C’est par amour que l’écrivaine Anne van den Dool s’est installée à Delft il y a sept ans. Maintenant que le Rijksmuseum d’Amsterdam et le musée Prinsenhof Delft remplissent simultanément leurs salles avec des expositions sur l’œuvre et la vie de Johannes Vermeer, Anne van den Dool regarde la ville natale du grand maître avec d’autres yeux. «Qui se tient sur le quai comprend pourquoi Vermeer a choisi ce point de vue il y a plus de trois cents ans.»
J’ai découvert pour la première fois la ville de Johannes Vermeer il y a sept ans. Avant de me rendre à ce premier rendez-vous avec un jeune homme de Delft, via une application de rencontre très connue à l’époque, j’avais seulement visité l’université lors d’une journée portes ouvertes. Le soir en question, en février 2016, j’ai eu l’honneur d’une courtoise visite guidée de Delft. Cette visite aurait été beaucoup plus longue si, à un moment donné, je n’avais fait comprendre à mon guide que j’allais tomber d’inanition.
Toutes ces ruelles et ces places m’ont fait ce soir-là une impression qui ne m’a jamais plus quittée: ici, le temps semble s’être arrêté depuis des siècles. Les noms des entreprises trônent toujours sur les façades des immeubles qui les abritaient il y a cent ans, les volets classiques sont toujours accrochés devant les fenêtres et les petits ponts enjambent toujours les canaux comme ils le faisaient à l’époque. C’est du moins ce que j’imagine, car évidemment je n’ai jamais voyagé dans le temps.
© Michael Kooren, Visit Delft
Au cours de cette promenade, je ne pouvais pas encore me douter que j’allais habiter à Delft pendant les sept années suivantes. Désormais, je serai entourée jour après jour de traces de ce grand artiste du XVIIe siècle, à qui Delft doit toujours sa célébrité. Je verrai des foules de touristes se presser dans la vieille ville à la recherche de l’endroit où Johannes Vermeer avait vécu, et de la ruelle qu’il avait peinte.
Aucune peinture à trouver
Malheureusement, vous ne trouverez pas de peintures de Vermeer à Delft. Une petite quarantaine seulement ont été conservées, et elles sont toutes dans d’autres villes. Les œuvres géographiquement les plus proches se trouvent à une dizaine de kilomètres, au Mauritshuis à La Haye. Il s’agit de deux de ses toiles les plus célèbres: La Jeune fille à la perle et Vue de Delft.
À Delft, deux musées tentent malgré tout de faire mieux connaître l’œuvre de Vermeer. Le Centre Vermeer présente des reproductions de 37 de ses toiles et nous fait découvrir sa vie et son œuvre. Le musée Prinsenhof Delft, installé à l’intérieur du monastère où mourut Guillaume d’Orange, organise régulièrement des expositions autour du maître. Il y a quelques années, l’exposition Pieter de Hooch à Delft. Hors de l’ombre de Vermeer invitait les visiteurs à chercher les similitudes entre les deux peintres contemporains.
Maintenant que le Rijksmuseum d’Amsterdam rassemble ce printemps le nombre record de 28 toiles de Vermeer, le musée Prinsenhof ne peut être laissé pour compte. C’est pour cette raison que, parallèlement à la grande exposition dans la capitale, le musée organise l’exposition Het Delft van Vermeer (Le Delft de Vermeer), visible du 10 février au 4 juin 2023.
Évidemment, le visiteur n’y trouvera aucune œuvre originale, mais il pourra se faire une idée du contexte historico-culturel dans lequel a fleuri l’art de Vermeer. Des toiles de peintres delftois contemporains de Vermeer sont exposées dans les vitrines, aux côtés de poteries, de tapis, de pièces d’archives et de documents autobiographiques.
Dans les rues
Mais qui veut vraiment connaître le contexte dans lequel travaillait Vermeer doit sortir dans les rues. L’Oude Kerk et la Nieuwe Kerk (la Vieille et la Nouvelle Église), les canaux et les maisons de maître: tout nous ramène au temps de Vermeer. Le Voldergracht est l’un des endroits les plus évidents pour commencer ce périple. C’est ici qu’est né Vermeer en 1632, dans l’auberge paternelle du nom de De Vliegende Vos (Le Renard volant). Récemment encore se trouvait ici un hôtel du même nom, aménagé selon les coutumes de l’époque. L’auberge devait son nom au père de Vermeer, qui s’appelait alors Reynier Jansz. Vos (vos signifiant renard).
© Michael Kooren, Visit Delft
Le père de Johannes n’était pas seulement aubergiste, il était aussi marchand d’art. Il participait pleinement à la vie culturelle de son époque et entretenait des contacts avec de célèbres peintres delftois, tels que Carel Fabritius –connu pour Le Chardonneret– et Pieter de Hooch.
Mauritshuis
Fabritius allait devenir un ami proche de Vermeer. Malheureusement, leur amitié ne durera pas des décennies. En effet, en 1654, Fabritius périt lors de l’explosion de la poudrière de Delft, un désastre qui détruisit la moitié de la ville. Ainsi mourut l’élève le plus doué de Rembrandt. Il avait une trentaine d’années.
À la recherche de l’endroit où Vermeer passait la plupart de son temps, nous arrivons sur l’Oude Langendijk. Vermeer a habité sur ce canal pendant quinze ans, avec son épouse Catharina et leurs quinze enfants, dont plusieurs sont morts en bas âge. La famille vivait avec la mère de Catharina, la riche Maria Thins. C’est ici que Vermeer a peint la majeure partie de son œuvre, qui comptera finalement une cinquantaine de toiles. Il ne réalisait que quelques toiles par an, ce qui n’est pas énorme pour un peintre de l’époque.
Vue de Delft
Le Centre Vermeer, sur le Voldersgracht, est un autre lieu important à Delft, non seulement grâce à toutes les reproductions qu’il expose, mais aussi du fait qu’au XVIIe siècle la maison abritait la guilde de Saint-Luc. À l’instar de son père, Vermeer s’est affilié à la guilde en 1653. Il se retrouve alors dans une compagnie hétérogène de peintres, d’artistes vitriers, de sculpteurs, de graveurs, d’imprimeurs et de marchands d’art. En poursuivant un peu sur le Voldersgracht, nous arrivons vite sur le Hooikade. Ce quai offre un point de vue très particulier: c’est de là que Vermeer a peint Vue de Delft. Le tableau représente le port de Delft, que rappellent encore les bateaux qui y sont amarrés aujourd’hui.
Qui se tient sur le Hooikade comprend pourquoi Vermeer a choisi ce point de vue il y a plus de trois cents ans: le ciel nuageux se reflète toujours dans l’eau aussi magnifiquement qu’à l’époque. Toutefois, le port est quelque peu plus urbanisé qu’en 1660, quand Vermeer a peint sa toile, bien qu’il semble avoir légèrement ordonnancé les bâtiments qui se profilent à l’horizon afin d’apporter davantage de calme à la composition.
Sur le célèbre paysage urbain de Vermeer, nous faisons face à la Rotterdamsepoort. Dans la vraie vie, ce n’est plus possible, car cette porte n’existe plus depuis près de deux siècles. Qui veut trouver une vue quelque peu équivalente, doit se diriger vers l’Oostpoort, la seule porte de la ville de Delft du XVIIe siècle à se dresser encore fièrement. Avec ses deux tourelles, elle rappelle beaucoup celle peinte par Vermeer.
Qui se promène longtemps dans la vieille cité de Delft voudra peut-être, à un moment donné, voir en vrai la célèbre ruelle de Vermeer. Ce ne sera pas chose aisée, car nous ignorons toujours son emplacement exact. Jusqu’en 2015, les panneaux d’information envoyaient les touristes vers la Nieuwe Langendijk. Pourtant, cette année-là, l’historien de l’art Frans Grijzenhout s’est aventuré à avancer que cette ruelle devait se trouver dans la Vlamingstraat. Il tirait cette conclusion des recherches approfondies qu’il avait faites sur l’âge des maisons à cet endroit et sur leurs anciens propriétaires, et ainsi que sur la vue offerte par l’échappée du tableau.
© Michael Kooren, Visit Delft / Rijksmuseum
Dernière demeure
Le Centre Vermeer se situe à quelques centaines de mètres seulement de l’Oude Kerk (la Vieille Église). C’est dans cette église que Vermeer a été inhumé au cours de la deuxième semaine de décembre 1675. Il est mort de façon inattendue: il n’a été malade qu’un jour et demi avant de mourir. Il laissait huit enfants derrière lui. Il a été enterré dans l’Oude Kerk, où sa belle-mère y avait sa propre tombe. Certains de ses enfants décédés y étaient déjà enterrés. Ce même destin attendait Vermeer.
© Wikimedia
Lorsque son œuvre gagne en notoriété au cours des XIXe et XXe siècles, l’église attire de nombreux visiteurs. C’est pourquoi en 1975, exactement trois cents ans après sa mort, une petite pierre tombale y a été posée. Aujourd’hui, le maître de Delft repose dans une grande tombe à l’intérieur de l’église.
Qui pense que Vermeer a profité financièrement de ses peintures se trompe. N’ayant vendu ses toiles qu’à quelques amateurs d’art delftois, il ne s’est pas construit de renommée. Il était même trop pauvre pour payer son pain. Il donnait parfois des toiles à son boulanger, qui s’est constitué ainsi une belle collection du maître du XVIIe siècle.
Le merchandising Vermeer
Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle qu’un critique d’art s’intéressera à nouveau à l’œuvre du maître. Le critique d’art français Théophile Thoré-Bürger découvre la Vue de Delft au Mauritshuis et part à la recherche d’autres œuvres du peintre inconnu. Bien qu’il attribue à Vermeer beaucoup plus de toiles que de droit –plus de quatre-vingts–, ses recherches constituent le berceau du succès de Vermeer. De plus en plus de grands musées néerlandais se mettent à collectionner ses œuvres. Actuellement, seuls deux Vermeer ne se trouvent pas dans des musées.
© Rijksmuseum
Cette année, Delft est entièrement placée sous le signe de Vermeer. Des tulipes Vermeer sont cultivées, des bougies Vermeer sont fabriquées et des pains Vermeer sont cuits. Des imitations des œuvres de Vermeer sont accrochées pendant des semaines dans les vitrines de plusieurs dizaines de magasins de la vieille ville. Il y a des expositions de photos et des concours de peinture, il y a des tours en bateau Vermeer et des menus Vermeer.
En traversant le centre-ville qui se prépare pour l’année Vermeer, je me demande ce que le peintre aurait pensé de toute cette agitation. Avait-il choisi délibérément de produire et de vendre si peu? Aurait-il apprécié tous ces honneurs? Peut-être se cachait-il justement dans ses scènes les plus paisibles, peut-être trouvait-il dans son art ce qu’il recherchait le plus: le calme, la pureté et l’harmonie.