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histoire, langue

Copier – coller. La brève existence du premier journal yiddish du monde (1686-1687)

Par Hilde Pach, traduit par Marcel Harmignies
23 avril 2019 8 min. temps de lecture

Il s’appelait Oeri Faibejs Halevi et fut l’éditeur du tout premier journal yiddish au monde. Une publication sérieuse, pas une feuille de chou. Plus de deux siècles après, le Koerant se retrouva par hasard entre les mains de David Montezinos, bibliothécaire d’Amsterdam.

David Montezinos (1828-1916), collectionneur de livres et bibliothécaire de Ets Haim, la bibliothèque de la synagogue portugaise d’Amsterdam, était toujours à la recherche de livres rares. Le 29 août 1902, il se trouvait sur la Nieuwe Amstelstraat, contemplant l’incendie du Floratheater, quand il fut abordé par un libraire ambulant. L’homme lui montra un recueil de cent numéros d’un journal yiddish inconnu, édité à Amsterdam au XVIIe siècle, le Koerant. Sans hésiter, Montezinos acheta le volume. Il tenait entre ses mains le plus ancien journal yiddish du monde. Et il ne s’agissait pas, à l’évidence, d’une publication quelconque. Le Koerant
était un journal sérieux, principalement axé sur les événements internationaux. Les exemplaires constituant le recueil étaient de deux imprimeurs: les éditions du 9 août 1686 au 3 juin 1687 parurent chez l’imprimeur ashkénaze Oeri Faibesj Halevi, également appelé «Philips Levi van de Velde»; ceux du 6 juin au 5 décembre 1687, chez l’imprimeur séfarade David de Castro Tartas. Les deux imprimeurs avaient recours au même typographe et rédacteur: Mosje bar Avraham Avinoe ou, comme on prononçait vraisemblablement son nom alors: Mousje bar Avrom Ovinoe. Le journal paraissait le mardi et le vendredi, sauf durant deux périodes où, l’édition du mardi se vendant mal, il ne parut que le vendredi.

Vilain petit canard

Qui lisait le Koerant? Après les Juifs séfarades hispanophones installés à Amsterdam au XVIème siècle, ce sont principalement des Juifs ashkénazes, originaires d’Europe centrale et orientale qui affluèrent sur la ville au XVIIe siècle. Ils parlaient yiddish, étaient la plupart du temps pauvres et moins cultivés que des Séfarades. Le déclenchement de la guerre de Trente Ans en 1618 avait provoqué un afflux de réfugiés en provenance d’Allemagne, suivis plus tard par des Juifs de Pologne et de Lituanie qui fuyaient les pogroms et autres conflits.

Tout ce monde n’arrivait d’ailleurs pas à Amsterdam à cause des combats; la ville était connue comme un endroit où les Juifs étaient relativement bien acceptés. À la fin du XVIIe siècle, 8 000 Juifs résidaient dans la République des Provinces-Unies, dont 6000 – Ashkénazes pour moitié -, à Amsterdam.

Amsterdam était le centre de production de livres en hébreu et en yiddish, tant pour le marché interne que pour l’étranger. Au milieu d’ouvrages le plus souvent religieux, le Koerant faisait figure de vilain petit canard. Le besoin existait d’un journal yiddish. Beaucoup de Juifs ashkénazes vivaient dans une situation de grande pauvreté, mais on trouvait aussi des hommes d’affaires désirant être au courant de la situation dans le monde afin de pouvoir s’en entretenir avec leurs relations professionnelles non juives. Un tel journal devait être en yiddish, parce qu’ils ne possédaient pas (encore) une maîtrise suffisante du néerlandais.

Origine

Le premier imprimeur et éditeur du Koerant
était l’Ashkénaze Oeri Faibesj (Phoebus) Halevi (1627-1715), natif d’Amsterdam. Ses grand-père et père étaient venus d’Emden à Amsterdam alors que s’y trouvaient encore peu de Juifs ashkénazes. Ils se firent une place dans les milieux séfarades, entre autres comme bouchers casher. On raconte qu’ils avaient réappris les traditions juives à des émigrants séfarades forcés à se convertir au catholicisme. C’est ainsi que, très tôt, Oeri Faibesj Halevi fut admis dans la communauté séfarade. En outre, par son mariage avec sa cousine, il avait également des contacts hors du monde juif. En effet, le père de celle-ci, époux de la sœur aînée d’Oeri, était d’origine chrétienne.

Halevi ouvrit en 1658 sa propre imprimerie-maison d’édition et devint un imprimeur juif en vue. Son projet le plus ambitieux fut l’édition d’une traduction yiddish de la Bible hébraïque qui l’amena financièrement au bord du gouffre. En 1686, il fut contraint de mettre en gage une partie de ses biens. 1686 fut aussi l’année de la première édition connue du Koerant. Il est possible qu’en plus de ses propres antécédents, il ait été inspiré également par des imprimeurs séfarades et chrétiens, qu’il fréquentait beaucoup. Précisément, dans le monde de l’édition, d’étroits contacts existaient entre Ashkénazes et Séfarades, ainsi qu’entre Juifs et Chrétiens. De plus, la corporation des imprimeurs, libraires et relieurs était l’une des rares à être accessibles aux Juifs.

Modèle

Dans l’avant-propos de la traduction yiddish de la Bible, Halevi a écrit que les Séfarades lui avaient suggéré de la publier dans la langue parlée. Il pensait aussi que sa traduction de la Bible, inspirée de la Bible des États de 1637 (première traduction de la Bible officielle de l’Église réformée en néerlandais, à partir de l’hébreu, de l’araméen et du grec), fournissait aux Juifs la connaissance pour engager des discussions avec les Chrétiens. Il est bien possible qu’avec le Koerant il ait voulu donner aux Juifs la possibilité de s’exprimer sur l’état du monde.

En juin 1687, pour des raisons inconnues, il céda le Koerant au Séfarade David de Castro. Celui-ci était natif de Tartas, une petite ville du sud de la France, et avait migré aux Pays-Bas en 1640. En 1662, De Castro s’était établi comme imprimeur et éditeur. En plus de livres de prières en hébreu et en espagnol, il éditait aussi des romans et des livres d’histoire en yiddish. Et il publiait des journaux. Le plus connu était la Gazeta de Amsterdam, en espagnol, qui a paru de façon certaine durant trente ans – entre 1672 et 1702 – et s’adressait probablement aussi bien aux Juifs d’origine séfarade qu’aux non-Juifs. Il est possible que la Gazeta ait servi de modèle pour Halevi.

Intermédiaires

Le Koerant reposait sur la personne du typographe et rédacteur Mousje bar Avrom Ovinoe (mort en 1733 / 1734), connu aussi sous les noms de Moses Abrahamsz ou Moses Polak. Il était né chrétien à Nicolsbourg, aujourd’hui la ville tchèque de Mikulov, à l’époque le centre des Juifs de Moravie. Mousje se convertit au judaïsme et arriva au début des années 1680 – marié entre temps à une femme juive -, à Amsterdam.

En 1686, il traduisit pour Halevi un livre de l’hébreu en yiddish. Dans la mesure où il était germanophone et maîtrisait l’alphabet latin, il ne rencontra vraisemblablement pas tellement de difficultés avec les articles de journaux néerlandais et il est évident qu’il collaborait aussi en tant que traducteur et rédacteur. Les typographes faisaient souvent fonction d’intermédiaires entre les mondes juif et chrétien.

Le Koerant ne diffusait presque pas d’informations de première main. Les imprimeurs juifs se trouvaient à peu près continuellement à court d’argent et ne pouvaient pas se permettre de rémunérer des correspondants ou des agences de presse, comme certains journaux néerlandais. C’est pourquoi Mousje avait recours aux deux plus importants organes de presse qui, à l’époque, paraissaient trois fois par semaine: l’Oprechte Haerlemse Courant
et l’Amsterdamse Courant. Le contenu du Koerant a été emprunté pour environ 80% à ces deux publications. Par un habile «copier – coller», Mousje transformait les articles en histoires faciles à lire. Il ajoutait une explication à des questions éventuellement ignorées et simplifiait le langage pour venir à la rencontre des attentes de ses lecteurs.

Les journaux regorgeaient de nouvelles de guerres, surtout relatives au conflit entre l’Empire des Habsbourg et l’Empire ottoman, avec comme apogée la reprise de Buda aux Turcs en septembre 1686. Même si la République des Provinces-Unies ne prit pas part à cette guerre, une grande crainte existait dans l’opinion publique à l’égard des «Turcs» qui détenaient de grandes parties de L’Europe de l’Est et du Sud-Ouest.

Faits divers

Bien davantage encore que dans les journaux néerlandais, la guerre en Hongrie était le sujet principal du Koerant qui lui consacrait plus de la moitié de ses colonnes. D’autres conflits armés éclatèrent aussi en Europe. Beaucoup de lecteurs du Koerant, ou leurs parents, avaient fui l’Europe de l’Est par la force des armes, ou y possédaient de la famille. Par ailleurs, des hommes d’affaires ashkénazes établis dans la République, en particulier la famille Gomperz, étaient impliqués dans l’approvisionnement de l’armée des Habsbourg en Hongrie.

Cette quantité d’informations concernant la guerre ne signifiait pas que le rédacteur Mousje négligeait les autres nouvelles. Le journal comportait des faits divers relativement nombreux: calamités naturelles, accidents ou événements sensationnels comme la naissance d’un enfant à deux têtes. Le plus souvent, ces informations arrivaient de l’étranger, mais les inondations du Nord des Pays-Bas et le grand incendie de mai 1687 à Durgerdam furent largement relatés. Assez curieusement on trouve aussi des communiqués concernant des moines et des religieuses récalcitrants, et même les miracles attribués à un saint catholique. Le Koerant ne communiquait pas ses propres informations concernant les Juifs, sauf exception, mais bien entendu celles provenant d’autres journaux. Les informations locales d’Amsterdam étaient totalement absentes, mais cela valait aussi pour les journaux néerlandais. La censure, entre autres, y était pour quelque chose. Les problèmes brûlants étaient généralement réglés sous la forme de tracts.

Disparu

Peut-être a-t-on publié d’autres numéros du Koerant
que les cent réunis dans le volume, mais pas beaucoup plus. Le nom de Mousjes apparut pour la première fois en 1686 et peu de temps après le dernier numéro connu du Koerant, le 5 décembre 1687, il ouvrit sa propre imprimerie, d’abord aux Pays-Bas, puis en Allemagne. Rien n’indique qu’il ait emporté le titre, ou que d’autres aient pris sa suite.

Tout simplement, il est probable que le Koerant
n’avait pas suffisamment d’abonnés. Peut-être la communauté ashkénaze ne se reconnaissait-elle pas dans un journal si peu juif de caractère. Le premier journal yiddish au monde n’était pas destiné à une longue vie.

À l’exception d’un numéro isolé d’un journal de 1781, peu de temps après le début de la Quatrième guerre anglo-néerlandaise, aucun journal yiddish n’a refait surface aux Pays-Bas. C’est seulement au milieu du XIXe siècle qu’y parurent des journaux juifs, comportant des informations communautaires. En Europe de l’Est s’épanouissait alors également la presse yiddish.

David Montezinos, l’homme qui par hasard mit la main sur ces journaux, mourut en 1916 et légua sa découverte à Ets Haim. Le volume franchit la Seconde Guerre mondiale, mais il a disparu sans laisser de traces dans les années 1970. Il devait être transmis à la Bibliothèque Nationale de Jérusalem mais n’y est, que l’on sache, jamais parvenu. Heureusement, des photographies avaient été prises auparavant, qui se trouvent à la Bibliothèque de l’université d’Amsterdam et seront digitalisées sous peu.

Hilde-Pach

Hilde Pach

journaliste et traductrice

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