De l’importance du plurilinguisme chez les nouveaux arrivants
Les enfants qui ont émigré ces dernières années de la Syrie vers la Belgique apprennent très vite la langue de leur nouveau pays. C’est là un incontestable gain, mais qui conduit tout à la fois à la perte de leur langue maternelle, et crée ainsi des sentiments conflictuels quant à leur identité. Le fossé communicatif entre ces enfants et leurs parents se creuse, ce qui n’est pas sans conséquences. Comment colmater les fissures dans leurs langues? Voici l’histoire de Zahra, racontée par son professeur d’arabe à Bruxelles.
Pour la quatrième semaine consécutive, la petite Zahra avait quitté le cours d’arabe. Je décidai d’appeler sa mère pour demander si elle pouvait venir la chercher. La dame entra bientôt dans la sobre salle de classe, le visage teinté d’embarras. Elle sourit confusément et s’assit à côté de sa fille, qu’elle admonesta en toute discrétion.
«Je ne comprends pas bien», admit-elle timidement avec l’accent caractéristique de Damas. «Nous parlons toujours arabe à la maison, c’est sa langue maternelle. Pourquoi donc ne veut-elle pas aller à l’école arabe le week-end?»
«Ne vous inquiétez pas, madame», la rassurai-je avant de me tourner vers la fillette, qui regardait droit devant elle d’un air abattu. Elle venait d’avoir neuf ans, et serrait son cartable tout contre elle.
«Zahra? Pourquoi t’es-tu enfuie?», demandai-je, en néerlandais cette fois. «Je ne veux pas apprendre l’arabe», répondit-elle prudemment. «Pourquoi pas?» «Parce que je vis ici. Je suis belge.»
Sa mère sourit, attendrie, et caressa les cheveux chatoyants de Zahra. «Elle a appris le néerlandais très vite», acquiesça-t-elle avec fierté. «Vous savez, à la maison aussi, elle parle souvent néerlandais. Je lui demande comment s’est passée sa journée, elle me répond en néerlandais. Mais je comprends plus ou moins.»
© VUB - projet ALEF
Érosion
Zahra n’est pas seule à connaître cet état de confusion. Chaque jour, les enfants syriens de Belgique sentent leur langue maternelle leur échapper. Ils sont vivement encouragés à parler néerlandais (ou français) et y parviennent remarquablement –une prestation qui remplit de joie leurs parents, résolus à l’idée que leurs enfants maîtrisent de moins en moins l’arabe.
L’érosion de la langue maternelle est une conséquence naturelle de la migration
Cette érosion de la langue maternelle est, à l’évidence, une conséquence naturelle de la migration. En linguistique, le phénomène est appelé «attrition de la langue»: l’érosion de la première langue au bénéfice de la seconde. Les enfants de familles récemment immigrées sont poussés à acquérir un maximum d’aptitudes dans la langue de leur environnement: au club de sport, dans la rue ou aux cours de mathématiques et d’histoire. Ils explorent de nombreux registres et élargissent progressivement leur vocabulaire. Leur langue maternelle, à l’inverse, reste cantonnée à l’usage domestique, du jardin à la cuisine.
La langue de l’école, des consultations médicales et du marché du travail apparaît vite plus importante que le dialecte pratiqué au sein du foyer
La langue de l’école, des consultations médicales et du marché du travail apparaît vite plus influente, et par conséquent plus importante que le dialecte pratiqué au sein du foyer. Cet affrontement des perceptions fait d’autant plus rage chez les enfants et adolescents syriens que, contrairement à leurs camarades libanais et marocains, eux ne rendent jamais visite à leur famille restée au pays pendant l’été. Étant donné que tout retour semble actuellement exclu, les parents syriens n’en insistent que davantage pour que leurs enfants maîtrisent parfaitement le néerlandais. Très tôt, ces enfants prennent conscience qu’une langue est plus forte que l’autre. Il arrive parfois qu’ils refusent de parler arabe avec leurs parents, surtout au magasin, à l’école ou chez le dentiste. En somme, dans le monde extérieur néerlandophone.
Cours d’arabe
Le week-end, cependant, ces enfants comme Zahra et ses camarades de classe viennent (ou sont contraints de venir) dans notre école. Tous les mercredis, samedis et dimanches, la Vrije Universiteit Brussel (VUB) organise des cours extrascolaires d’arabe pour les enfants. Je coordonne le projet depuis 2016 dans quatre écoles bruxelloises, bien aidé en cela par mon passé de professeur de physique en Syrie. Les familles musulmanes, en particulier, se montrent intéressées par cette offre, car elles veulent que leurs enfants puissent lire le Coran en arabe. Mais des Syriens d’autres horizons religieux veulent aussi que leurs enfants puissent lire et écrire dans la langue de la famille. Notre école compte trois cents élèves et une longue liste d’attente. Environ 10 % de ces enfants sont nés en Syrie et l’ont quittée à cause de la guerre.
Leurs parents, qui s’efforcent tant bien que mal de mener une vie ordinaire en Europe, font face à de nouveaux symptômes de ce que nous, Syriens, qualifions de «phobie syrienne», à savoir l’angoisse d’une population qui se sent enfermée dans un pays dévasté. En Syrie, chaque citoyen et citoyenne redoute de ne jamais pouvoir échapper à la déliquescence du pays, craint que l’avenir ne soit en rien différent du présent. «Un pays sans promesses, un pays sans retour», a écrit le poète syrien Adonis, qui vit en exil depuis plus longtemps que peuvent se souvenir ses lecteurs.
Dans la diaspora, cette phobie syrienne a pris de nouvelles formes. L’étiquette «syrien» est associée, dans les sociétés européennes, à un triste monde occulte peuplé de réfugiés démunis, de mendiants insistants et de djihadistes radicalisés. Un terme comme Syriëstrijder –«combattant en Syrie»– jette une ombre sur tout un peuple. Ce concept fourre-tout, forgé par la presse néerlandophone, peut être considéré comme un particularisme linguistique malheureux: foreign fighter, en anglais, ou djihadiste étranger, en français, n’ont pas le même effet stigmatisant.
Esprit de groupe
Réfugié ou combattant –les parents préfèrent ne pas transmettre une telle épreuve à leurs enfants. Ils ne leur disent plus qu’ils sont syriens, mais insistent surtout sur leur talent pour la langue et l’intégration («tu parles aussi bien que tes camarades de classe flamands!»). Ils cherchent plutôt à repenser leur histoire sous un jour nouveau, qui ne vide pas trop de son essence l’identité familiale commune. Dans les débris d’un pays natal oublié, la religion et l’ethnicité font un retour en force. L’esprit de groupe, qu’il soit kurde, assyrien, araméen, musulman ou chrétien, est ravivé de toutes parts.
© VUB - projet ALEF
Il va sans dire que ce phénomène a une influence sur les enfants comme Zahra. Parfois, je me demande comment celle-ci évoluera. Sa rébellion ne s’éteindra probablement pas, bien au contraire. Vers l’âge de douze ans, son univers s’élargira, ce qui creusera le fossé entre la langue de son foyer et celle de son environnement extérieur. Je l’observe souvent dans notre communauté. Les parents, qui ont généralement un niveau de néerlandais A2, ne peuvent plus suivre ce qui est enseigné à l’école ou communiqué au club de sport.
Ni les parents ni les jeunes adolescents ne peuvent colmater les brèches entre leurs langues. Les tabous restent par conséquent tus
La langue pratiquée à la maison s’avère désespérément inadaptée pour aborder des sujets extérieurs à la sphère domestique. Ni les parents ni les jeunes adolescents ne peuvent colmater les brèches entre leurs langues. Les tabous restent par conséquent tus. Au Royaume-Uni, la chercheuse allemande Sabine Little a montré à quel point il est difficile pour les familles plurilingues d’avoir des conversations profondes. Elles n’ont pas à leur disposition une langue commune suffisamment fine pour aborder des sujets sensibles tels que la religion, les questions existentielles, la sexualité, mais aussi –et c’est important– les sentiments de malaise et de honte qui entourent la langue et l’identité.
À ce stade, les premières craquelures menacent dans la relation entre parents et enfants. Par exemple, quand Zahra aura appris la théorie de l’évolution à l’école et voudra questionner ses parents sur leur vision du monde, elle ne pourra exprimer et expliquer ces choses qu’en néerlandais. Les parents resteront alors démunis, se fâcheront éventuellement pour dissimuler leur vulnérabilité. Ainsi s’approfondit le fossé linguistique entre générations.
De surcroît, les adolescents vivent une quête d’identité. Le désir de se distinguer, voire de s’opposer, grandit pendant les années de puberté. Ainsi, peut-être Zahra fréquentera-t-elle principalement des amis appartenant à un même groupe –Kurdes, chrétiens, musulmans– défini par l’identité sociale que leur auront donnée des parents ne voulant plus se sentir syriens.
Incertitude fondamentale
Qui tâtonne dans une langue s’y sent vulnérable, en particulier si cette langue est celle de ses berceuses, de ses premiers mots et de ses conversations téléphoniques avec les grands-parents. Ce sentiment d’aliénation ne s’efface pas aisément, et d’autant moins que les enfants syriens nourrissent peu de sentiments positifs vis-à-vis de leur langue. C’est une question de relation de pouvoir: ils ont l’impression que le néerlandais est supérieur à leur arabe vernaculaire. Mais les sentiments de confusion et de honte, cette phobie syrienne que ressentent leurs parents, jouent aussi un rôle. Quand les enfants ne sont plus à l’aise dans la langue du foyer, et perdent ainsi le contact profond avec leurs parents, ils se retrouvent seuls avec leurs questions. C’est le début d’un état d’incertitude fondamentale.
Comme tout le monde, pendant les années mouvementées de la puberté, Zahra ratera un jour un examen, quittera un job d’été difficile ou peinera à nouer de nouveaux contacts. La perception de rejet pourra alors glisser du niveau individuel au niveau social. L’impression de marginalisation socioéconomique, d’injustice et de discrimination font bondir le sentiment de menace. Il en découle un cri de révolte contre la mise à l’écart du groupe –quel que puisse être celui-ci, dans le morcellement sectaire qui a gagné la Syrie.
J’imagine parfois que, d’ici quelques années, Zahra voudra se rendre dans «son» pays, la Syrie, où elle espérera ne plus faire partie d’un groupe minoritaire perçu comme menacé et torpillé. Peut-être rêvera-t-elle de reconstruire un pays nouveau, sur un socle religieux ou nationaliste. Mais faute d’une langue commune, elle ne pourra pas confier ses doutes à ses parents, à ses grands-parents ou aux membres de sa famille en Syrie ou ailleurs dans le monde. Les pensées seront alors lentement enfouies.
Plurilinguisme
Cet esprit de groupe qui, sous sa forme la plus extrême, peut conduire à la radicalisation, a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années. Psychologues et sociologues ont fait leurs analyses, mais le rôle de la langue et de la perte de celle-ci a peu été soulevé. À tort, selon moi. Un développement approfondi du plurilinguisme, dans le registre linguistique à la fois oral et écrit, peut réellement apaiser les sentiments angoissants de menace et de désappropriation.
Nourrir le plurilinguisme permet d’avoir d’innombrables conversations, par-delà les générations et les frontières
Nourrir le plurilinguisme permet d’avoir d’innombrables conversations, par-delà les générations et les frontières. Les adolescents en manque d’assurance peuvent échanger des opinions, sur la politique ou la religion, avec leurs grands-parents, tantes, cousins et anciens camarades de classe désormais réinstallés dans une autre partie du monde, mais aussi avec des écrivains, des journalistes et des poètes d’Europe et du monde arabe. L’écrivain américain James Baldwin affirmait il y a un demi-siècle déjà que la littérature et l’art forment peut-être la meilleure réponse à la volonté tribale de serrer les rangs. «On pense que nos douleurs et nos peines sont sans précédent dans l’histoire du monde», disait-il. «Jusqu’à ce qu’on lise.»
Plaisir et fierté
Comment donner aux enfants syriens un sentiment de sécurité et de chaleur tant en néerlandais qu’en arabe, afin qu’ils se sentent «chez eux» dans les deux langues simultanément et sans encombre? Nous essayons de répondre à cette question dans notre école. Nous avons démarré en 2016 et continuons d’apprendre chaque jour. Nos cours d’arabe s’inspirent de nombreuses méthodes d’apprentissage linguistique, telles que la didactique de la «réponse physique totale» du linguiste James Asher, qui soutient qu’une langue ne s’apprend pas seulement sur le plan cognitif, mais aussi par le corps. L’hémisphère droit du cerveau, celui du mouvement, de la créativité et du ressenti, devrait ainsi jouer un rôle dans la réussite de l’acquisition linguistique. C’est pourquoi, dans nos classes, nous roulons en voiture, dansons et nettoyons joyeusement. Nous imitons les gestes tout en prononçant et pratiquant les mots correspondants.
Comment donner aux enfants syriens un sentiment de sécurité et de chaleur tant en néerlandais qu’en arabe, afin qu’ils se sentent «chez eux» dans les deux langues?
Sabine Little, évoquée plus haut, élève son enfant en allemand au Royaume-Uni, et souligne elle aussi l’importance du plaisir. Chez elle, l’allemand n’est pas réservé aux corvées et aux réprimandes lorsque fiston ne va pas au lit à l’heure: il entre aussi dans l’espace de vie par des dessins animés amusants et de la musique entraînante.
Aujourd’hui, plusieurs mois plus tard, Zahra est toujours parmi nous. Chaque semaine, nous lui demandons de faire un dessin qui représente ce qu’elle a appris au cours. Des salades touffues, des tomates juteuses et des concombres courbés apparaissent ainsi dans son cahier de dessin. À la fin du cours, l’enseignant montre le cahier de Zahra à la classe et demande aux élèves de nommer les légumes en arabe. Zahra sourit quand vient le tour des concombres. Elle est fière de son travail. Il s’agit maintenant de cultiver cette même fierté pour ses langues, sa famille, son histoire.