Johan van der Keuken, de la photo au cinéma et inversement
L’Amstellodamois Johan van der Keuken (1838-2001), auquel le Jeu de Paume de Paris rend hommage jusqu’au 17 septembre, n’a jamais cessé d’entretenir des liens avec la France. À seulement dix-huit ans, il intègre le prestigieux Institut des Hautes études cinématographiques (IDHEC) de Paris. Le cinéma et son incontournable mouvement des images, ne lui fera jamais oublier sa passion première et indéfectible pour la photographie. L’exposition Johan van der Keuken. Le Rythme des images confond ses regards croisés et l’interconnexion non seulement entre ses deux techniques mais aussi entre ses deux contrées d’origine et d’adoption.
Les biographes aiment à rappeler la publication de son premier livre de photographies Nous avons 17 ans (1955) alors qu’il n’a effectivement que 17 ans et que depuis bientôt six ans, il saisit déjà le monde en véritable humaniste. Son regard profondément humain occulte tout dès ses premiers clichés, tel son Autoportrait à 18 ans (1956).
© N. van der Lely
C’est le même qu’il porte sur ses parents en 1953 et bien sûr sur son grand-père qui avait eu l’idée lumineuse d’initier le jeune adolescent à la photographie. Le futur cinéaste concédera plus tard: «Je ne tournerai pas de film sans hommes. Il faut le corps, les naissances et les morts».
Cette humanité, le photographe la portait en lui et a su très tôt la débusquer chez ses camarades, premiers modèles providentiels. Il les met en scène afin de simuler spontanéité et instantanéité. Jeune, il explore les vertus du gros plan et donne ainsi l’illusion d’une proximité pour mieux nous plonger dans l’intime. Rien ne nous détourne des visages encadrés par les lignes de portes entr’ouvertes et de fenêtres dispensatrices de lumière. À la manière des peintres du Nord, il invente un clair-obscur qui adoucit le velouté de l’épiderme. La jeunesse joue à faire comme les grands dans cette même série. Les filles portent des colifichets de dames tandis que les garçons fument la pipe en attendant de grandir.
Des kilomètres de vagabondage
Ensuite Johan van der Keuken parcourt le monde, avec son épouse Noshka van der Lely, surnommée Nosh. Dans ses films, elle ajoutait, disait-elle, «le son à l’image». Les photos dans le sud de la France sont solaires et nous éblouissent, quand l’Inde lui inspire des surimpressions vibrantes qui disent tout de la multitude indienne et de la confusion des langues et des religions. Le Paris des années 1950 est mélancolique et sombre. Les silhouettes se détachent sur les façades lépreuses d’une ville à peine sortie de la guerre. La gare de l’Est, les couloirs du métro, la Goutte d’Or, le Paris de Johan van der Keuken est populaire.
© N. van der Lely
Dans Paris mortel
(1963), la ville qu’on dit «lumière» se décline dans des tonalités de grisailles ou, dans le noir profond des chemises portées en 1956 par des manifestants de l’extrême droite. Trente ans plus tard, il continue d’immortaliser les anonymes de la soupe populaire à Lower East Side où, dans une file d’attente silencieuse, hommes et femmes ravalent leur honte et leur misère.
De l’image fixe au «flou de bougé»
À sa mort, Johan van der Keuken laisse une cinquantaine de films. Les années 1950 opèrent un glissement vers le cinéma et aussi une période d’exploration. Son premier opus, Un moment de silence (en néerlandais, Even stilte), réalisé au début des années 1960, annonce toute son œuvre filmique, faite de récits fragmentaires, loin du montage classique.
«Le décadrage est un cliché concernant sa vision. La caméra d’épaule était essentielle, parce que ça vit», se souvient le documentariste Thierry Nouel, auteur de Johan van der Keuken consacré à cet «ami» côtoyé pendant près de 35 ans et dont «il a filmé la vie» à son crépuscule. Jean-Luc Godard avait été une révélation pour Van der Keuken, notamment par sa pratique du plan sur plan et sa capacité de couper un plan au milieu. «Dès lors, j’ai réalisé qu’on pouvait faire des plans avec ce rythme».
Quant à Nosh, son épouse, elle soulignait la place de l’improvisation dans des films souvent développés sur place [en voyage], même si Van der Keuken aimait à dire que «le photographe est un metteur en scène» et qu’il reconnaissait avoir lui-même manipulé ses modèles.
Nosh dispense plus qu’un simple témoignage, elle nous introduit dans la fabrique de l’œuvre. Elle était son assistante et son modèle dans nombre de photographies. Sans être à proprement parler monteuse, elle soulignait qu’elle avait «son mot à dire». Il n’est pas excessif de la considérer comme co-autrice de quelques-uns de ses films qui sont parfois des créations à plusieurs mains. Le Journal de 1972 en témoigne et Amsterdam, Global Village en 1996 tisse clairement des liens avec la propre existence du couple.
Un cinéma social?
Dans les années 1970, qu’il qualifiait de «moches», Johan van der Keuken crée un «cinéma politique d’une grande beauté formelle», insiste Thierry Nouel, «même si l’approche est rugueuse».
On songe au film Palestiniens
(1975) ou à Sarajevo Film Festival (1998), cités par Thierry Nouel. Ce dernier observait que LŒil au-dessus du puits (1988) dont l’action se déroule en Inde, marquait véritablement une rupture par sa dimension poétique. Avec le temps, il était devenu politiquement plus nuancé, reconnaissait également son épouse.
Il avait extrait de Sarajevo un photogramme dans lequel on voit deux sœurs immobiles sous le feu des snipers. Dans le documentaire, la protagoniste dit que sa «vie est pire qu’un film». Les rues y sont désertes, les façades d’immeubles criblées de balles, comme s’il s’agissait de la métaphore de la propre mort du cinéaste qui se savait malade.
La mort hante Amsterdam Global Village, film testament réalisé cinq ans avant sa disparition. Une femme caresse un bébé mort particulièrement beau. Il avouait ses références picturales. Filmer c’est peindre, mais c’est aussi penser. Plus que documenter, Keuken interrogeait. Il reconnaissait avoir du mal avec le mot documentaire. Il jouait toujours avec ces niveaux du direct et du composé. Il manipule mais on ne doit pas penser que tout est faux. Il faut distiller ce petit moment de vrai.
© N. van der Lely
En 1956, alors qu’il était étudiant à l’IDHEC, il considérait que l’école était un alibi pour flâner dans la ville, «se poser des questions, chercher des réponses, bref découvrir la vie». De ses déambulations naîtra Paris mortel. «Il s’agit plutôt pour moi d’une rencontre avec le monde». Il voulait extraire des moments de réel. Il sut toucher cette réalité et nous toucher.