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Couperus extatique: «L’extase» de Louis Couperus
compte rendu L'année Couperus
Littérature

Couperus extatique: «L’extase» de Louis Couperus

Dans l’aire néerlandophone, 2023 est l’année Couperus: elle marque le centième anniversaire du décès de l’écrivain néerlandais. Auteur d’une œuvre comptant pas moins de soixante ouvrages, il reste peu lu dans le monde francophone. La traduction du roman L’extase vient cependant de s’ajouter à la courte liste de ses livres ayant fait l’objet d’une traduction française.

Imagerait-on que Balzac ou Flaubert soit totalement inconnu à l’étranger tant ils sont fondamentaux en France? Les Néerlandais pourraient penser de même lorsqu’il est question de Louis Couperus, un écrivain prolifique et incontournable aux Pays-Bas. Son œuvre, pourtant, demeure presque intégralement inédite dans l’Hexagone, à l’exception de quelques traductions qui paraissent au compte-gouttes. On doit au traducteur Christian Marcipont et aux éditions Martagon de défendre encore l’écrivain avec la parution en français, quatre ans après la publication de Voyage au centre de l’Antiquité du même auteur, d’un nouveau roman: Extaze. Een boek van geluk, en cette année où nous fêtons le centenaire de la mort de Louis Couperus (1863-1923).

Couperus lyrique

L’extase raconte l’histoire d’une passion amoureuse entre une jeune femme veuve et «pure», Cécile van Even, et un libertin désabusé, Taco Quaerts, amour fait de désir et de désillusion, d’espérance et de chute, dont on connaît d’emblée l’issue tant l’enjeu n’est pas tant de décrire l’amour tel qu’il est, avec sa nécessaire incarnation charnelle à l’épaisseur bestiale, que celui que l’on imagine et idéalise, extatique. Couperus prolonge la veine littéraire inaugurée avec Eline Vere, qui donne ses lettres de noblesse néerlandaises au roman du lyrisme intime, de la préciosité tragique –une forme littéraire de la mondanité désenchantée. L’émotion avec lui se fait épopée sentimentale, les flux s’érigeant en barrières d’impuissance, en montagnes de possibles avortés. Le tout, dans une langue d’un classicisme remarquable et daté.

Les agitations de l’âme deviennent des secousses sismiques révélant des failles insondables que la fatalité ne manque pas de sanctionner –cette fatalité qui, dans l’œuvre de Couperus, s’abat régulièrement comme un couperet triomphant (Noodlot, son précédent roman, peut être traduit par «fatum»). Nous sommes dans le tourbillon des grandes passions, qu’elles se fassent rejet méprisant ou passion amoureuse dans l’esprit exalté et méditatif de Cécile van Even.

Il faut en écouter les admirables variations stylistiques, telle cette scène au cours de laquelle l’héroïne prend conscience qu’elle est amoureuse de Taco Quaerts quand ce dernier l’insupportait peu avant:

«Oh! mystère! C’était là, au sommet de cet escalier, que, brusquement, la révélation s’était fait jour dans son âme, telle une grande fleur de lumière, rose mystique aux feuilles luisantes, dont elle voyait tout à coup, pour la première fois, le cœur doré. Toute analyse –à quoi, en d’autres conjonctures, elle s’adonnait passionnément– s’avérait cette fois impossible, c’était l’Énigme de l’Amour, l’Énigme éternelle qui s’était fait jour en elle, criblant de ses rayons la pleine étendue de son âme, au foyer de laquelle elle avait éclos, comme un soleil au cœur de l’univers.»

S’ensuivent aussitôt des lignes qui annoncent, par son goût revendiqué de l’antique, le Couperus à venir; après avoir réalisé la nature de ses sentiments, Cécile revoit l’homme: «Pour la première fois elle voyait son visage, le voyait dans son entier. Les lignes en étaient romaines et lui faisaient comme une tête d’empereur avec son profil sensuel, sa petite bouche en cerise, d’un rouge vivant sous le mordoré de sa moustache frisée.» Le canon de la beauté est romain; dans tout l’œuvre de Couperus, jusque dans son style, il sera résolument antique.

Couperus est l’héritier d’une tradition qui traverse les siècles: l’amour et le bonheur sont divinisés, s’expriment en des prosopopées précieuses à peine voilées

La structure même du livre épouse la forme de la tragédie classique en cinq actes; volontaire ou non, cette composition en dit long sur l’arrière-pays littéraire du jeune écrivain. Chaque acte est de plus en plus court, tel un entonnoir réduisant inexorablement les possibles: huit chapitres pour le premier, six pour les deuxième et troisième, cinq pour le quatrième et enfin quatre chapitres pour le cinquième et dernier acte, marqué par la rupture et l’exil. Il y a également les élans absolus, oscillant presque sans intermédiaires entre les sommets et les abîmes, qui ne sont pas sans faire penser aux grandes tragédies classiques de la Renaissance.

Son idéalisation de l’amour, avec cet indéfectible besoin d’atteindre une réalité suprasensible, ne serait pas non plus sans faire penser aux romans allemands ou français du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, s’il n’y avait, dans le même temps, une dimension naturaliste matinée de psychologie à l’œuvre dans les entrelacs du style galant, qui inscrit Couperus dans le XIXe siècle. En ce sens, il est l’héritier d’une tradition qui traverse les siècles: l’amour et le bonheur sont divinisés, s’expriment en des prosopopées précieuses à peine voilées, insistant sur la violence et le tragique d’une situation qui ne laisse entrevoir la joie que pour mieux la plonger dans l’obscurité. L’insatisfaction, la mélancolie, la mise à l’écart de la société… Tout concourt au lyrisme sensible de l’œuvre.

Un modernité baudelairienne

En quoi Louis Couperus est-il in fine de son temps? Il y a sa double allusion à la romance en mi bémol de Rubinstein, compositeur qui meurt deux ans après la publication du roman, en 1894, mais ce serait un peu court. Sa «modernité» tient essentiellement à ses personnages. Taco Quaerts pourrait passer pour un double de Baudelaire, l’homme attiré par la tentation d’un mal absolu, l’homme idéalisant la femme pour en espérer un salut, comme l’a bien montré un contemporain de Couperus, de cinq ans son cadet: André Suarès. Il faut ramener à la mémoire ces vers consacrés «à une Madone», qui est justement le surnom donné par le libertin à la belle Cécile:

«Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse,
Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,
Loin du désir mondain et du regard moqueur,
Une niche, d’azur et d’or tout émaillée,
Où tu te dresseras, Statue émerveillée.»
(Les Fleurs du Mal, LVII)

Il existe ainsi plusieurs poèmes de Baudelaire dans lesquels la femme incarne la possibilité d’une transcendance à sa condition: «Harmonie du soir», «Parfum exotique», «La chevelure», etc. Taco Quaerts en fait un équivalent de la Vierge Marie; Baudelaire la compare à des objets de culte chrétien. Dans les deux cas, la femme est l’encensoir dans lequel sont mêlés son parfum et le charbon du péché, la cendre masculine; elle est le lieu qui permet à l’homme de ne pas sombrer définitivement dans le vice, de ne pas s’adonner sans retour aux démons. À la différence de Baudelaire, Taco Quaerts s’abstient toutefois de toute dimension sensuelle. Plus encore, il n’aime Cécile Van Even que dans la mesure où elle lui permet d’échapper à la chair qui le tourmente. Elle ne vient pas le sauver en rejoignant l’endroit de sa faille mais le tire ponctuellement –jamais définitivement, là est l’échec ultime– au-dessus de celle-ci.

Cécile Van Even s’inscrit quant à elle dans la tradition de la femme rêveuse, mère au foyer placide et presque indifférente, qui a certes un monde intérieur mais ne tient aucun rôle social, sans connaissance de ce qu’est l’amour… En ce sens, elle est la jumelle de Madame de Mortsauf en tant qu’objet de mythe (Le Lys dans la vallée, 1836), d’Emma Bovary par son ignorance des passions (1856), d’une Mme de Rênal qui n’aurait pas succombé (Le Rouge et le Noir, 1830), d’une Marie Arnoux dont le mariage – simple, heureux, sans passion – serait définitivement derrière soi (L’Éducation sentimentale, 1869). Louis Couperus reprend ce canon littéraire si dix-neuvièmiste de la mère flegmatique, un peu ignorante et contemplative, retranchée dans son cocon virginal et qui ne vit que pour ses enfants, en inspirant à son héroïne un brin naïve et sublime une passion amoureuse totale et inconnue d’elle-même jusqu’alors, une passion qui lui donne de retrouver du désir, une féminité –à travers un homme, cela va de soi.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’homme qui révèle, une fois de plus, la femme à elle-même; sur la femme qui considère l’homme, une fois de plus, comme un sauveur et un dieu jusqu’à sublimer sa souffrance. Notons simplement que Couperus assume une forme de réciprocité: l’un et l’autre se donnent, s’aiment, souffrent et se sacrifient, de sorte qu’à la fin, lorsque l’homme part, la femme peut encore se tenir debout.

Surtout, reconnaissons à Louis Couperus de savoir s’amuser par endroits des images d’Épinal, comme lorsqu’il laisse s’exprimer le désir charnel féminin, frustré d’une dévotion qui récuse l’étreinte. Il y a là les prémices d’une littérature pour le siècle suivant, notamment pour ses nombreuses œuvres ultérieures toujours en attente de traduction française.

Louis Couperus, L’extase, traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Christian Marcipont, éditions Martagon, Wierde, 2023
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