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société

De jeunes designers à l’avant-garde du développement durable

Par Walter van Hulst, traduit par Marcel Harmignies
1 avril 2020 9 min. temps de lecture Le design aujourd’hui

La création durable et circulaire va beaucoup plus loin que le recyclage et la réduction des dégâts environnementaux. Nous devons opérer une transition vers une économie circulaire. Avec une manière de produire et de consommer qui n’épuise pas les ressources rares de la terre, basée sur l’énergie renouvelable et mettant en œuvre des cycles fermés, sans déchets. Les designers jouent un rôle important en la matière. Par l’invention de nouveaux produits et services, et le choix des matériaux. Et en faisant en sorte que les produits durent plus longtemps, soient plus facilement réparables et recyclables. La nouvelle génération se consacre corps et âme à cette mission. Les Pays-Bas se situent à l’avant-garde, mais le courant est également perceptible en Belgique et en France.

Emma van der Leest fait produire des matières présentant des similitudes avec les textiles et le cuir par des bactéries, et en trouve d’autres dans le port de Rotterdam pour colorer ces substances de manière naturelle. En collaboration avec un biologiste et avec des chercheurs d’un centre médical universitaire, elle étudie la possibilité de faire produire un revêtement imperméable naturel par certaines moisissures.

Au cours de sa formation de conceptrice de produits à la Willem de Kooning-academie de Rotterdam, Van der Leest s’est spécialisée en biodesign: l’utilisation de micro-organismes comme source d’inspiration, comme élément constructif ou comme base d’un produit complet. Elle travaille aujourd’hui en free-lance, enseigne à la Design Academy Eindhoven et effectue des recherches dans le cadre du Biobased Art & Design lectoraat, une coopération entre la Willem de Kooning-academie, TU Delft (université de technologie) et l’Avans Hogeschool
de Breda. Elle a également fondé le BlueCity Lab à Rotterdam, un lieu de travail où scientifiques, designers, artistes, étudiants et entrepreneurs peuvent à leur gré expérimenter de nouveaux matériaux et produits conçus à partir de micro-organismes.

Jalila Essaïdi, artiste formée à l’université de Leyde, avec une spécialisation en bio-art, a fait parler d’elle dans le monde entier avec une peau capable d’amortir, voire même d’arrêter des balles. Une combinaison de tissu humain et de soie d’araignée, produite par des micro-organismes génétiquement modifiés. Plus tard, elle a capté à nouveau l’attention des médias avec un textile fabriqué à partir de bouse de vache. Il y a un an et demi, elle a ouvert à Eindhoven le BioArt Lab, où l’on s’emploie à résoudre des problèmes sociétaux en combinant nature et technologie.

Pratique et pragmatique

Van der Leest et Essaïdi sont exemplaires des développements dans le domaine du design durable et circulaire aux Pays-Bas. Les concepteurs de la nouvelle génération font s’estomper complètement les frontières entre science, technologie, design et art. Ils collaborent de préférence avec des gens de toutes provenances, dans des réseaux ouverts, de manière à réunir autant de connaissances et de compétences que possible. Et ils ont une mission : contribuer à un monde meilleur, si possible avec un effet concret. Ils veulent offrir des solutions aux défis auxquels nous sommes confrontés, que ce soit dans le domaine de l’écologie, de l’économie ou de la vie en société. Ils ne puisent pas leur inspiration dans de grands idéaux ou des perspectives politiques, mais sont pratiques et pragmatiques.

Pleins d’ardeur, les créateurs de la nouvelle génération s’attaquent aux problèmes et, tout en expérimentant, ils se lancent avec enthousiasme à la recherche d’un produit, d’un procédé ou d’un matériau innovants. Dans cette quête, la nature offre de l’inspiration en abondance, nulle part ailleurs on ne trouve plus beaux exemples de bouclage de cycles écologiques. Les vieux métiers et les techniques et méthodes traditionnelles de travail suscitent un regain considérable d’intérêt, car la nature y est souvent habilement utilisée. Cette tendance est internationale et observable en de nombreux endroits. «On ne conçoit plus sans penser à la durabilité. Ce ne sont plus des matières diverses mais des idées et des solutions (durables) qui ont pris le dessus», a écrit Tracy Metz, journaliste et auteur américano-néerlandaise en avril 2018 en introduction à un article sur le Salone del Mobile de Milan, le plus important événement au monde – par la taille et l’influence – dans le domaine du design.

Avec un clin d’œil

Les Pays-Bas peuvent certainement revendiquer une place de premier plan dans ce domaine. Ce fut Piet Hein Eek qui, diplômé de laDesign Academy Eindhoven, lança en 1990 une armoire en morceaux de planches de bois de récupération. Un manifeste pour l’artisanat et la conscience environnementale comme contrepoids au design bien trop léché, à ses yeux sans âme, qui donnait le ton à cette époque. Des contemporains comme Richard Hutten, Hella Jongerius et Marcel Wanders l’accompagnèrent dans cette voie, et ainsi se développa lentement le mouvement qu’on appela Dutch Design et qu’on qualifia de minimaliste, expérimental, innovateur, peu conventionnel et doté du sens de l’humour.

En suivant l’enseignement de design industriel, davantage tourné vers l’entreprise, de l’Université de technologie de la TU Delft, l’étudiante Conny Bakker fut, au début des années 1990, étroitement impliquée dans la mise en place du réseau d’écodesign O2, devenu mondial depuis. Par la suite, elle soutint une thèse sur les informations environnementales pour les concepteurs. «Au début du processus de conception, les créateurs tâtonnent trop. Il leur manque l’outillage pour s’attaquer correctement au sujet. Il faut disposer d’un point d’appui pour développer une combinaison produit/marché pour le long terme. Imaginez : avec toutes ces discussions sur l’émission de dioxyde de carbone, on peut parier que la législation se fera attendre cinq ou dix ans. Si dès maintenant on anticipe là-dessus, on peut prendre un formidable avantage concurrentiel», a-t-elle déclaré en 1995 (!) dans une interview relative à sa soutenance de thèse. En 2017, Conny Bakker a été nommée professeur ordinaire de méthodologie de conception pour la durabilité et l’économie circulaire à la TU Delft.

Matelas recyclable

Après une première vague d’intérêt pour l’environnement et le développement durable dans les années 1990, incluant assurément le secteur manufacturier, une deuxième vague se dessine maintenant. De même que les lycéens descendent en nombre croissant dans la rue et en des lieux multiples pour faire entendre leur voix sur les problèmes climatiques, de jeunes concepteurs imaginatifs de plus en plus nombreux se manifestent avec des idées et des concepts parfois radicaux, qui peuvent contribuer à l’économie durable et circulaire. Tracy Metz l’a constaté à Milan, mais cette tendance est visible aussi lors de la Dutch Design Week à Eindhoven, qui accueille chaque année 350 000 visiteurs.

Un échantillon de l’édition d’octobre 2019. Ontwerpbureau Niaga (again lu à l’envers) a développé, en collaboration avec DSM, un tapis composé d’une seule matière – du polyester – et par conséquent complètement recyclable. Et avec Auping, un premier matelas recyclable. Pour l’entreprise de traitement des déchets Renewi, qui transforme déjà près des deux tiers des ordures collectées en nouvelles matières premières, les étudiants de la Design Academy Eindhoven se penchent sur les résidus qui, à l’heure actuelle, vont directement à l’incinérateur. Pourquoi ne fait-on pas de baskets à partir de vieux pneus, lança l’un de ces pionniers. Et même des cendres des incinérateurs, on peut encore tirer des minéraux et des matériaux utiles, d’autres l’ont montré.

Le musée d’art moderne Van Abbe à Eindhoven a participé lui aussi et offert une estrade à des concepteurs fraîchement diplômés qui avaient recensé les torrents planétaires de choses mises au rancart, depuis les cimetières de satellites jusqu’aux articles de mode invendus. Et avec l’exposition Rethinking Plastic – design with a mission, une vingtaine de jeunes créateurs ont montré comment nous pouvons considérer d’un autre œil ces matériaux, ou les traiter différemment. Cela s’est déroulé chez Yksi Expo, une plate-forme entièrement dédiée au développement durable et à l’économie circulaire. L’initiatrice Leonne Cuppen met en relation les entreprises avec de jeunes designers, elle conçoit et organise des expositions. Ce fut le cas lors du sommet climatique de Paris en 2015 et d’une conférence de suivi à San Francisco en 2018, où les Pays-Bas se sont fait remarquer avec l’exposition Clean Revolution – Dutch Design for a better world.

Un sol en marc de café

Les idées et concepts extravagants des jeunes loups se traduisent dans une mesure croissante par des produits et services concrets et sérieux. De toutes parts surgissent des bureaux d’études comme Niaga spécialisés en développement durable et circulaire, et les entreprises suivent.

La liste des exemples s’étend en outre à d’autres domaines de conception. La construction intégralement en bois par exemple, comme nous le montre l’architecte Bjarne Mastenbroek avec l’Hotel Jakarta d’Amsterdam. Ou, plus extrême encore, en mycélium (fils fongiques) en combinaison avec du bois. Lors de la Dutch Design Week, un pavillon entier était consacré à ce matériau issu de la biomasse, «cultivé» pour ce projet. Un autre précurseur dans le domaine de la construction à finalité durable et circulaire est l’architecte Thomas Rau d’Amsterdam. Pour la Triodos Bank, il a conçu l’immeuble du siège social à Driebergen (province d’Utrecht), dont la structure en bois peut complètement être démontée.

Il a appliqué une technique similaire pour le siège de l’entreprise alimentaire Vandemoortele, récemment ouvert à Gand. Rau est aussi très impliqué aujourd’hui dans le bâtiment de ’t Centrum à Westerlo (petite ville au sud-est d’Anvers), qui doit être le catalyseur de la construction ‘circulaire’ en Flandre et ailleurs.

Car en Belgique aussi la nouvelle génération de concepteurs se fait explicitement entendre. Par exemple, la coupe menstruelle Simplie, alternative aux multiples tampons et serviettes périodiques. Pour son projet de diplôme en conception de produit à l’université d’Anvers, Sofie Buyse a obtenu l’Ecodesign Award 2019 de Maakbaar, une collaboration entre organismes (semi-)publics et le Design Museum Gent. Ou bien encore Orineo, société spécialisée dans la production de colles et de matériaux biosourcés. Sous la marque Touch of Nature, cette entreprise flamande commercialise des produits à base de pépins de baies, de bouchons de liège, d’épis de maïs et de feuilles d’olivier. Et un sol à base de marc de café. Pour un mètre carré, il faut recueillir le marc de cinquante expressos.

Moins de hiérarchie qu’en France

En Belgique, ce mouvement n’a cependant pas l’ampleur et l’élan observés aux Pays-Bas. Cela vaut certainement aussi pour la France.

«En France, les formations en design sont fortement segmentées suivant les disciplines et les branches», affirme la Niçoise Clara Roussel qui a suivi un an de formation à l’École supérieure Estienne des arts et des industries graphiques de Paris, puis une autre année à l’École Duperré. «Pour moi, l’enseignement y était un peu trop théorique et surtout orienté vers le produit et pas, ou peu, vers le concept. Je devais rester un peu trop dans les clous à mon goût, ça ne me convenait pas bien.» Elle opta pour la Design Academy Eindhoven, comme le font, de plus en plus nombreux, les étudiants français en design. «L’enseignement ici est plus polyvalent et pratique, et on a davantage de liberté. En outre, les relations sont beaucoup moins hiérarchisées qu’en France. On peut s’adresser aux enseignants – souvent des praticiens disposant de leur propre studio de création -, par leur prénom, et ils vous pressent constamment de donner votre avis.» Les contacts avec les entreprises se déroulent aussi de manière beaucoup plus souple, estime Clara Roussel. «Les entreprises ici sont beaucoup plus ouvertes aux jeunes créateurs qu’en France, elles vous prennent beaucoup plus au sérieux.» Elle réalise pour le moment son projet de fin d’études en collaboration avec une PME spécialisée en marques et produits exclusifs. «Je peux soumettre mes idées tout simplement au directeur.»

Selon la créatrice française, l’échelle plus réduite des Pays-Bas (et de la Belgique) a aussi ses avantages. «Naturellement, la nouvelle génération de concepteurs s’oriente, en France aussi, vers des créations durables et circulaires. On voit de plus en plus de start-up dans ce domaine, et des entreprises existantes s’y consacrent aussi. Mais du fait de la compacité et de la proximité, des réseaux solides se sont constitués plus tôt ici, aux Pays-Bas. Cela rend le mouvement beaucoup plus apparent et plus vigoureux.»

Walter van Hulst

Walter van Hulst

journaliste spécialisé en design

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