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La marche triomphale des sportives néerlandaises, de Rie Mastenbroek à Ireen Wüst

Par Marian Rijk, traduit par Marcel Harmignies
27 octobre 2022 12 min. temps de lecture À vos marques: sport et société

C’est l’une des tendances les plus frappantes dans le monde du sport international: lors d’événements sportifs majeurs, les Néerlandaises remportent médaille sur médaille. Ce n’est pas par hasard, même si les raisons du succès ne se trouvent pas uniquement dans le sport et sa pratique même.

Ellen Fokkema n’a jamais eu l’intention de réformer le football ni d’écrire l’histoire du sport. Mais c’est bien ce qu’elle a fait pendant l’été 2021.

Dès l’âge de six ans, Ellen a joué à Foarùt, un club amateur de quatrième division, à trois kilomètres de chez elle, qu’elle parcourait à vélo. Ellen est passée par toutes les catégories d’âge et est devenue une joueuse de milieu de terrain de bon niveau technique, dotée d’une belle intelligence de jeu. Elle a joué dans des équipes de garçons jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Ellen était alors une adulte et – selon les directives de la Fédération royale néerlandaise de football – elle ne pouvait plus jouer au football parmi les garçons avec lesquels elle avait construit au fil des années ce qui allait devenir l’équipe première du club.

Ellen voulait par-dessus tout continuer à jouer dans cette équipe, pas seulement à cause de ses amis, mais aussi pour le défi. «J’aime l’action. Avec les hommes, je dois donner 110 %. Cela me stimule davantage.» À plusieurs reprises elle a sollicité une dispense auprès de la fédération de football. Dans un premier temps sans résultat, mais, après beaucoup d’insistance, la fédération a osé entamer une période d’essai avec Ellen dans une équipe masculine. L’essai a été concluant: à la fin de la saison, la fédération a conclu que le règlement était dépassé. Les femmes devaient pouvoir trouver une place qui leur convienne dans le paysage du football sur la base de leurs qualités et de leurs ambitions. Et cela signifiait pour Ellen qu’elle pouvait jouer à nouveau avec ses amis.

Ellen a ouvert la voie pour toutes les femmes qui aiment le foot. Son ambition illustre la volonté de la sportive néerlandaise: déterminée, émancipée et opposée aux inégalités de genre. Ce sont des ingrédients importants du succès du sport féminin néerlandais.

Féminisation du sport

Aux Pays-Bas, les jeunes filles peuvent pratiquer tout sport qu’elles souhaitent. Il existe souvent une partition selon le sexe à l’âge adulte mais pas de différence de cet ordre quant au type de sport ou d’activité sportive. Les garçons et les filles, les hommes et les femmes font approximativement autant de sport.

Ces dernières années, de plus en plus de femmes ont découvert, en plus du football, des sports typiquement «masculins» comme le sport automobile, le bobsleigh, la boxe, le rugby et les échecs. Les filles sont prises tout autant au sérieux que les garçons. Leurs conditions d’accès au sport sont exactement les mêmes et garçons et filles sont aussi fortement encouragés à l’excellence. Et cela donne des résultats, et au-delà. Comme l’a écrit le journaliste Thijs Zonneveld: «Qu’il s’agisse des handballeuses, des volleyeuses, des hockeyeuses ou de la sprinteuse Dafne Schippers: la détermination et la volonté de gagner sont frappantes, mais avant tout le plaisir qui en émane.»

Au cours des dernières décennies, les Néerlandaises se sont émancipées en profondeur et cela se reflète dans le sport de haut niveau, aux échelons européen, mondial et olympique. Aux Jeux olympiques, on distribue davantage de médailles aux hommes qu’aux femmes. Mais les championnes olympiques néerlandaises sont significativement plus nombreuses à monter sur le podium que les hommes. Dans la plupart des pays, c’est l’inverse.

D’émoustillantes à efficaces

Cette marche triomphale a cependant eu un début bien difficile. Le fondateur du Comité international olympique, le Français Pierre de Coubertin, estimait que les femmes étaient biologiquement inaptes au sport et que leur apparition en tenues d’athlètes titillerait les sens masculins et les détournerait de l’essentiel: le sport. Lors des premiers Jeux olympiques modernes en 1896, les femmes étaient évidemment exclues. À partir de 1900, les femmes furent admises à participer aux Jeux, car ce n’était pas le Comité international olympique, mais les comités organisateurs qui fixaient le programme. Le nombre de participantes demeurait toutefois modeste, tout comme les disciplines qui leur étaient accessibles: le golf et le tennis. Peu à peu cela s’élargit avec le tir à l’arc, le patinage artistique, la natation, l’escrime et la gymnastique.

Lors des Jeux olympiques d’Amsterdam de 1928, les Néerlandaises remportèrent leur première médaille (l’or en gymnastique). Les nageuses néerlandaises furent largement présentes sur le podium lors des Olympiades suivantes. En 1936 à Berlin, Rie Mastenbroek a remporté trois médailles d’or et une d’argent et est ainsi devenue la championne olympique la plus titrée de tous les temps.

Après la Deuxième Guerre mondiale, une autre athlète néerlandaise a pris le relais: l’athlète Fanny Blankers-Koen (la «ménagère volante») remporta l’or à quatre reprises en 1948, à Londres. Rie et Fanny ont réalisé des performances exceptionnelles d’un point de vue international comme dans une perspective néerlandaise.

Dans la première moitié du XXe siècle, les Pays-Bas n’étaient pas à la pointe en matière d’émancipation. Vers 1960, cela bougea finalement un peu avec le mouvement féministe. La loi qui prévoyait que les femmes soient exclues de leur emploi si elles voulaient se marier fut abrogée et la pilule contraceptive n’a plus été interdite. Des emplois à temps partiel et des crèches ont été créés, permettant aux femmes de concilier responsabilités familiales et emploi. Des espaces dédiés à l’épanouissement et donc à la pratique d’un sport sont apparus.

Le succès olympique est resté longtemps occasionnel, mais les mères sportives étaient devenues un phénomène plus habituel et une inspiration pour leurs filles et petites-filles. Chaque génération était plus compétitive, plus ambitieuse et plus professionnelle que la précédente. La fin du deuxième millénaire a marqué une nouvelle époque. Aux Jeux olympiques de Sydney en 2000, de dignes héritières de Fanny et Rie montèrent sur le podium: la championne cycliste Leontien Zijlaard-Van Moorsel, la cavalière Anky van Grunsven et la nageuse Inge de Bruijn.

Les Pays-Bas ont remporté depuis Sydney pas moins de 102 médailles olympiques aux Jeux d’été. Les femmes en ont pris à leur compte soixante-dix pour cent, alors qu’il y avait sur ces cinq Olympiades d’été pour les femmes moins de disciplines sportives, donc moins de médailles à remporter. Les Néerlandaises ont excellé dans une grande diversité de sports: cyclisme, natation, voile, hockey, aviron, équitation et athlétisme. En volley-ball, beachvolley, handball, water-polo et football aussi, les Néerlandaises sont de plus en plus présentes au niveau mondial.

Le pays des géantes passionnées

L’explication de ce succès des Néerlandaises réside dans une combinaison de facteurs, dont l’affirmation de soi et l’état d’esprit bien trempé des Néerlandaises sont peut-être les plus importants; elles s’assument.

Leontien Zijlaard-Van Moorsel: «Nous ne sommes pas humbles. Quand nous voulons quelque chose, nous le disons simplement. J’ai pensé aussi: pourquoi une femme ne peut-elle pas s’entraîner autant qu’un homme? Et maintenant? Ce qu’Erik Dekker pouvait faire, je devais pouvoir le faire aussi. Peut-il faire davantage de kilomètres d’entraînement parce qu’il est un gars? Je ne le pensais pas. Jeune fille, je suis déjà allée seule en Espagne m’entraîner avec des hommes plus âgés. Sortez de votre environnement sécuritaire. Mais si vous voulez atteindre quelque chose, vous devez agir. La nageuse Inge de Bruijn l’a fait également. Elle est allée en Amérique pour s’entraîner dur là-bas.»

Ce que les hommes peuvent faire, les femmes le peuvent aussi, et même mieux, c’est ce que pensent les sportives néerlandaises. La confiance en soi est une qualité nécessaire dans un milieu axé sur la performance comme le sport de haut niveau.

À côté de cette volonté forte, obstinée des Néerlandaises, il existe aussi un aspect physique: le Néerlandais a, par nature, un avantage sur le reste du monde: nulle part ne naissent des personnes plus grandes. La taille est un avantage dans beaucoup de sports comme l’aviron, l’athlétisme et le water-polo. La Néerlandaise moyenne a 4 cm de plus qu’une Belge moyenne et même 6 cm de plus que la Française moyenne.

Et ces géantes néerlandaises sont entraînées physiquement dès l’enfance par leurs nombreux déplacements à vélo. Les Pays-Bas disposent d’une formidable infrastructure pour le cyclisme qui est utilisée à plein. Un Néerlandais moyen parcourt quelque 850 kilomètres par an, un Belge pédale un peu plus de 300 kilomètres annuellement et un Français moins de 90. Les enfants néerlandais se rendent à l’école et à leur club sportif en toute sécurité sur leur bicyclette et acquièrent ainsi forme physique et vigueur.

Zijlaard-Van Moorsel: «Nous avons naturellement un pays dingue, avec de très bonnes pistes cyclables et tous les types de temps imaginables: du vent, de la tempête, de la pluie, de la grêle, de la neige fondue. Ils en ont beaucoup moins en Europe du Sud. Nous sommes tous nés avec un vélo sous les fesses, même les filles.» En plus de la culture cycliste sportive, chaque village compte une diversité d’associations sportives, ce qui induit une grande densité de combativité et une concurrence mutuelle, une recette idéale pour une existence ludique et tournée vers la compétition. Avec leur force physique et mentale, la bonne infrastructure et une préparation à la compétition, les jeunes Néerlandaises ont tous les atouts pour rencontrer le succès sportif. Pour atteindre la plus haute marche du podium et la conserver, une autre chose est également importante: l’argent.

Il y a environ 25 ans, l’organisation sportive néerlandaise NOC*NSF s’est fixé l’ambition d’occuper systématiquement une place dans le top 10 des médailles olympiques. Depuis lors, les investissements collectifs néerlandais dans le sport de haut niveau ont plus que triplé, de quelque 95 millions d’euros à près de 300 millions par cycle olympique.

Le NOC*NSF aspire à davantage de médailles, dans des disciplines plus nombreuses, avec un plus gros impact. La politique n’est pas spécifiquement orientée sur les femmes, mais sur les athlètes les plus prometteurs. Aux Pays-Bas les hommes et les femmes sont aussi nombreux à avoir le statut d’athlète de haut niveau, mais comme le niveau du sport féminin international est en comparaison relativement inférieur dans de nombreuses disciplines à celui du sport masculin, les athlètes féminines de haut niveau profitent davantage de la politique ambitieuse que leurs collègues masculins. Et ainsi un investissement équivalent conduit à un succès féminin remarquable.

Les héroïnes d’aujourd’hui

Fanny Blankers-Koen et Rie Mastenbroek, faute d’émancipation suffisante, ne pouvaient pas encore compter sur une relève nombreuse, mais la société est maintenant mûre pour cela. Ces dernières années, les succès des sportives ont lancé une réaction en chaîne. Elles sont devenues, en partie grâce aux médias, des modèles séduisants.

C’est le cas d’Yvonne van Gennip, placée sous le feu des projecteurs comme nouvelle star du patinage au milieu des années 1980. Malgré la robuste concurrence des représentantes de la RDA, Van Gennip a remporté trois médailles d’or à Calgary en 1988.

Elle a montré qu’avec un travail acharné il est possible d’atteindre la plus haute marche du podium et d’être récompensée par un hommage dans la maison royale et une généreuse couverture médiatique. Van Gennip a été un exemple pour les sportives des générations suivantes comme les patineuses Marianne Timmer, Jorien ter Mors et Ireen Wüst.

Cette dernière est depuis les Jeux olympiques d’hiver de Pékin de 2022 la plus grande championne olympique néerlandaise de tous les temps. Lors de cinq Olympiades consécutives, Wüst a remporté une médaille d’or en course individuelle. Son score olympique total s’établit à douze médailles, obtenues grâce à son intense volonté de gagner et à une éthique sportive irréprochable. Les images de ses entraînements ont été utilisées comme modèles pour les sportifs professionnels masculins du hockey sur glace américain et de l’American Football.

Le patinage, tout comme le cyclisme, est profondément ancré dans l’âme des Pays-Bas. Dès l’âge préscolaire les Néerlandais chaussent leurs patins sur marais et fossés ainsi que dans le cadre des nombreux clubs de patinage, souvent plus que centenaires. Et, ici aussi, cette infrastructure quelque peu saisonnière mène les Néerlandaises au succès systématique lors des Jeux olympiques d’hiver. Début 2022 à Pékin, Irene Schouten a remporté trois médailles d’or de patinage en une olympiade, égalant ainsi Yvonne van Gennip.

Les succès olympiques des sportives néerlandaises ne sont plus accidentels ou éphémères. Un certain nombre de sportives réussissent à conserver leur haut niveau sur plusieurs Jeux. La valorisation du succès sportif se manifeste aussi après la carrière avec des propositions intéressantes émanant des entreprises, du monde du sport ou des médias. Les ex-championnes deviennent souvent conférencière, entraîneuse, administratrice, personnalité de la télévision, analyste ou organisatrice de compétitions sportives.

Paris 2024

Si les Néerlandais d’aujourd’hui sont une nation sportive, le sport joue aussi un rôle important depuis des générations dans la société française. Pierre de Coubertin pensait que le sport pouvait faire fraterniser les pays et les peuples et soutenir ainsi la paix dans le monde. Une vision magnifique mais limitée au sport masculin. Une compatriote de Coubertin a réussi une percée dans cette conception et dans l’émancipation du sport féminin international: Alice Milliat.

Elle-même rameuse passionnée, Milliat a plaidé pour l’inscription d’épreuves d’athlétisme féminin au programme des Jeux de 1920 à Anvers, en plus des disciplines déjà ouvertes couramment aux femmes. Cette demande très progressiste fut rejetée et du coup Milliat organisa ses propres «Jeux féminins» qui allaient avoir lieu à quatre reprises et attirer l’attention sur le sport féminin. Son activisme permit au basket, au football et à l’athlétisme de devenir plus accessibles aux femmes en France et internationalement. Aux Jeux d’Amsterdam en 1928, l’athlétisme féminin était au programme et, lors des Olympiades suivantes, le nombre de sportives et de disciplines féminines ne cessa de croître.

Malgré la détermination de Milliat, l’émancipation stagnait en France. Lors des cinq dernières Olympiades d’été, 142 hommes et 75 femmes représentant la France ont remporté une médaille olympique. Un fort contraste avec les Pays-Bas, mais aussi avec la Belgique où le nombre de médailles remportées par les hommes et les femmes est exactement le même, à savoir treize. L’exact équilibre des médailles belges est frappant, mais le fait que les Néerlandaises remportent 80% de médailles de plus que leurs compatriotes masculins est extraordinaire.

Et peut-être une source d’inspiration pour les femmes françaises, car elles semblent – en dépit de la supériorité écrasante de leurs compatriotes masculins – entamer une progression. Lors des derniers Jeux d’été, quinze Françaises ont remporté une médaille, ce qui était juste une de moins que les hommes, une vraie rupture de la tendance. Si elles poursuivent dans cette voie et qu’en même temps le nombre de participantes augmente, les Françaises pourraient bien être plus nombreuses que les Français sur le podium à Paris en 2024. Et qui sait, surpasser ainsi les Néerlandaises. D’ailleurs, au pays des passionnés de sport qu’étaient Milliat et Coubertin, selon l’ambition du Comité international olympique autant de femmes que d’hommes participeront aux Jeux de 2024. La crainte que la présence de femmes en tant que sportives ne soit qu’un prétexte est dépassée depuis longtemps.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 6, 2022.
5b Marian Rijk c Ruud Pos 2019

Marian Rijk

écrivaine - rédactrice - journaliste

Photo © Ruud Pos

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