Demi-dieux, superhéros … nos géants
Un matin de mi-carême dans une ville du nord de la France. Les rues endormies sont bientôt emplies de fébrilité et de cette euphorie propre à la création, aux émotions partagées. D’invisibles vibrations imprègnent l’atmosphère. Une petite fille assiste, le cœur battant, au cortège.Soudain, un air de fanfare éclate. Un géant fait son entrée. Un roulement de tambour scande sa marche somnambulique que rien ne peut distraire. Il avance avec majesté, le regard halluciné. La petite fille serre la main de son père … L’adulte la hisse sur ses épaules. Rassurée, elle s’imagine être aussi grande que cet être phénoménal. Elle écarquille les yeux sur ce monde fantasmagorique et se met à rire en le pointant du doigt.
Ils sont deux, trois, ou davantage. Magiques, redoutables, ils se dandinent sur une musique obsédante sortie du fond des âges. Des enfants les imitent, s’approchent, s’enfuient, reviennent, rient et sautillent en cadence. Une fête sans ces souverains d’osier et de carton-pâte est inconcevable.
Ces « demi-dieux » représentent un attrait du fantastique plus vivace que jamais. Ils sont cinq cents dans le Nord, mille cinq cents en Belgique, nos Flandres françaises et belges en sont fécondes. Âmes des réjouissances populaires, ces joyeux drilles sont des ambassadeurs, témoins historiques, symboles, au même titre que les beffrois et les moulins.
D’où viennent-ils ?
Géant se dit « Reuze » en flamand et « Gayant » en picard. Controversées, leurs naissances se perdent entre histoire et légendes et s’égarent dans la brume de nos origines. Mythologie, religion, littérature, art fourmillent de géants et animaux enfantés par la terre et les cieux : d’Hercule à Goliath, des Titans à Gargantua, des dragons au cheval Bayard. C’est au Moyen Âge que l’on doit l’introduction des effigies démesurées dans les processions.
Chrétienté et traditions païennes se mêlent
Une statue colossale de saint Christophe apparaît fin quatorzième siècle. Le saint est parfois considéré comme « le père » des géants. Chrétienté et traditions païennes se mêlent. Ils proviennent aussi de figures historiques, représentants de métiers, guerriers, gloires locales, créés par des confréries.
Les géants existent ailleurs, en Espagne, Italie du Sud, Tyrol notamment.
À cette époque lointaine, sans technologie, ils étaient les protecteurs de la cité. On signale des géants au XIIIe siècle au Portugal, à Anvers en 1398. Le géant Goliath de Ath en Belgique naquit en 1481, il était le géant des arbalétriers. Gayant de Douai apparaît en 1531.
Le nord de la France et la Belgique, unis à l’époque de la naissance des géants, sont voués à leur exhibition depuis la fin du Moyen Âge, avant la domination hispanique.
La Révolution française va les maltraiter
Au Siècle des Lumières apparaissent nos « géantes ».
Tous participent aux manifestations religieuses, aux fêtes des corporations, aux « entrées royales » avant d’être désavoués, proscrits par l’Église cherchant à se purifier de la Réforme.
La Révolution française va les maltraiter, les brûler, les décapiter, car ils rappellent … l’Église et les valeurs de l’Ancien Régime.
Ils se relèvent en masse au dix-neuvième siècle, armée de revenants, affectés dorénavant aux cortèges laïques.
Ils n’ont jamais vraiment disparu du paysage.
Une grande famille
D’horizons sociaux et d’époques variés, ils représentent toutes les générations, stars ou anonymes, nommés Martin et Martine à Cambrai, Cafougnette à Denain, Colas et Jacqueline d’Arras, les paysans amoureux, ou encore Binbin, Oscar, Gustave, le Pt’it Désiré, Jehan, la Belle Roze, Collin Maillard, Ephrem le carillonneur, ou Totor ….
En Belgique, lors de l’Ommegang (à l’origine : procession) de Termonde, de Malines, ou au Meyboom (fête de mai) de Bruxelles, les géants, comme les animaux mythiques, sont nombreux. Les mise-en-scène sont très spectaculaires. Douze hommes font danser le cheval Bayard de Termonde, seize pour celui d’Ath.
Le cheval Bayard relate la lutte de Charlemagne contre les quatre fils Aymon aidés de leur cheval magique. À Malines, des chameaux apparaissent dès le seizième siècle.
Jean le Bûcheron de Steenvoorde (Jan den houtkapper) aurait bien existé. Il était cordonnier. Charlemagne lui aurait commandé des brodequins si solides qu’il fut gratifié d’un heaume et d’une épée par le neveu Roland. Il montra son courage et sa force en repoussant les Normands, armé de sa seule hache.
Et justement, Roland est l’un des géants d’Hazebrouck. Valeureux seigneur, mais trop épuisé par ses combats, il se laisse paresseusement tirer sur un char.
Plus convivial, Tis’je Tas’je, son concitoyen, vient d’une figure locale bien réelle : Jean-Baptiste Grevelynghe. Ce colporteur parcourait la Flandre en vendant des petites tasses à café, d’où son surnom. Humble du petit négoce, il proposait des objets alliant l’utile à l’insolite, des trésors suscitant le rêve et le besoin. Une vraie gazette vivante, contant les derniers « faits divers ». Loquace, malicieux et savant, Tis’je connaissait le français, et fut chargé des doléances sous la Révolution. Guérisseur, il extirpait de son étal des remèdes miracle. Poète, il écrivit aussi des chansons satiriques et une pièce de théâtre. Géantifié en 1946, il est un véritable hymne à l’esprit populaire flamand. Sa femme se nomme Toria et leurs enfants : Babe Tis’je et Zoon Tis’je.
Née des mains d’un couple de géants
Selon la légende, Cassel serait née des mains d’un couple de géants, les Reuze, qui laissèrent tomber une motte de terre sur la plaine.
Reuze Papa est né en 1827. Fabriqué sur une ossature d’osier, de grillage et de bois, son buste et son visage sont en papier mâché. D’allure virile avec sa taille de six mètres vingt-cinq, il porte une cuirasse luisante sur ses pectoraux moulés. Son visage à la barbe florissante est surmonté du casque au cimier orné d’une crinière aux poils courts. Sa visière laisse entrevoir sous une broussaille de sourcils des yeux impressionnants, à l’expression altière.
On dit qu’il immortalise le souvenir de Robert le Frison, comte de Flandre, bienfaiteur de la cité, vainqueur de la première bataille de Cassel. Ses vêtements rappellent aussi l’occupation romaine de la Morinie. Son épouse, Reuze Maman, date de 1860. Un diadème royal lui enserre la tête.
Le Reuze de Dunkerque représente le Viking Allowyn.
Chef et guerrier scandinave, il se blesse en descendant de son drakkar. Il est soigné par saint Éloi, qui le convertit au christianisme. Il épouse une jeune fille du pays et se consacre au service de la cité, laquelle lui rend hommage en créant vers 1550 un géant à son image.
Gargantua de Bailleul, lui, est devenu flamand pour sa verve, son bon sens, sa subversion joyeuse, si proches de Till Uylenspiegel. Il date de 1853. Il mesurait alors neuf mètres. Détruit lors des guerres du XXe siècle, il renaquit de ses cendres.
Une légende du Moyen Âge relie les géants de Lille – créés en 1825 – à la fondation de la ville : Lyderic et Phinaert. En le tuant en duel, Lydéric aurait récupéré les terres de Phinaert et fondé la ville de Lille.
© Michael Depestele
« Chevalier de lumière » du XVe ou héros du IXe siècle, Gayant de Douai aurait délivré la ville. Avec sa face débonnaire, il est un symbole de liberté. Sa carcasse d’osier tressée par les manneliers lui vaut le surnom de « vint d’osier ». Il a une épouse et des enfants.
De nouveaux géants sont apparus. Saint Nicolas à Wattignies, Raoul de Godewaersvelde ou Jean-Charles, l’enfant des écoles de Steenvoorde, et peut-être l’un des plus touchants car il est le porte-drapeau des petits …
La liste est trop longue pour tous les citer, tant ils se sont repeuplés grâce à la ténacité des hommes, à leur sens artistique et à l’amour de leur terre.
Ils voyagent, favorisent les échanges, portent souvent les armoiries de leur ville et ils contribuent à affirmer sa personnalité.
Un destin romanesque
Au diable les mauvaises langues qui les traiteront de personnages de carton-pâte.
Le comportement des Reuze leur confère une apparence si humaine qu’ils sont considérés comme « des êtres de chair et de sang ». Les Cassellois sont les enfants de « Reuze Papa » et « Reuze Maman », les Douaisiens enfants de Gayant.
Ils naissent, grandissent, vont à l’école, aiment, procréent, meurent parfois pour ressusciter tel le Phénix, au son de l’hymne qui leur est attaché. Ce ne sont pas les mannequins éphémères que l’on brûle au carnaval !
Ils n’échappent pas aux chagrins d’amour
On les baptise en grande pompe, avec le fameux « vivat flamand ». Humains et géants se mêlent avec bonheur dans les fonctions de parrain et marraine. Baptême républicain avec inscription au registre d’état civil, baptême par le curé du village. On les marie, on publie les bans. Ils n’échappent pas aux chagrins d’amour : le Reuze de Dunkerque se vit refuser la main de la fille de Gayant, pour cause de différence d’âge ! Leur progéniture s’agrandit d’année en année d’une ribambelle de bambins enjoués.
Frileux l’hiver, ils restent au chaud, et seul saint Nicolas, pour sa fête, parvient parfois à les faire sortir de leur foyer. Mais comme les gens de Flandre, ils sont bons vivants, curieux de rencontres, de rondes internationales comme à Steenvoorde – véritable capitale des géants – et à l’aise dans les voyages. Ainsi l’intrépide Jean le Bûcheron est-il allé jusqu’en Inde.
À Cassel, Reuze Papa a la chance de festoyer au mardi gras ; il sort en célibataire « de peur que Reuze Maman ne s’enrhume ». L’excuse est jolie. Mais madame se rattrape. Au lundi de Pâques ou l’été, ils sortent en couple. Grandissime seigneur des fêtes carnavalesques, Reuze Papa entame sa marche triomphale. Il salue Reuze Maman, ils dansent. La foule entonne le Reuzelied – le chant du Reuze – connu dans toute la Flandre française.
« als de groote klokke luid
De Reuze komt uit …
Quand la lourde cloche tinte
C’est Reuze qui sort … »
Le soir, les Cassellois les accompagnent dans les ruelles tortueuses de la cité des comtes de Flandre jusqu’à leur antre où ils reposent debout, face à face.
Il existe un cas pittoresque de désertion collective. C’était en 1745, à Tournai, au lendemain de la conquête de la ville. La compagnie d’artillerie manquait à l’appel. On célébrait la fête de Gayant à Douai. Le capitaine aurait rassuré son sergent en ces termes : « Sois tranquille, les enfants de Gayant reviendront dès qu’ils auront vu danser leur grand-père ».
Cibles de la Révolution, puis de la guerre, les géants de Douai renaîtront de leurs cendres. À Cassel, ils eurent la vie sauve grâce au chef des pompiers, mais ceux de Steenvoorde furent kidnappés par les soldats d’occupation en 1940, qui les emportèrent sur un char d’assaut, avant de les détruire…
Ils sont parfois victimes d’accidents comme ce malheureux Reuze de Dunkerque qui perdit sa tête restée accrochée aux fils des tramways. Des deuils assombrissent leurs vies. On dit alors que « leur cœur saigne dans leur poitrine d’osier ».
Avec la foi de Gepetto…. Le géantiste !
Est-ce une légende ? Rubens aurait créé le premier Gayant … Quoi qu’il en soit, des peintres et sculpteurs renommés à leur époque n’ont pas hésité à mettre leur art au profit des géants.
La réalisation demande cent cinquante à deux cents heures de travail. La structure, ou panier, est en osier. D’abord sculptée en bois, la tête est souvent en carton-pâte. À Malines, les géants ont gardé leurs tête et mains en bois sculpté. Si le plâtre, le papier mâché, le bois et le grillage s’allient, de nos jours le plastique gagne du terrain pour sa solidité et la perméabilité indispensable à ces étranges voyageurs. Il faut plus de vingt mètres de tissu pour un seul costume.
Faire des carcasses légères pour danser, solides pour traverser les siècles, cela tient du miracle ! …. Le premier sortilège n’est-il pas celui-ci ?
Il faut la foi de Gepetto, l’imagination de Frankenstein, l’obstination de Pygmalion, pour créer de tels pantins, voués aux rôles d’ambassadeurs de la communauté. Cet art se transmet au fil des générations.
Le géantiste n’est pas seul dans cette entreprise. Vannier, couturière, menuisier, peintre, cordonnier, tapissier, perruquier se relaient à la besogne.
Après avoir façonné sa créature avec amour, lui avoir transmis son souffle de vie, il signe son chef-d’œuvre à l’intérieur de la tête, d’une griffe secrète, mystérieuse comme les signes runiques des pignons. Il a gardé l’humilité des charpentiers de moulin, des maîtres verriers. Un artiste.
À chaque sortie, l’association qui en a la garde, l’astique avec soin.
Une mise en scène est créée pour le trajet, les rites, les embrassades amoureuses pour les Reuze, un simulacre de bataille entre Lydéric et Phinaert. À Mons, Saint Georges terrasse un immense dragon porté. Le combat était déjà joué au seizième siècle.
Des hommes sont dissimulés sous la jupe du panier, tiennent des barres de portage créées en chêne et rembourrées de cuir. Il n’est pas donné à tous de manœuvrer des géants mesurant de quatre à neuf mètres et pesant de cent à trois cents kilos. Jean Turpin de Nieuport (Belgique) dépasse onze mètres, il est le plus grand d’Europe. La tâche exige un savoir-faire précis, une excellente forme physique pour endurer la charge pendant des heures. Le porteur doit connaître l’environnement avec la rigueur d’un géomètre de façon à ne pas se laisser entraîner dans une rue en pente, l’étroitesse des passages ou les pavés… Bon danseur, il exécute les « ritournelles », incline l’immense mannequin pour donner l’illusion. La précision de ses gestes lui donne vie.
Le porteur accepte d’être l’homme de l’ombre
Comme le géantiste, le porteur accepte d’être l’homme de l’ombre, invisible aux yeux des grands, inexistant pour les petits. Une belle leçon d’humilité. Sous la jupe, ils sont un, deux ou plus ; si le système est lourd, la relève est assurée. Le visage à la lucarne, le premier surveille le chemin emprunté et donne ses consignes aux autres porteurs entrés par la petite porte arrière. La route est longue, et s’il y a de la place pour les cannettes de bière, il est fréquent de voir le géant à l’arrêt, le visage tourné vers la porte du bistrot où les porteurs se désaltèrent.
L’enfant qui avait peur sur les épaules de son père a grandi. Elle contemple les géants avec nostalgie, émotion et fierté. Son enfance revient avec une acuité inouïe. Tels les carillons, les beffrois, les moulins, les géants sont restés gravés en elle.
Elle sent le besoin de pénétrer dans le monde mystérieux de la métamorphose, de vibrer de cette poésie spontanée propre à l’enfance, d’abolir les frontières du réel et de l’imaginaire.
Une griserie s’empare d’elle à nouveau …
La charge symbolique que véhiculent ces géants leur confère de la magie. Ils portent un univers de mythes, le monde fantasmé d’un passé moyenâgeux. Que sont d’autre nos superhéros d’aujourd’hui ?
Inscrits au patrimoine de l’humanité, ces géants de Belgique et de France, figures emblématiques, phénix de la culture médiévale, liés à l’identité locale, reflètent avec bonheur la bonhomie populaire. C’est toute notre histoire qui se dresse, imprégnée de mystères et de légendes … Le rêve rejoint la réalité…