«De schim van Raamswolde» d’Alexander Baneman: récit épistolaire d’une vie complexe
Dans ce premier roman épistolaire, Alexander Baneman brosse le portrait convaincant d’un homme complexe à l’esprit troublé: un ancien champion d’échecs devenu ermite.
À l’ère du numérique, de la communication rapide et des réseaux sociaux, les messages se font brouillons, pleins d’abréviations, de phrases courtes et d’émoticônes. Honnie par les puristes, la langue numérique est accueillie comme novatrice par certains linguistes plus progressistes.
Cette évolution récente nous ferait presque oublier qu’il y a à peine quelques décennies, nous utilisions, outre le téléphone, un stylo et du papier, voire une machine à écrire, pour communiquer plus longuement avec des amis et connaissances, à l’abri des oreilles indiscrètes. Quel adolescent des années 70 et 80 du siècle dernier ne se souvient pas avec nostalgie de son passage quotidien à la boîte aux lettres, espérant y trouver la missive d’un ami lointain ou d’un amour secret, dans ce cas avec un papier légèrement parfumé? Les jeunes de l’époque fabriquaient alors leurs propres enveloppes, annonciatrices du contenu. Un emballage artisanal en guise de smiley.
© Annaleen Louwes / Van Oorschot
Avec De schim van Raamswolde (Le fantôme de Raamswolde), Alexander Baneman (°1986) nous ramène aux derniers jours de l’ère épistolaire, dans la seconde moitié des années 1980. Vu son âge, Baneman semblerait plutôt être un enfant de la première génération internet, mais il maîtrise parfaitement l’art épistolaire, comme en témoigne son premier roman.
Allard van Benniq Methorst use de nombreux sobriquets plus ou moins sympathiques à l’adresse de son ancien partenaire d’échecs Leopold Weijzer: «Grande crapule» dans la première lettre, «Cher boa constrictor» dans la deuxième, ou plus simplement «Cher Lop» ailleurs. Ainsi comprenons-nous d’emblée que la relation entre les deux hommes est complexe, bien qu’elle semble se dérouler principalement dans la tête d’Allard.
Au fil des lettres, l’ancien champion d’échecs fait son introspection et nous en apprenons plus sur son passé, ses crises d’angoisse, sa vie actuelle. C’est désormais un ermite qui n’a pas quitté sa maison depuis près de sept ans, se contentant de trois promenades quotidiennes dans le jardin avec son fidèle chien Chaussette. Allard vit dans sa tête et dans ses lettres. Il se fait livrer ses provisions par l’épicier du village et passe commande par lettre. Une vie qu’il peut se permettre, à 45 ans, son père lui ayant laissé la maison et un bel héritage.
Outre Weijzer, d’autres correspondants reçoivent régulièrement du courrier de sa part. Il y a sa «chère Trudy», une femme qu’il n’a jamais rencontrée en chair et en os, mais qui a un jour composé son numéro par erreur lorsqu’il avait encore un téléphone. Il y a Dagmar, une amie encore plus chère, qui s’est jadis installée chez lui quelques mois avant de se volatiliser dans la nature (à moins que ce ne soit dans les bras d’un autre homme), lui laissant tout juste un mot sous le cendrier : «Merci pour l’hospitalité et le reste. Bisou, Dagmar.» Le fait qu’il ne sache même pas où habite son ex-petite amie ne l’empêche pas de lui écrire de longues lettres mélancoliques et même de les affranchir. Et puis il y a aussi Daan ou Daniël, le fils adolescent du pasteur du village, à qui Allard donne des leçons d’échecs par correspondance, même si ce sont plutôt des leçons de vie.
Car la philosophie n’est jamais loin dans ce livre. Allard dit de lui-même qu’il vit en se tenant sur les cases noires, qu’il embrasse ainsi la souffrance qu’il connaît et peut lorgner les cases blanches, celles de l’imagination. Le jeune Daan se voit servir de la philosophie sur l’échiquier: «Je choisis d’écouter le noir (qui se manifeste dans la souffrance, l’isolement) et je vois le blanc autour de moi (l’imagination). Je ne dois pas me diriger vers lui comme un papillon de nuit vers une lampe, car alors il n’y aurait plus que le noir menaçant, omniprésent. (…) Je chéris ma souffrance, elle attise mon imagination. Je peux écrire sur elle et exister grâce à elle. J’existe encore uniquement dans des lettres.»
Les sources de cette souffrance, les chimères et les crises d’angoisse se révèlent peu à peu, et l’on comprend qu’Allard est en outre victime d’un harcèlement bien réel de la part d’un fonctionnaire local: ce «cher Monsieur Van Ande », qui tente de le convaincre de vendre sa maison à la municipalité pour faire passer une nouvelle ligne de chemin de fer dans son jardin. Mais ce genre de perspective lointaine n’intéresse pas Allard, qui vit un peu dans le présent, mais surtout dans le passé.
L’auteur emploie un très beau néerlandais, parfois un tantinet suranné, mais correspondant tout à fait à l’état d’esprit de cet ermite joueur d’échecs
Alexander Baneman incorpore dans son roman des réflexions sur la vie, évidemment inspirées par les échecs. L’ex-champion Allard van Benniq Methorst voit une partie d’échecs comme une sorte d’œuvre d’art créée par deux artistes. À travers les lettres, nous apprenons à bien connaître l’homme et ses préoccupations, nous ne lisons que sa version, ne pouvant guère que deviner les réponses auxquelles il réagit parfois.
La virtuosité langagière d’Alexander Baneman s’illustre dans les différents registres qu’il manie en fonction du destinataire: tantôt doux et tendre, tantôt anxieux et furieux, quelquefois suicidaire. L’auteur emploie par ailleurs un très beau néerlandais, parfois un tantinet suranné, mais correspondant tout à fait à l’état d’esprit de cet ermite joueur d’échecs. Et il sait choisir le mot juste. Quelqu’un n’est pas «gro » mais «corpulent», un autre n’est pas «têtu» mais «opiniâtre», un autre encore n’est pas «naïf», mais «candide».
Tout cela fait de De schim van Raamswolde un premier roman original et intelligent, brillant par sa langue et sa composition.
Alexander Baneman, De schim van Raamswolde, Van Oorschot, Amsterdam, 2023.
Le fantôme de Raamswolde
À Leopold Weijzer
Raamswolde, 1.vi.1986
Grande crapule,
Tu peux me traiter de fou, mais je me dis parfois que je préférerais avoir une maladie incurable. Tu ne me crois pas ? Un genre de tumeur maligne, vorace (et donc rapide), qui me rongerait jusqu’à l’os. Non seulement la douleur dévorante me ferait désirer la mort, mais je n’aurais plus à me justifier de mon élan vital face au gros plein de soupe qui se prétend mon ami.
Voilà, fallait que ça sorte. Tu trouveras encore que je dramatise.
Mais Dostoïevski a écrit (et ça, tu devrais le savoir, Lop!) qu’un condamné à mort choisirait une éternité de solitude sur une étroite corniche en haut d’un rocher plutôt que la mort sur-le-champ. Alors je m’en tire bien avec mon hectare de terrain et la compagnie d’un chien.
Ta question impossible, ta manœuvre infâme, n’est rien de plus qu’un vil coup en dessous de la ceinture. Les joueurs d’échecs sont des sadiques; bien dit! Tu m’as demandé si je ne ferais pas mieux de me pendre. Maintenant que tu n’as plus besoin de moi, tu voudrais me supprimer? Après toutes ces heures passées à travailler ensemble à des variantes d’ouverture et des finales. Sans oublier l’argent que je t’ai glissé quand tu étais sur le sable. Tu devrais avoir honte!
Tu m’aurais demandé si le suicide m’était déjà passé par la tête, je t’aurais esquissé la scène dans ma chambre. La corde accrochée à un gros clou derrière la porte. Sur le couvre-lit, ma lettre d’adieu. Ma tête dans la boucle et mes jambes fléchies. En pantoufles, les deux pieds bien plantés dans le sol. Ceux qui mettent fin à leurs jours de cette façon ne se brisent pas la nuque, mais meurent tranquillement par suffocation ou obstruction de l’afflux sanguin vers le cerveau. La bouche grande ouverte. La langue comme un morceau de cuir. Les mains levées et inutilement pendantes à mi-chemin, comme figées dans la vaine tentative de se raccrocher in extremis à la vie.
Il faut une solide envie de mourir pour cela. La pendaison classique ne m’attire pas; la potence, c’est pour les criminels. Et puis cela a quelque chose de maladroit, je trouve, un tabouret ou un escabeau renversé. Comme si ce n’était pas fait exprès, comme si c’était un malencontreux accident si l’on s’était retrouvé suspendu là comme un lustre.