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littérature, société

Dans l’Euregio Meuse-Rhin, la littérature est une porte vers les autres aires linguistiques

Par Tomas Vanheste, traduit par Maxime Kinique
26 avril 2024 10 min. temps de lecture Entre voisins: Wallonie et néerlandophonie

L’Euregio Meuse-Rhin n’est jamais en manque de projets pour stimuler la collaboration transfrontalière dans une région qui s’étend sur trois pays. Par des projets littéraires notamment, elle contribue au rapprochement de collégiens et d’adultes de Belgique, des Pays-Bas et d’Allemagne. La culture est un levier important pour renforcer l’identité régionale, affirme l’Euregio. Mais traduit-elle également cette idée dans la pratique?

Nous sommes dans une petite salle d’Aix-la-Chapelle, un vendredi soir mi-janvier 2024: un groupe de quelque deux cents collégiens venus des Pays-Bas, de Belgique et d’Allemagne décident de soumettre l’écrivain français Victor Jestin et son confrère allemand Ewald Arenz à un feu nourri de questions. Ces deux auteurs sont en lice pour le prix littéraire des Lycéens de L’Euregio pour leurs livres respectivement intitulés La Chaleur et Le Parfum des poires anciennes. Le 21 février, les collégiens allaient rencontrer à Maastricht deux autres écrivains: Katerina Poladjan et le Néerlandais Raoul de Jong, eux aussi sélectionnés pour, respectivement, Ici, les lions et Jaguarman. Et le 20 mars, ce serait au tour de l’autrice néerlandaise Hanna Bervoets, nominée pour Les choses que nous avons vues, et de Tanguy Viel, qui figure lui aussi sur la liste des candidats au prix avec La fille qu’on appelle, de répondre à leurs questions.

En ce vendredi soir de la mi-janvier, les collégiens montrent qu’ils ont bien préparé le rendez-vous. L’un d’entre eux demande à Jestin si les pins qu’il décrit dans La Chaleur recèlent une signification symbolique. «Ce sont des arbres très grands, très fins, qui ont quelque chose d’inquiétant, presque de l’ordre du militaire», répond l’écrivain. On en rencontre beaucoup dans les Landes, la région où se déroule l’histoire qu’il raconte. Là-bas, les plages sont immenses, les vagues monstrueuses et les incendies de forêt nombreux. L’atmosphère sinistre se fait presque palpable dans la salle.

Un autre collégien demande à Ewald Arenz comment sa fille a réagi à la parution de son livre. L’auteur lui répond que sa fille, qui a aujourd’hui vingt ans, à l’instar d’un des personnages, s’est elle aussi mutilée lorsqu’elle avait quinze ou seize ans. «Vous pensez être un bon père, mais vous ne voyez pas venir les choses», déclare Arenz. À la fin de cette séance de questions-réponses qui aura marqué les esprits, les collégiens se bousculent pour obtenir un autographe des auteurs avant d’embarquer dans le bus du retour.

Sur l’estrade, Ina Engelhardt et Frans Bemelmans traduisent toutes les questions et réponses dans les deux autres langues de l’Euregio. Engelhardt est cheffe de projet pour la Wallonie auprès de l’association EuregioKultur; Bemelmans exerce la même fonction pour le Limbourg au sein du pendant néerlandais de cette organisation et est en même temps professeur d’allemand et de français. EuregioKultur a pour objectif de promouvoir les échanges culturels et littéraires transfrontaliers au sein de l’Euregio Meuse-Rhin.

La littérature rapproche les gens

Cette eurorégion englobe les provinces belges du Limbourg et de Liège (y compris Ostbelgien ou les Cantons de l’Est, la partie germanophone de la Wallonie), la région allemande d’Aix-la-Chapelle et la partie sud du Limbourg néerlandais. Sur la carte se dessine une région qui semble un rien arbitraire et disparate, mais, d’un point de vue historique, c’est une région culturelle cohérente, avec des villes qui ont entretenu beaucoup de contacts entre elles.

L’Euregio Meuse-Rhin est née à l’initiative de la princesse néerlandaise Beatrix qui, à l’occasion d’une visite dans le Sud-Limbourg en 1974, proposa d’encourager la collaboration transfrontalière. Comme chaque région frontalière, l’Euregio Meuse-Rhin est soutenue par un programme européen de financement, l’Interreg Meuse-Rhin, dont une partie est attribuée à un des projets de l’association EuregioKultur.

Dans un entretien vidéo, Ina Engelhardt m’explique que Sylvie Schenk, une autrice et enseignante née en France et partie s’installer en Allemagne à l’âge de vingt ans, a lancé en 2002 le prix littéraire des Lycéens de l’Euregio. Cette initiative s’inspire du prix Goncourt des lycéens, un autre prix littéraire dont le lauréat ou la lauréate est choisi par des collégiens et dont elle a traduit la formule pour l’Euregio Meuse-Rhin.

Les auteurs et autrices en compétition pour ce prix ne doivent pas nécessairement habiter dans la région; le seul critère imposé est que les romans sélectionnés aient été écrits dans l’une des trois langues qui y sont parlées, à savoir le français, le néerlandais et l’allemand. Un comité composé de quelques personnes, dont Schenk, sélectionne six livres (deux au sein de chaque région linguistique). Étant donné que des traductions doivent également être disponibles dans les deux autres langues, le vivier de candidats n’est pas très étendu. Le comité veille, en outre, à ce qu’il y ait une belle diversité dans les sujets abordés –pas plus d’un roman de guerre, par exemple– et dans les horizons et univers dont proviennent et se réclament les auteurs.

Le comité a également tendance à privilégier les ouvrages pas trop épais, car les collégiens doivent les lire tous les six. Ce sont eux qui, en fin de compte, désigneront le livre gagnant lors de la journée du jury, mais non sans un travail préparatoire. Les collégiens commencent par discuter de tous les livres au sein de leur école; ensuite, ils posent leurs questions aux auteurs pendant les trois séances, à Aix-la-Chapelle, Maastricht et Liège; enfin, les critiques littéraires et journalistes entrent en piste, jettent un regard attentif sur les livres nominés et en parlent avec les collégiens.

Engelhardt expose en ces termes la philosophie de ce prix: «Notre objectif est de mettre en contact les gens de la région via la littérature. Beaucoup de personnes n’habitent qu’à quelques dizaines de kilomètres de la frontière, mais n’ont pas vraiment d’idée de ce qui se passe de l’autre côté de celle-ci. Le but est de rapprocher les gens, de les amener à se parler et à faire connaissance. Dans un contexte où de nombreux prix sont décernés par des personnes qui ont fait des études littéraires, nous voulons donner la parole aux jeunes tout en renforçant le sentiment démocratique dans la région.»

Mais cette région existe-t-elle réellement dans l’esprit des gens? Les personnes qui habitent à Maastricht, Liège ou Aix-la-Chapelle ont-elles le sentiment de vivre dans l’Euregio Meuse-Rhin? «Côté allemand surtout, le concept d’Euregio est au cœur de beaucoup d’initiatives», explique Engelhardt. «Il y a l’Euregio FreizeitGuide dédié aux activités de loisirs et l’Euregio GastroGuide destiné aux gourmets. À Liège, par contre, le concept vit moins, je pense.» Dans le sud de la province néerlandaise du Limbourg, cela varie d’une localité à l’autre, selon Frans Bemelmans. «Moi-même, je vis à Heerlen, où nous nous intéressons davantage à ce qui se passe en Allemagne qu’en Belgique francophone. À Maastricht, les gens ont le regard davantage tourné vers le sud.» Mais de là à dire que les habitants entretiennent beaucoup de contacts avec leurs voisins, il craint que ce ne soit pas le cas. «Les frontières sont là et bien là, et notre maîtrise de la langue du voisin est loin d’être optimale.»

La mission des deux chefs de projet est d’agir pour que les choses changent. «Les gens vont en vacances en Espagne et en Italie», indique Engelhardt. «Je n’ai rien contre ces deux pays, mais il y a tellement de belles choses à faire et à voir et tellement de visions intéressantes de la vie à découvrir près de chez nous. Nos projets encouragent les gens à s’intéresser à ce qui se passe près de chez eux et à parler avec leurs voisins de l’autre côté de la frontière, même s’ils ne connaissent pas leur langue.»

«Je pense que la littérature est une porte vers une autre culture», ajoute Bemelmans. «Par le biais de la littérature, vous vous plongez dans un autre pays et y effectuez littéralement un voyage. Nous emmenons les élèves dans notre sillage vers Liège, une expérience qui est la première pour bon nombre d’entre eux.»

Le prix littéraire s’adresse aux jeunes. Avec L’Euregio lit/Die Euregio liest/De Euregio leest, les six auteurs sont également présentés au grand public dans les rayons des librairies et des bibliothèques. L’association EuregioKultur est impliquée en outre dans toutes sortes d’autres projets, comme Borderlines, une initiative née aux Pays-Bas autour du poetry slam. Des concours sont aujourd’hui organisés dans chaque région linguistique, suivis d’une finale dans les trois langues, qui constitue une nouvelle occasion de rencontres passionnantes entre différentes cultures, comme le souligne Engelhardt. «Le poetry slam fait l’objet de conceptions différentes dans chaque partie de la région. En Allemagne, le genre rappelle la stand up comedy, avec des artistes qui multiplient les calembours pour divertir leur public. Aux Pays-Bas, le poetry slam s’accompagne d’une plus grande liberté artistique alors qu’à Liège il se pare d’une dimension activiste très prononcée.»

Euregion Stories est une initiative qui a vu le jour pendant le Covid. «Lors de cette période, il n’était pas possible de se produire dans un café bondé», se souvient Engelhardt. «Nous avons alors lancé un projet destiné aux artistes des mots, aux rappeurs ainsi qu’aux écrivains plus classiques. Objectif: voyager à travers la région. Nous avons mis un réalisateur à leur disposition et leur avons donné carte blanche. C’était un plan B pour le Covid, mais le résultat était très réussi.» Les vidéos, qui sont disponibles sur Internet, ne laissent entrevoir aucune entorse à la vérité. Celle où le poète belge David Besschops fait couler des larmes de minerai de zinc du sol de Moresnet maintes fois occupé par différents pays, par exemple, est particulièrement envoûtante.

Si l’on visionne l’ensemble des vidéos, on pourrait croire que la littérature a réellement le pouvoir de mettre en lumière le caractère de la région et d’abattre les murs entre ses différents espaces linguistiques. Un rôle qui est également dévolu à la culture dans divers textes politiques

La culture, une simple servante?

«La culture unit par-delà les frontières», peut-on lire sur la page thématique de l’Euregio. Financé avec l’argent du programme Interreg 2014-2020, le projet Terra Mosana vise, à travers des récits numériques au sujet du patrimoine culturel commun, à renforcer le sentiment d’une identité commune au sein de l’Euregio Meuse-Rhin.

La culture hérite également d’un rôle en vue dans la «Stratégie pour le futur» de l’Euregio. Le paysage culturel y est dépeint comme extrêmement «coloré et dynamique» et l’Euregio soutient que la culture peut apporter une contribution importante aux idées innovantes et au marché du travail. Dans le résumé des temps forts de l’année 2023, la brochure se tait toutefois dans toutes les langues au sujet de la culture et de la littérature, préférant se targuer des nombreux articles de presse (plus de quarante au total) parus après que l’Euregio a attiré l’attention des cinq ministres des Finances de la région sur les problèmes fiscaux rencontrés par les travailleurs frontaliers.

La culture devra-t-elle se contenter de belles paroles ou bénéficiera-t-elle d’un véritable investissement de la part de l’Euregio? La réponse à cette question se révélera, bientôt, à la lumière des projets qui auront été sélectionnés dans le cadre du nouveau projet de financement Interreg Meuse-Rhin, mais les premiers signes n’incitent guère à un optimisme démesuré. Dans le programme Interreg 2021-2027, la culture apparaît sous le «Défi 4: le tourisme dans une région de haute qualité». Elle doit dès lors se contenter d’un rôle de servante du tourisme.

Le fait que la culture soit bien plus que cela apparaît à nouveau clairement lorsque les écoliers de l’Euregio rencontrent Raoul de Jong et Katerina Poladjan le mercredi 21 février au soir à la bibliothèque de Maastricht. Une fois de plus, ils bombardent les auteurs nominés de questions souvent intelligentes, parfois littéraires, parfois personnelles ou plutôt liées à un thème social. Un garçon demande à Katerina Poladjan comment elle voit l’avenir de l’Arménie, maintenant que l’enclave arménienne du Haut-Karabakh a été conquise par l’Azerbaïdjan en septembre 2023.

Son livre Ici, les lions se déroule en Arménie et évoque de manière poignante le génocide de 1915 dans un conte magique mettant en scène deux enfants. «Je ne sais pas», répond Poladjan. «Ce qui s’est passé rend le génocide terriblement actuel». Si elle devait donner un pronostic, il serait très pessimiste, dit-elle, visiblement affectée. Pendant un instant, le silence se fait dans la salle. Puis les questions reprennent de plus belle. Même au moment de la dernière question, de nombreuses mains se lèvent encore. Une fois de plus, les élèves se dirigent en grand nombre vers le duo d’auteurs pour obtenir des autographes dans leurs exemplaires des livres en lice. Ensemble, les jeunes de trois pays montrent que la littérature peut capter l’imagination, les cœurs et les esprits sans relâche.

Tomas

Tomas Vanheste

journaliste indépendant et rédacteur en chef adjoint des publications de de lage landen.

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