueillant de prime abord. Pourtant, cette île appauvrie peut s’enorgueillir d’une histoire fascinante. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Saint-Eustache était connue sous le nom de Golden Rock, le Rocher d’or. Jadis l’île la plus prospère de l’hémisphère ouest, elle était une plaque tournante cosmopolite où prospérait le commerce – légal ou illégal – de produits venus du monde entier. Saint-Eustache devait ce rôle à sa situation favorable et à son statut de port franc neutre, à une époque où les conflits étaient fréquents entre les puissances coloniales.

S’il n’est pas difficile de découvrir des traces de ce riche passé, celles-ci passent toutefois inaperçues à l’œil du visiteur non averti. C’est notamment le cas des ruines qui bordent l’Oranjebaai, le port naturel de l’île.

Elles se réduisent bien souvent à un seul mur effrité qui s’enfonce dans l’eau depuis la rive. Parfois, les contours de l’ancien édifice sont encore apparents. Au milieu de la baie, on aperçoit les vestiges d’une jetée pratiquement engloutie par la mer. De l’autre côté de la route qui longe l’océan, on devine encore, à moitié dissimulés par les arbres et la végétation exubérante, les restants d’autres constructions disparues il y a belle lurette.

À peine une douzaine de bâtiments se dressent encore sur le pourtour de la baie longue de deux kilomètres. La plupart sont des hôtels et des restaurants destinés aux touristes peu nombreux qui débarquent sur l’île pour s’adonner à la plongée sous-marine, avides d’explorer l’une des quelque deux cents épaves qui entourent Saint-Eustache. Tout cela justifie à peine le nom de Benedenstad (ville basse) ou Lower Town, pour reprendre le terme utilisé par la population anglophone, donné à l’étroite bande côtière. Rares sont les visiteurs qui entreprennent l’ascension de la falaise de plus de quarante mètres de haut qui se dresse directement derrière le quartier bâti, formant une barrière naturelle entre la ville basse et la Bovenstad (ville haute) ou Upper Town, non visible de cet endroit. Un sentier creusé à même la paroi rocheuse évite aux piétons le détour imposé aux automobilistes qui veulent rejoindre le sommet. Le sentier débouche sur le haut de la falaise à une centaine de mètres du pittoresque Fort Oranje, perché au-dessus du vide.

Depuis 1636, il symbolise le pouvoir néerlandais à Saint-Eustache. Autour de la forteresse s’est formée une petite agglomération qui, contrairement à la ville basse, a été en grande partie conservée. Ici, l’urbanisation est dominée par des maisons en bois datant souvent du XVIIIe siècle. En faisant abstraction des voitures, on pourrait se croire à l’époque de la Compagnie des Indes occidentales en flânant autour du fort.

Au cours du XVIIIe
siècle, la population descendit s’installer au pied la falaise, où se forma la ville basse qui, à son apogée, comprenait des centaines d’entrepôts, boutiques, auberges, tavernes et bordels. Les entrepôts regorgeaient de produits tropicaux cultivés dans les îles circonvoisines – café, cacao, sucre, riz – mais aussi de tabac et de bois en provenance d’Amérique du Nord et de produits de luxe européens. Dans la baie, des dizaines de navires du monde entier mouillaient presque en toute saison, attendant le moment de décharger leur cargaison ou d’en prendre une nouvelle à bord.

Alors que l’Angleterre et la France s’employaient à garder la mainmise sur le commerce avec leurs colonies, tout navire était le bienvenu à Saint-Eustache. Les commerçants pouvaient souvent y vendre leurs marchandises à des prix plus élevés qu’ailleurs, ce qui poussait les marchands anglais et français à mettre le cap sur l’île néerlandaise en dépit du monopole. Dès lors, la contrebande prit au moins autant d’ampleur que le commerce légal.

Les possibilités de gains rapides offertes par Saint-Eustache incitent à prendre des risques toujours plus grands, qui finiront par causer la perte de l’île. En 1775 éclate en Amérique du Nord une rébellion des colons britanniques contre le gouvernement de Londres. C’est le début de la guerre d’indépendance des États-Unis. La Grande-Bretagne souhaite à tout prix empêcher l’armée rebelle menée par George Washington de recevoir des armes et des munitions. La France et les Provinces-Unies sont en revanche tout à fait disposées à en fournir. L’approvisionnement direct à partir de l’Europe devenant bien vite trop dangereux, on imagine d’envoyer d’abord des navires chargés de poudre à canon, souvent dissimulée dans des tonneaux de riz ou de sucre, à Saint-Eustache, où la cargaison est ensuite transbordée dans des bateaux américains. Cette contrebande à peine dissimulée suscite l’indignation des Britanniques. Après tout, sur le papier, les Provinces-Unies restent un allié de l’Angleterre. L’ignorance des faits affichée par La Haye prend un tour de plus en plus invraisemblable.

La suspicion que les Provinces-Unies jouent un double jeu se voit confirmée le 16 novembre 1776, date à laquelle un navire de guerre américain, le Andrew Doria, jette l’ancre pour la première fois dans la baie de Saint-Eustache et est accueilli par des salves tirées depuis Fort Oranje. Le nouveau drapeau des États-Unis est hissé au grand mât.

Quelques mois auparavant, les insurgés ont proclamé l’indépendance, mais le nouvel État n’a encore été reconnu par aucun pays étranger. Ce tir au canon entrera donc dans l’histoire américaine comme le «premier salut», la première reconnaissance publique de l’indépendance du pays par une puissance européenne. Aux yeux du gouvernement britannique, il s’agit là d’une provocation sans précédent et d’un signe de plus de la fourberie de la République. Après des années de tensions croissantes, la bombe explose à la fin de 1780, quand la Grande-Bretagne déclare la guerre aux Provinces-Unies. La première cible est toute trouvée: Saint-Eustache.

«La richesse de cette île dépasse l’imagination», écrit l’amiral britannique George Rodney à sa femme après la prise de Saint-Eustache, le 3 février 1781. Totalement pris au dépourvu, le gouverneur néerlandais de l’île pratiquement sans défense n’a eu d’autre choix que de capituler sans condition.

Hautement considéré comme commandant de flotte, Rodney souffrait en revanche d’une réputation douteuse sur le plan personnel. Ses importantes dettes de jeu étaient un fait notoire. À l’époque, un commandant de flotte pouvait prétendre à une part substantielle du butin de guerre.

Pour Rodney, l’ordre de prendre l’île de Saint-Eustache tombait donc à point nommé, lui donnant l’occasion de rembourser d’un seul coup toutes ses dettes. Toutefois, sa cupidité lui fit relâcher sa vigilance. Pendant que l’amiral s’affairait à sécuriser le contenu des entrepôts, une importante flotte française approchait sur l’océan Atlantique. Le haut commandement britannique redoutait que ces navires de guerre ne passent par les Indes occidentales pour rejoindre l’Amérique du Nord, où ils pourraient faire pencher la balance militaire en faveur des insurgés. Cette crainte s’avéra justifiée. Par malheur, Rodney réagit trop tard pour pouvoir encore arrêter les Français.

Et ce ne fut pas l’unique revers que l’Angleterre eut à essuyer. Peu de temps après l’envoi par bateau de la plus grande partie du butin de guerre en Angleterre – et la vente du reste aux enchères par l’amiral Rodney – les troupes françaises lancèrent une attaque-surprise contre Saint-Eustache depuis la Martinique. Cette fois, ce furent les Britanniques, surpris dans leur sommeil, qui durent capituler. Au bout du compte, la conquête de Saint-Eustache ne fit qu’accélérer la défaite britannique.

Saint-Eustache allait encore connaître une brève période de prospérité avant que l’île, à la fin du XVIIIe siècle, ne tombe de nouveau à la merci des grandes puissances au lendemain de la Révolution française et que le Golden Rock
ne sombre définitivement.

Willem-de-bruin

Willem de Bruin

journaliste - auteur de De Gouden Rots (La Rocher d'or), livre paru aux éditions Balans d'Amsterdam

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