«De daden» d’Anne Schepers, un roman sur l’engagement et le cynisme journalistique
Dans De daden (Les Actes), Anne Schepers raconte l’histoire d’une stagiaire dans un grand journal, qui se retrouve lentement mais sûrement coincée entre son engagement militant, ses chefs cyniques et le quartier pauvre où elle a grandi avec sa famille.
La jeune Sara est déterminée à réussir dans le journalisme. Pleine d’idéaux quant à ce métier, elle a à cœur d’éclairer les gens, de dénoncer les injustices, de rendre le monde un tout petit peu meilleur grâce à ses enquêtes et à sa plume. Un idéalisme désuet, un journalisme de la vieille école, tel qu’on le concevait autrefois.
Sara entre comme stagiaire au service d’investigation d’un journal de Rotterdam. Ne gagnant même pas de quoi payer sa chambre d’étudiante, elle retourne vivre chez sa mère à De Beverwaard, un quartier populaire relativement neuf de Rotterdam-Sud, près du stade de football Feyenoord. De Beverwaard est connu pour être un quartier à problèmes. L’un de ses frères, Kyran, vit à proximité; un autre frère, Daaf, a disparu des radars.
Sara tâche de se concentrer sur l’enquête qu’elle mène pour le journal, sur les réfugiés qui migrent depuis l’Extrême-Orient et le Moyen-Orient via Lesbos vers l’Europe. Elle travaille sous la direction de son mentor, Joost, et du rédacteur en chef, Bruno. Ses recherches sont laborieuses. Non seulement la matière est difficile, Sara étant envoyée sur le terrain à la rencontre des réfugiés afin de les interroger sur leur parcours, mais la jeune femme n’est pas toujours sur la même longueur d’onde que son rédacteur en chef, qui veut voir des informations publiées le plus rapidement possible dans son journal. Sara n’ayant guère le sens ni le goût du scoop, leur relation ne s’en trouve pas favorisée.
Les recherches déjà pénibles de Sara sont en outre contrariées par les vicissitudes familiales. Kyran perd son emploi, sa mère voit ses allocations réduites parce que sa fille vit à nouveau à la maison, et l’ex-toxicomane qu’est son frère Daaf refait surface. Tout cela crée des dissensions dans la famille. Kyran ne croit pas du tout aux bonnes intentions de Daaf, tandis que Sara et sa mère aimeraient lui donner une deuxième, une troisième, voire une quatrième chance.
Ainsi, Sara, qui était la première de la famille à aller à l’université et voulait échapper à ses origines, se retrouve à nouveau aspirée vers le passé et confrontée aux préoccupations quotidiennes des personnes qui grandissent dans la pauvreté. Parallèlement, elle se sent de plus en plus déçue par le journalisme. Son idéalisme n’est guère apprécié: on l’accuse de militantisme, de manquer d’objectivité, d’être trop impliquée personnellement dans son sujet. Sara est dépitée de se voir écartée trois jours par semaine au service d’actualité, où elle doit mettre en ligne des dépêches sur le site web du journal.
© Stijn de Vries
L’écrivaine Anne Schepers a un passé de journaliste. Après un stage auprès de l’hebdomadaire Vrij Nederland, elle a travaillé pour la télévision néerlandaise, avant de rejoindre la plateforme d’informations en ligne De Correspondent. Là-bas, elle a eu l’occasion de travailler sur les sujets de fond qui lui tenaient à cœur. Ses descriptions de discussions journalistiques sont précises et parfois amusantes. Les frictions entre les partisans d’un journalisme plus engagé et les purs chasseurs de scoops sont décrites avec beaucoup de justesse, et le rédacteur en chef Bruno, exécrable dans le rôle du mâle alpha, en est pour ses frais.
Le fait qu’Anne Schepers, diplômée de sciences politiques, ait effectué son mémoire de fin d’études sur le thème du cynisme politique, transparaît clairement dans ce premier roman. Même si le cynisme, en l’occurrence, a contaminé le journalisme.
De daden est peut-être un peu lent à démarrer, mais Anne Schepers décrit magnifiquement la lutte que mène Sara, en particulier lorsque la question d’accueillir un centre pour demandeurs d’asile surgit à De Beverwaard. L’idéaliste en elle veut prendre le parti des pauvres gens qui ont fui des situations de guerre, mais elle éprouve également de l’empathie pour la dure réalité du quartier et les problèmes auxquels sont confrontés les gens avec lesquels elle a grandi. Désireuse de comprendre et de contenter tout le monde, suivant sa nature, Sara se heurte à son entourage et à elle-même.
Les derniers chapitres sont les plus forts: les sans-voix s’expriment enfin, ceux de De Beverwaard comme ceux de Lesbos. Le rythme du livre se fait plus soutenu et la sympathie que le lecteur éprouve tant pour les demandeurs d’asile que pour les autochtones rend le tout plus équilibré. L’épilogue est particulièrement intense, avec une touche d’onirisme, laissant plus de place à l’imagination que le reste du livre. Une chute éblouissante qui fait de De daden un premier roman très prometteur.
Anne Schepers, De daden, Lebowski, Amsterdam, 2023.
Les actes
Je pédalais comme une forcenée en direction de la ville, le vent me fouettait les oreilles. Mes jambes étaient acidifiées, je haletais, mes poumons étaient comprimés. Je me fichais de ce que disait Joost, je me fichais de ce que disait Kyran. Ce soir, j’irais parler avec les réfugiés dans l’immeuble de Daaf, et il fallait
qu’ils y soient, et je parlerais aussi à Daaf. Il devrait déjà avoir quitté Deswin à cette heure-là. Je n’avais rien à lui dire, je voulais juste retrouver la sensation d’avant, quand nous nous retournions tous les deux contre ma mère et Kyran, quand c’était encore nous deux contre eux, et pas moi toute seule.
Me mettre en danger ne m’intéressait pas. C’était uniquement le but. Ce n’était qu’en courant des risques qu’on pouvait vivre des choses, sinon on restait en dehors de tout. Comment osaient-ils? Le vent chassait mes larmes de part et d’autre de mes yeux. Mais je ne pleurais pas, je pédalais comme une forcenée et quand j’eus dépassé le pont, la rafale venant de derrière la Maison Blanche souffla si fort dans mon visage que je tombai presque à la renverse. Rester en équilibre. Continuer de pédaler. Quelque part, dans un autre monde, des voitures klaxonnèrent quand je traversai la route. Enfoncer le visage de Daaf dans un bac d’eau froide. Lui crier de se réveiller. Lui crier qu’il n’avait pas le droit de partir. Lui crier que moi aussi je voulais partir.
La rue de l’école était calme. Dans les maisons basses, les rideaux étaient tirés, de la lumière bleue filtrait à travers les fentes. Des réfugiés dans leur rue, des réfugiés en quête de sécurité et de stabilité, chassés depuis l’autre bout du continent, et les gens regardaient sur leur poste de télévision un Chinois qui chantait des paroles incompréhensibles avec un casque sur les oreilles, et quand les Blancs derrière leur pupitre reconnaissaient la chanson, tout le monde riait.
Il faisait tout noir dans l’école. Peut-être que les migrants étaient dans la cave, en attendant que les gens dorment, ou peut-être que j’arrivais trop tard et qu’ils étaient déjà en route pour Hoek van Holland. Les chatons jaunes des noisetiers tombaient en poussière, il y avait des empreintes de pas dans l’épaisse gadoue qui recouvrait les dalles. Des feuilles bruissèrent sous mes pieds lorsque je m’approchai du panneau d’aggloméré posé en travers de l’entrée de l’école. De là où j’étais, on aurait dit que la chaîne de sûreté n’était pas mise. J’appelai Daaf. Ça sonna dans le vide, mais en fait je savais déjà qu’il ne répondrait pas. Peut-être qu’il avait déjà bazardé son téléphone. Je reculai et contemplai les hautes fenêtres au-dessus de moi, les petits carreaux, cassés pour la plupart, calfatés avec du carton et encore de l’aggloméré. On ne voyait rien.
Je regardai autour de moi, heureusement il n’y avait personne dans la rue. Dans la lumière de mon écran scintilla un autocollant qui était collé sur le chambranle de la porte et sur le bois. J’allumai la lampe de poche pour mieux le voir. L’autocollant était bleu foncé: CE BÂTIMENT EST SCELLÉ PAR LA POLICE. Doucement, je poussai le panneau des doigts. Il ne bougea pas d’un pouce. J’allai vers le côté. L’entrée du jardin était bloquée par un ruban de signalisation, et à nouveau le même autocollant. CE BÂTIMENT EST SCELLÉ PAR LA POLICE.
Je m’assis dos à la grille du jardin et allumai une cigarette. Les migrants étaient partis. Daaf était parti. Où il était –je l’ignorais. Il se mit à pleuviner, un vent froid soufflait dans ma nuque. Je me levai, un silence de mort régnait dans la rue, au loin un homme promenait son chien. Il restait neuf cigarettes dans mon paquet. Dans mon esprit surgit une image de Daaf avec une couverture sur un morceau de carton dans un garage entrouvert. Je tapotai la cendre de ma cigarette et partis à pied dans la ville, à la recherche de mon frère.