De Renart à «Reynaert»: un goupil sarcastique et dérangeant
Il existe de nombreuses versions très différentes de la célèbre épopée animale mettant en scène Renart le goupil. L’une des plus intéressantes est sans aucun doute la version en moyen néerlandais. Une nouvelle traduction française complète est disponible depuis peu.
Renart, dont le nom évoque tout à la fois l’art de la ruse et la corde (hart, en ancien français), est promis au gibet: les autres protagonistes auxquels il a joué les plus mauvais tours rêvent de le voir pendu ou tout au moins puni. Un auteur relativement tardif a même imaginé un épisode qui verrait la mort du goupil alors que le loup Ysengrin vient de clouer ses testicules sur la table de jeu.
Mais le goupil s’en tire toujours. Ses ruses inépuisables en font un trompe-la-mort pour le plus grand plaisir des lecteurs. Elles garantissent en outre la vitalité de cette œuvre, potentiellement infinie, dont les branches -ainsi appelle-t-on les épisodes successifs du Roman de Renart– poussent les unes après les autres, donnant à lire de nouvelles aventures. Renart va de branche en branche (l’expression apparaît dans Le Partage des proies) mais également de pays en pays.
Le Roman de Renart français est adapté en Alsace: Heinrich dit le Sournois écrit Reinhart Fuchs à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle. En Flandre, au milieu du XIIIe siècle, Willem aurait composé Van den vos Reynaerde dont le texte accompagné de sa traduction en français est désormais disponible aux éditions UGA de Grenoble.
Les ruses inépuisables du goupil en font un trompe-la-mort pour le plus grand plaisir des lecteurs
Willem n’écrit qu’une unique branche. Il reprend, pour l’adapter, la première d’un certain nombre de manuscrits: Le Jugement de Renart et, plus généralement, un thème qui parcourt tout le Roman, celui de la quête de justice. Les procès, associés à des moments de confessions, rythment en effet les manuscrits renardiens. Revenant sur des épisodes passés, racontés dans d’autres branches, ils sont en effet l’occasion d’opérer un travail de répétition et de réécriture à l’origine du plaisir de lecture: plaisir de réentendre les ruses, de les reconnaître, de saisir les infinies variations de leurs récits pris en charge par le narrateur ou par différents personnages du Roman.
Lors des procès, lors des confessions, il s’agit pour le plaignant de raconter devant la cour ses mésaventures et de demander justice; Renart, que l’on presse de répondre de ses actes, confesse volontiers ses méfaits (en se vantant de ses bonnes ruses) pour demander l’absolution. Ces récits renforcent par ailleurs l’unité du roman, qui n’en est pas exactement un: l’œuvre, sérielle, est en effet éclatée en de multiples épisodes clos sur eux-mêmes, écrits par plusieurs auteurs à différentes époques. Van den vos Reynaerde s’inscrit dans cette tradition poétique de réécriture en proposant à son tour de faire le procès de Renart accusé, entre autres, de viol et de meurtre.
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À lire les premiers vers du Van den vos Reynaerde, on se retrouve donc en terrain connu: les mêmes protagonistes se présentent tour à tour portant plainte contre Reynaert auprès du roi Nobel: Ysengrijn accuse le goupil du viol de la louve Hersint et du compissage des louveteaux; Canticleer le coq ouvre le convoi funèbre de la poule Coppe, à laquelle Reynaert a tranché la tête. Mais Reynaert est absent: il n’a pas daigné venir à la cour. Après les plaintes portées devant le roi, trois ambassadeurs se rendent donc à Maupertuis: l’ours Bruun, Tybeert le chat et Grimbeert le blaireau partent l’un après l’autre. Les deux premiers reviennent en piteux état, victimes de Renart mais coupables de gourmandise. Bruun a cédé à la promesse de bon miel frais, Tybeert à celle de gros rats. Grimbeert parvient quant à lui à ramener le goupil à la cour. Reynaert est condamné à être pendu: Tybeert, Bruun et Ysengrijn dressent le gibet. Après plusieurs péripéties et un récit mensonger, Reynaert s’en tire et quitte le pays avec sa petite famille.
Un texte qui déconforte
La puissance du récit néerlandais réside dans l’habileté de son auteur à reprendre la trame originelle du Roman de Renart, à créer une atmosphère familière mais surtout à troubler cette familiarité d’une inquiétante étrangeté: Reynaert n’est pas exactement Renart et les modifications narratives vont souvent dans le sens du déploiement de la violence et de la cruauté qui caractérisent la tonalité première du Roman de Renart, et de la complicité, voire de la sympathie que le lecteur pouvait éprouver envers le héros du roman. Willem réutilise les ruses, les méfaits et les situations habituelles, bien connues des auditeurs / lecteurs; il les déplace parfois sur d’autres personnages, en d’autres occasions. Il invente de nouveaux protagonistes et d’autres développements à partir d’éléments juste esquissés dans l’œuvre source qu’il amplifie.
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Ainsi, à la suite de la plainte d’Ysengrijn, se présente devant Nobel un petit chien Cortoys: il porte plainte contre Reynaert, l’accusant de lui avoir volé une saucisse (dans le Roman de Renart, le goupil vole au chat une andouille, au loup un jambon). Nouveau venu aussi, le castor Pancer intervient à son tour pour défendre Cortoys et rappeler la mésaventure du lièvre Cuwaert qu’il a trouvé chantant le credo avec Reynaert et qu’il a sauvé in extremis, à moins qu’il n’ait simplement retardé sa décapitation puisque celle-ci a lieu à la fin du récit: Reynaert accroche même la tête du lièvre placée dans une besace au cou du bélier Belin qui la rapporte, sans le savoir, à la cour.
L’accroissement de la violence va de pair avec l’amplification du récit: l’auteur de Van den vos Reynaerde invente une poétique du sang et de la cruauté, un texte qui déconforte tant il se repaît de sauvagerie. Alors que Reynaert a piégé Bruun venu jusqu’à sa forteresse pour le ramener à la cour, l’ours, les pattes et le museau pris dans un tronc d’arbre où il espérait trouver du miel, est roué de coups non seulement par le forestier Lamfroyt mais également par toute une meute de villageois: prêtre, sacristain, paroissiens, vieilles femmes édentées, munis de bâtons, de croix, de perches, de cannes, de boules de plomb attachées à une lanière… dont ils frappent l’ours tour à tour. Puisqu’il ne peut plus marcher, l’ours revient à la cour en rebondissant sur ses fesses.
Les facéties de Reynaert libèrent un rire cruel et vengeur
L’image qui se dessine dans les esprits est bien encore comique, mais le degré et la forme du rire ont changé depuis les premières branches du Roman de Renart, il est plus sarcastique et plus dérangeant. Les facéties de Reynaert libèrent un rire cruel et vengeur: promettant de se faire pèlerin, comptant sur la colère du roi qui croit Bruun et Ysengrijn coupables de trahison, Renart lui demande de faire tailler sa besace dans la peau de l’ours et de dépecer le couple des loups pour se faire des chausses. Le roi, cédant à sa cupidité et à l’attrait d’un magnifique trésor né de l’affabulation de Reynaert, autorise la violence qui se répand ainsi dans le récit jusqu’aux plus hautes sphères politiques.
De façon significative, à la fin de la branche, le léopard Fyrapeel prend la place et l’autorité de Nobel. S’avançant devant tous, il instaure un régime politique de la terreur et de la vengeance: puni d’avoir trahi Cuwaert, Belin sera livré à Bruun et à Ysengrijn avec toute sa descendance («vous pourrez en égorger autant que vous souhaitez» et jusqu’au Jugement dernier).
Reynaert sera poursuivi jusqu’à ce qu’il soit pendu, sans autre forme de procès et sans que ses bourreaux ne soient jamais inquiétés. Mais, prudemment et opportunément, il a pris la fuite. La branche de Willem semble terminée; pourtant, les promesses de vengeance qui ouvrent le récit appellent d’autres continuations et d’autres branches encore, peut-être, comme dans Renart le nouvel, une moralisation des aventures d’un Renart désormais diabolisé.
Du goupil nommé Reynaert – Van den vos Reynaerde, texte original et traduction française, traduit du moyen néerlandais et annoté par René Pérennec en collaboration avec Patrick del Duca, UGA éditions, Grenoble, 2023.