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littérature

Entre excentricité et humour subtil: «De buitengewoon geslaagde opvoeding van Frida Wolf» de Maria Kager

Par Dirk Vandenberghe, traduit par Françoise Antoine
17 juin 2024 7 min. temps de lecture La première fois

Le premier roman de Maria Kager, De buitengewoon geslaagde opvoeding van Frida Wolf (L’éducation exceptionnellement réussie de Frida Wolf), montre l’habileté de l’autrice à combiner différents styles, avec l’humour subtil en guise de lien entre tous les chapitres.

À la fin du siècle dernier, la chanteuse de hip-hop Lauryn Hill a fait un tabac avec l’album The Miseducation of Lauryn Hill. La pauvreté et une enfance difficile sont des sujets porteurs en musique pop et en littérature, sources d’une musique sensible, vibrante, et d’histoires émouvantes. De «galère», il est également question dans De buitengewoon geslaagde opvoeding van Frida Wolf, et nous en apprenons même la traduction russe, du moins selon ce que Frida explique à son amie Rimade en visite chez elle. Ces mots lui viennent de son père, Timofey Wolf, qui se targue d’avoir des aïeux soviétiques.

Bien que le premier roman de Maria Kager porte, comme son titre l’indique, sur l’enfance et l’évolution de Frida, la vedette de ce livre est sans conteste son père, Timofey. Tout comme certains livres restent en mémoire en raison d’un décor exceptionnel ou d’un style narratif unique, l’évocation du nom de Frida Wolf ou de Maria Kager fera naître invariablement un sourire épanoui sur mon visage, au souvenir précisément de Timofey Wolf.

Le moins que l’on puisse dire est que le père Wolf est une figure excentrique. Il est directeur de la prison-coupole de Haarlem, à côté de laquelle il habite avec son épouse, beaucoup plus jeune que lui, et leur fille. Cette proximité de son domicile présente des risques, et ses supérieurs l’ont mis en garde, mais Wolf n’en a cure: il préfère tout simplement vivre près de son travail.

Ce pourrait être interprété comme un dangereux entêtement si Wolf ne prenait pas aussi souvent parti pour les résidents de sa prison. Tout à fait en ligne avec l’esprit de Charles Dickens, l’un de ses nombreux auteurs favoris qu’il aimerait tant que sa fille de dix ans lise aussi, il ne condamne pas les voleurs et autres criminels, mais bien l’ordre établi. «Les petits truands de la bande à Fagin sont bien moins nuisibles pour la société que tous ces crétins qui dirigent les tribunaux, les ministères et les orphelinats», enseigne, philosophe, le directeur de prison à sa fille.

Accessoirement, Wolf se révèle également kleptomane. Au centre commercial, il apprend à Frida comment chiper de la lingerie pour sa mère sans se faire remarquer. Sans parler d’autres méthodes d’éducation et particularités que l’on découvre au fil du livre.

Maria Kager relate tout cela avec un grand sens de l’humour, sans en rajouter. Elle ne cherche pas à faire rire: son humour est plutôt britannique, pince-sans-rire. Elle manie également à merveille des styles très différents. Tantôt elle se glisse dans la peau de la jeune Frida pour évoquer son enfance, tantôt le récit prend la forme d’un journal intime ou encore d’une étude scientifique lorsqu’elle prépare pour l’école une élocution sur les architectes et les constructeurs de la prison-coupole. Ce chapitre contient également de courts articles de journaux, évidemment fictifs, à propos de prisonniers évadés, et des notes de bas de page visant à clarifier certaines choses. Aux lecteurs pressés qui seraient tentés de sauter ces notes de bas de page: elles sont souvent très drôles.

Frida Wolf est attachée à ses parents, tous deux très aimants et chaleureux à leur manière. Si elle n’a donc pas eu une enfance malheureuse à proprement parler, elle a eu malgré tout son lot de revers. Le roman est donc également initiatique, racontant comment Frida a traversé cette enfance exceptionnelle et son éducation quelque peu excentrique, son premier amour de jeunesse et les drames qui se déroulent autour d’elle –en colorant son histoire, en lui donnant une tournure parfois plus sobre– pour se sortir des situations absurdes ou douloureuses qu’elle a vécues.

Maria Kager raconte avec un grand sens de l’humour, mais ne cherche pas à faire rire: son humour est plutôt pince-sans-rire

Dans le dernier chapitre du livre, sur le mode presque essayiste, elle se réfère ainsi aux travaux du neurologue Oliver Sacks sur la manière dont nous nous souvenons de certaines choses. Les événements sont considérablement érodés par le temps, et le souvenir que nous en gardons diffère souvent drastiquement de la réalité. Mais c’est aussi ce qui fait de nous qui nous sommes. Avec le temps, nous pouvons même nous souvenir de choses que nous n’avons jamais vécues, soit parce qu’on nous en a beaucoup parlé, soit parce que nous avons lu de nombreux livres à ce sujet. On peut donc s’inventer toute une vie, toute une enfance qui n’a peut-être jamais existé.

Est-ce grave? Cela fait de vous la personne que vous êtes. Dans le cas de Frida Wolf: une professeure universitaire de lettres, qui écrit sur d’autres livres. Nous ne pouvons que nous réjouir qu’elle ait mis pour une fois sur papier ses propres mémoires.

Maria Kager, De buitengewoon geslaagde opvoeding van Frida Wolf, De Arbeiderspers, Amsterdam, 2023.

L’éducation exceptionnellement réussie de Frida Wolf

Les jours avant que Rimade ne vienne, je donne des instructions à mon père sur son comportement. «Fais gaffe à ne pas dire tout le temps nom de Dieu, ou Jésus Marie Joseph. Et habille-toi normalement.» Pour aller au travail, il porte un costume et des chaussures bien cirées, mais à la maison il ressemble à un clochard, avec des pulls troués, des pantalons pleins de taches de peinture, des chaussettes en poil de chèvre usées et de grosses sandales en cuir dont il n’attache jamais les boucles, de sorte qu’on entend traîner ses pieds quand il marche. C’est pour ça que je préfère éviter que d’autres enfants viennent jouer chez nous le week-end, je meurs de honte.

«Mais le plus important, je dis, c’est que tu fermes la porte quand tu es sur le pot.»

Il la laisse toujours ouverte, sinon il se sent enfermé.

«Dis donc, répond mon père, c’est encore moi qui décide. Je suis chez moi. C’est pas toi qui vas me faire la leçon.

— Laisse, ma chérie, dit ma mère en me pressant doucement l’épaule. Plus tu insistes, moins tu as de chance qu’il fasse ce que tu veux. Pour ça, ajoute-t-elle quand mon père ne peut plus nous entendre, ton père est un vrai gosse.»

«Tu peux m’appeler tonton, dit mon père pendant le repas à Rimade.

— Hein?» demande Rimade.

Je roule des yeux.

«Et la maman de Frida, tu peux l’appeler tata. C’est pas chouette, ça?

— Papa! je crie.

— Qu’est-ce qu’il y a, ma fille? Je n’ai pas invoqué en vain le nom de notre seigneur, que je sache? Et j’ai des beaux vêtements.»

Pour une fois, après le travail, il n’a pas troqué son costume contre ses vieilles frusques.

«Ma tenue est impeccable. Ton petit papa est sapé comme un milord. Tu ne trouves pas, Rimade, que je suis sapé comme un milord?

— Oh si, bien sûr… tonton!» répond Rimade en riant.

Soulagée, j’éclate de rire, si fort que je manque de m’étrangler. La plupart des enfants qui viennent à la maison ont peur de mon père.

Ma mère me sert un verre d’eau.

«C’est naturel chez moi, dit mon père. Je suis un beau garçon.

— C’est bon, Timo, dit ma mère. Mets-la en veilleuse maintenant.

— Allez, hop.»

Il prend une bouchée, mâche deux fois et avale.

«Délicieux, Constance. Est-ce aussi bon pour la santé?»

Il pose toujours cette question, même quand on mange des crêpes. Sans attendre la réponse de ma mère, il se tourne vers Rimade et dit:

«Ta mère ne cuisine sûrement pas aussi bien que Constance, si? À mon avis, tu es en train de te dire: ah, si seulement ma mère cuisinait aussi bien! C’est vrai ou pas, Rimade?»

Rimade me regarde d’un air interrogateur.

«Tu n’es pas obligée de répondre, je lui dis.

— Il se fait que ma mère est très bonne cuisinière, répond alors Rimade.

— Timofey, dit ma mère, laisse un peu cette enfant tranquille. Ne t’occupe pas de lui, Rimade.» Elle lui lance un clin d’œil. «Fais comme nous, ignore-le.»

«Timofey? me demande Rimade après le repas. Quel drôle de nom.

— Toi aussi, tu as un drôle de nom.

— Oui, c’est le prénom de ma grand-mère. Elle est de Schiermonnikoog.

— Mon père s’appelle comme son arrière-grand-père, qui était russe.

— Il parle aussi le russe, ton père?

— Non, il dit juste grech adin, de temps en temps, ça veut dire quelle galère. Mais en général il dit juste quelle galère.

Krechadin? Ça ne sonne pas du tout russe.

— Quand mon père le dit, si.»

Dirk_Vandenberghe

Dirk Vandenberghe

journaliste indépendant

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