Dix-huit jeunes auteurs et autrices ont donné vie à des objets du XIXe siècle provenant du Rijksmuseum. Ils et elles se sont inspiré·es de la question suivante: que voyez-vous lorsque vous regardez ces objets en portant attention au travail invisible? Avec Daan De Jager, nous nous intéressons à l’autoportrait de Van Gogh daté de 1887. «Je libère mes oreilles décollées et remodelées de ton oreille coupée.»
© Collectie Rijksmuseum, Amsterdam
Adieu: Van Gogh
Pour toi, je retire mon chapeau. Je desserre mon foulard, de façon à laisser saillir ma pomme d’Adam nue, comme un couteau inséré à l’intérieur qui trancherait ma voix, l’adoucissant, l’effaçant quand elle tente de s’affranchir des Saintes Écritures. J’introduis avec peine mes doigts entre mes lèvres minces, dans ma bouche édentée, incapable de mordre, et j’ouvre ma gueule pour laisser l’oxygène raviver le feu qui couve dans ma poitrine. Mes yeux prennent une teinte de céruléum. Mon cœur pompe tel un soufflet et je crache ces étincelles noires…
Les gens sont constitués de fragments de couleur. Ceux-ci restent collés les uns aux autres en suppurant, se lient entre eux. Celui qui s’observe à distance, en toute sécurité, voit l’ensemble. Celui qui s’examine de plus près découvre toutes ses merveilleuses nuances, mais prend le risque de s’égarer dans le labyrinthe de son être. Dans ce labyrinthe où la pauvreté se colore en rouge et le répit en turquoise, les âmes errantes de différentes époques se croisent. Un tailleur d’arrière-cour de Molenbeek, dont la colonne vertébrale se courbe toujours plus vers l’avant, faute de reconnaissance, déroule sa mosaïque de fragments à côté de celle d’un tisserand de Nuenen. Il est vrai que le bleu-vert tend davantage vers le vert verdure, le rouge vers le grenat, mais peu de choses ont changé. Ce n’est pas seulement le labyrinthe d’une classe sociale. C’est aussi celui d’un jeune homme qui ne peut détacher ses yeux de la mosaïque d’un artiste; le peintre encore invisible, qui trima des heures durant à l’ombre de son propre reflet. Il tentait chaque fois de représenter le monde dans son œuvre. À travers des mosaïques inconnues, en avance sur son temps. Ce faisant, le peintre prenait des risques, et en fin de compte, il ne revint pas du labyrinthe de son autoportrait. Le jeune homme dans le labyrinthe confond les autoportraits avec son propre reflet. Mais seul peut être artiste celui qui crée sa propre mosaïque. En avance ou pas sur son temps. Visible ou pas. Mais bel et bien sienne. Aussi le jeune peintre commence-t-il à se détacher des anciennes mosaïques, qui sont autant de fausses pistes, loin du changement.
… et je crache ces étincelles noires. Je libère mes oreilles décollées et remodelées de ton oreille coupée. Mes lèvres clament haut et fort qu’elles préfèrent embrasser des hommes plutôt que des femmes. Je me débarrasse de la nuit et à la place j’écris un soleil. J’installe une perfusion d’encre noire pour pouvoir travailler sans m’arrêter, comme toi. Je restaure dans leur état d’origine tous mes fragments, qui se sont décolorés au fil des années, et je les dispose en une mosaïque juste. Ensuite, je reviendrai vers toi, encore et encore. Je me rapproche, toujours plus près, et je cherche les différences. Jusqu’à ce que nous soyons deux personnes. À hauteur des yeux. Les tiens verts, les miens bleus. Je lève la tête. Introduis avec peine mes doigts entre mes dents jusque dans ma gorge et retire le couteau.
Au revoir, Vincent.