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Dans Les Pêcheurs de perles, FC Bergman réconcilie l’opéra avec l’imperfection

Par Evelyne Coussens, traduit par Michel Perquy
20 janvier 2020 8 min. temps de lecture

Il était écrit (dans les étoiles) que FC Bergman se risquerait un jour à passer le pont vers l’opéra. Cependant, l’annonce de sa première mise en scène pour Opera Vlaanderen n’a pas manqué de susciter des interrogations. Ce collectif théâtral original réussirait-il à marquer de son sceau un de ces grands classiques du ‘répertoire de fer’ ? Quels rapports établirait-il avec le chef d’orchestre et les chanteurs ? Combien de compromis la machine opératique nécessiterait-elle de la part d’une compagnie réputée rétive aux compromis ? Stef Aerts et Thomas Verstraeten dressent un bilan. Les Pêcheurs de perles sera représenté sept fois à l’Opéra de Lille.

La rencontre entre FC Bergman et l’opéra était, pour diverses raisons, une évidence. Tout d’abord, la grande envergure n’a jamais constitué un obstacle : même avant que Bergman ne se retrouve sous les ailes de l’Antwerps Toneelhuis, il réalisait déjà de ses propres forces des spectacles comme Se promener aux Champs-Élysées (2009) et en produisant un retentissant JR (2018), Stef Aerts, Marie Vinck, Thomas Verstraeten et Joé Agemans ont fourni la preuve qu’ils savent fort bien comment gérer une énorme machine de production. Dans ce sens, le passage d’un plateau de théâtre à une scène d’opéra ne faisait guère de différence, acquiescent Aerts et Verstraeten. Tout comme il est d’usage pour un décor d’opéra, la gigantesque tour de théâtre pour JR devait, elle aussi, être prête deux ans à l’avance.

Ce dont on est moins au courant, c’est que la musique a toujours joué un rôle considérable dans le travail de FC Bergman. Si Les Pêcheurs de perles a été annoncé comme une première, cette place aurait en fait dû être occupée par Van den Vos (Le Roman de Renart). La compositrice Liesa van de Aa avait mijoté en 2013 un opéra à part entière pour les bergmaniens, mais des raisons artistiques en décidèrent autrement. Dans ce sens, l’invitation venue d’Opera Vlaanderen par le truchement de son directeur de l’époque, Aviel Cahn, ne fut pas tout à fait une surprise. « C’était vraiment ce qu’on attendait, acquiesce Stef Aerts. Malgré le fait que des collègues ne cessaient de nous mettre en garde : l’opéra est une institution extrêmement rigide, la liberté y est vraiment muselée… Les mêmes avertissements que nous avions entendus des années auparavant quand on avait été invités par Toneelhuis. Pourtant, d’aller travailler là-bas a été une des meilleures décisions que nous ayons jamais prises et nous pensions donc que l’opéra pouvait s’amener, on l’attendait de pied ferme. » (Rire).
« La grande différence, ajoute Verstraeten, est que nous sommes entre-temps si familiarisés avec l’équipage du Toneelhuis, que nous savons parfaitement jusqu’où nous pouvons pousser nos idées. Dans le cas d’Opera Vlaanderen, il fallait voir… Quand on est invité à dîner chez quelqu’un, on ne pose pas tout de suite les pieds sur la table. » « C’est pourtant ce que nous avons fait, plus ou moins », ajoute Aerts.

C’est ce qui apparaît. Après avoir vu Les Pêcheurs de perles, il faut reconnaître que notre collectif n’a pas seulement réussi à assujettir l’opéra même de Bizet, mais aussi l’un ou l’autre des us et coutumes de l’opéra. En matière de poétique, Les Pêcheurs
est une création typiquement bergmanienne : il possède la puissance cinématographique de 300 el x 50 el x 30 el, l’absurdisme étrange de Le pays de Nod et le tragique existentiel de l’être humain en lutte qui traverse toute l’œuvre de FC Bergman.

Le livret a été défait de son côté exotique

Le livret romantique d’Eugène Cormont et Michel Carré, situant la jalousie entre deux amis intimes à propos d’une femme dans une communauté de pêcheurs de perles, a été défait de son côté exotique. Les personnages principaux, Zurga, Nadir et Leïla ne se trouvent pas dans le décor de Ceylan, une île jadis britannique, mais dans un foyer pour personnes âgées. Les événements se déroulent dans leur souvenir, au seuil de la mort.

Cela représente évidemment une modification importante de l’intrigue, mais ce concept a précisément été rendu possible et plausible par l’ouverture dramaturgique de cet opéra, déclare Aerts. « Nous avons surtout choisi Les Pêcheurs de perles parce que l’opéra n’est pas aussi travaillé que Rigoletto, le premier opéra qu’Aviel nous avait proposé. Les Pêcheurs est plus accessible, basée sur une légende peu étoffée, nous laissant la liberté d’y superposer notre propre concept. Sans trop altérer la partition.

Et c’est bien là que le bât risque de blesser. Au théâtre, cela fait quasiment cent ans que les textes ont été désacralisés : depuis, Shakespeare est découpé à cœur joie, reformulé ou déchiré en morceaux. C’est beaucoup plus délicat du point de vue dramaturgique pour une partition d’opéra, sans parler du tabou culturel qui l’entoure encore de nos jours. La partition est sacrée, on n’y touche pas. Ce qui signifie du coup que le chef d’orchestre ou directeur musical risque de se présenter comme un opposant potentiel très puissant.

FC Bergman a eu la chance de pouvoir compter en matière de dramaturgie musicale sur l’expertise de Luc Joosten et d’être soutenu au pupitre par le jeune Belge David Reiland. « On entend un tas d’histoires d’horreur sur des metteurs en scène et des chefs d’orchestre qui s’entredéchirent et se poussent réciproquement vers la sortie, raconte Aerts. Avec David, la coopération a été hyper agréable : il nous a laissé toute liberté en nous aidant là où il le fallait.» «Nous savions que le volet musical était entre de bonnes mains, ajoute Verstraeten. Cette responsabilité partagée nous a donné un grand calme. »

En concertation avec Joosten et Reiland, on n’a ‘pas trop’ touché à la partition, mais un peu quand même. Aerts : « On a sorti un récitatif sur un collier, parce qu’il ralentissait par trop l’intrigue et on a supprimé quelques mesures à la fin. » Des interventions minimales, mais qui n’ont malgré tout pas recueilli l’approbation de tout un chacun.

La soprano Gabrielle Philiponet chante la plus grande partie de l’opéra en portant un masque

Aerts : « Il y a eu tout de même une petite vieille qui est venue m’engueuler en criant au scandale parce que le passage du collier avait disparu. (Petit ricanement). Alors que nos adaptations ont été beaucoup moins flagrantes que ce que Castellucci a fait par exemple récemment en supprimant les passages parlés dans La Flûte enchantée. »

Assumant en général le travail de mise en scène au sein de FC Bergman, Aerts s’est trouvé confronté à une nouvelle expérience : la coopération avec des chanteurs professionnels. Le théâtre de FC Bergman se prévaut d’un jeu d’acteurs plutôt cru et très physique, des caractéristiques auxquelles les chanteurs ne sont guère préparés et qui paraissent le plus souvent inconciliables avec les efforts à produire pour chanter. Aerts a néanmoins pu obtenir des prouesses inhabituelles de la part de la soprano
Gabrielle Philiponet (Leïla). Elle chante par exemple la plus grande partie de l’opéra en portant un masque.

« On a vraiment eu de la chance avec elle, estime Aerts. Elle s’est montrée très engagée et extrêmement flexible. Concernant ce masque, l’inquiétude émanait surtout de tout l’entourage, mais elle-même ne s’en souciait pas réellement. » Pour les hommes, le ténor Marc Laho (Nadir) et le baryton André Heyboer (Zurga), il a fallu chercher la bonne approche. Aerts : « Dans l’opéra, il est de coutume de proposer une mise en scène très précise : tu te places là, tu fais ceci. Quand on demandait à Stefano de boire une gorgée de café en chantant un air, il tenait à savoir exactement sur quelle note il devait saisir sa tasse. Au théâtre, c’est impensable. Mais d’une certaine manière, c’était aussi une sorte de soulagement. Nous venions de sortir de JR, avec une distribution d’acteurs gigantesque qui souhaitaient tous avoir leur mot à dire. Croyez-moi, c’était beaucoup plus fatigant. (Rire).

À l’inverse, les chanteurs aussi se sont sans doute vus confrontés à une toute nouvelle expérience en travaillant avec un metteur en scène qui ne cessait de découvrir de nouvelles possibilités jusqu’au dernier jour. « À l’opéra, il est d’usage d’être prêt une semaine avant la première, dit Aerts. Après, on ne demande plus d’adaptations de la part des chanteurs. Mais le jour même de la première, nous avons encore voulu modifier légèrement la scène finale. Quand on en a averti Stefano, il a juste souri en disant : ‘Pourquoi est-ce que cela ne m’étonne pas ?’ J’ai trouvé ça si émouvant, si totalement contraire aux préjugés sur le comportement de diva des chanteurs ou cantatrices d’opéra. On nous avait mis en garde contre des tonnes de rigidité, mais nous avons trouvé surtout, de la part des chanteurs jusqu’à la direction, de la disponibilité. »

Par cette dernière remarque, Aerts se réfère aussi au fait que FC Bergman a fait sortir Aviel Cahn de sa zone de confort. «En fait, nous voulions travailler avec des chanteurs retraités. Nous trouvions une certaine beauté dans le fait d’entendre des voix vieillies, tant soit peu éraillées, mais à l’opéra, on ne trouve pas ça ‘beau’, car la norme est la perfection. Avec Aviel, nous avons finalement conclu le compromis de faire appel à une distribution d’un certain âge quand même. Ce qui impliquait un risque pour lui, car les critiques n’ont pas tous et toutes compris qu’il s’agissait d’un choix délibéré. Dans certaines publications spécialisées, l’opéra a en effet été critiqué pour la qualité des voix. »

L’imperfection, l’introduction improvisée dans un contexte dominé par la perfection et l’efficacité, voilà ce que FC Bergman a réussi à faire tant au niveau artistique que dans l’aspect de la production. Aerts et Verstraeten se le rappellent avec grand plaisir, tout en reconnaissant qu’il n’a pas été évident de revendiquer leur aire de jeu dans la grande machinerie de l’opéra. Mais ce combat même a fait partie du plaisir.

« Il n’existe plus beaucoup d’institutions où il soit encore possible de transgresser des règles, estime Verstraeten. J’imagine qu’ils ont dû ressentir notre présence comme rafraîchissante. » Et Aerts d’ajouter: « C’est du moins ce qu’ils nous ont dit par après. Mais peut-être ne l’ont-ils dit que pour nous rassurer. » (Rire).

Opéra de Lille

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Evelyne Coussens

critique de théâtre

photo © J. Martens

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