Dix-huit jeunes auteurs et autrices de Flandre et des Pays-Bas se sont inspiré·es d’objets du XVIIe siècle conservés au Rijksmuseum pour répondre à la question suivante: quelle illumination vous vient-elle en regardant ces objets? Daniëlle Zawadi s’est inspirée du tableau Odyssée et Nausicaa de Jacob Jordaens. «Raconte-nous, Odyssée, comment tiens-tu le coup?»
© Rijksmuseum, Amsterdam
Haletant
Comment le messager témoigne-t-il du deuil du pays de sa
mère? Comment l’enfant demande-t-il pardon quand son mensonge est
démasqué? Comment le maître du temps compte-t-il la vingt-cinquième
heure? Comment le roi pardonne-t-il la mort et le déshonneur de son fils?
Quelle reconnaissance l’armée accorde-t-elle au sang du royaume tout juste
conquis? Comment le serviteur traduit-il ce qu’il a fredonné durant ses
tâches silencieuses? Quel regard porte l’étranger sur l’histoire après l’avoir
étudiée en détail? Comment meurt la corolle du narcisse dont la tige s’est
brisée sous son poids? Comment avance le mouton qui comprend, au
sommet de la montagne, qu’il ne parviendra pas à rattraper le troupeau?
Comment l’écrivain raye-t-il les mots de papier après que les lecteurs se sont
plaints d’un manque de beauté, de ce que les empreintes de l’architecte
étaient trop visibles? Trop humaines?
Comment fais-tu pour éviter la honte, Odyssée, toi qui fus si grand autrefois, et qui demande aujourd’hui notre aide?
Comment fais-tu pour ne pas abandonner, alors que la guerre est finie depuis longtemps ? Alors que pertes et profits ont été répartis. Que les statues ont été érigées. Les paysages rebaptisés. Qu’une génération a grandi avec cette histoire où résonne ton nom et qui leur apprend que toi, figure si ingénieuse, tu t’es noyé dans une mer qui n’existe pas.
Raconte-nous, Odyssée, si tu es bien celui que tu prétends, drapé de nature et de cicatrices, es-tu aussi un être humain?
Raconte-nous, Odyssée, comment tiens-tu le coup?
Qu’avales-tu sans étouffer d’humiliation?
J’ai appris à ne pas rechercher des amis, mais uniquement des alliés. J’ai
appris que mon caractère ne suscite pas la sympathie, mais la jalousie. J’ai
appris à m’aimer, car il n’y a personne d’autre pour me maintenir en vie.
J’ai appris que la mer est capable de changer de couleur chaque jour et
parfois même chaque seconde si je décide de ne pas abandonner. Et, pour
chaque scintillement que je vois pour la première fois, je surmonte
l’épreuve qui l’accompagne. Et chacune égratigne mon humanité, mon
histoire, ma décence; regardez-moi, nu devant vous. Ce qui reste est le
noyau. Le narcissique qui n’a pas encore succombé sous le poids de
l’hubris.
Pas encore, dis-je, car je ne sais si vous m’offrirez votre aide. Je ne sais rien
de demain ni des jours suivants.
Mais j’ai appris à desserrer les mâchoires après la victoire du cheval de
bois. J’ai appris à me mouvoir comme l’herbe haute dans le vent. Comme
mes navires quelque part au fond de la mer qui n’existe pas, dans une
histoire qui n’existe pas. Elle peut s’arrêter ici, si vous le souhaitez. Elle
peut germer ici, si vous le souhaitez.