Écrivain majeur des lettres néerlandaises, auteur d’une œuvre décisive qui explore le roman, l’essai, la poésie, Cees Nooteboom livre dans 533. Le Livre des jours une éblouissante méditation s’échelonnant sur 533 jours, entre le 1er août 2014 et le 15 janvier 2016.
Davantage qu’un écrivain nomade qui n’a cessé de bourlinguer dans le monde entier, Nooteboom (° 1933) a inscrit le voyage dans la texture même de son écriture. Au travers des 80 fragments composant cet essai placé sous le signe d’une insatiable curiosité intellectuelle, Cees Nooteboom questionne les mystères du monde végétal, la vie secrète des cactus de son jardin sur l’île de Minorque, le langage des oiseaux et nous fait partager sa passion des dictionnaires, ses découvertes littéraires, musicales.
C’est en guetteur des signes cachés, en herméneute des rêves, avec l’œil du géographe qu’il arpente le monde des hommes, l’actualité, les œuvres de Borges, Gombrowicz, Max Frisch, de la littérature hongroise, les insectes, les fracas de l’histoire.
Une famille élective d’amis se tisse, on y trouve aussi bien des humains que des créatures des règnes animal, végétal, minéral: Glenn Gould, Szentkuthy, l’écrivain colombien Héctor Abad, les constellations dont Orion, le vent qui souffle sur l’île, le peuple des insectes, les cactées. En basse continue, on entend l’amour de l’Espagne, une ouverture à la magie des paysages, une écoute de ce qui perdure dans la nature depuis des millénaires. Les réflexions sur les langues, sur les dialectes côtoient des rêveries nées de l’observation des cactus, de la neige, des papillons, dans une attention soutenue à l’infime, au non-humain. Intellect et sensations s’épaulent dans l’accueil des phénomènes. La tonalité est celle de l’étonnement, de l’hospitalité aux hôtes dont le monde actuel, pris dans l’affairement consumériste, se détourne : les écrivains morts, les papillons de nuit, les yuccas…
Là où, à la fin de Candide, Voltaire nous exhorte à «cultiver notre jardin», Cees Nooteboom renverse la leçon: c’est lui qui doit se mettre à l’écoute du jardin. «Si c’était au contraire le jardin qui me cultive, moi? Qui m’inculque des formes inattendues de vigilance?». Exercice de patience, aveu d’humilité («Voilà quatre-vingts ans que l’on est au monde, et on ne sait toujours rien des cactus, des araignées, des tortues»), fascination pour le génie de la composition que détient le vent, évocation de la Souabe où l’auteur passe les mois d’hiver, souvenir obsédant de la mort du père, des morts qui jonchent l’histoire… 533. Le Livre des jours orchestre une rhapsodie dont l’architecture, par sa spontanéité, sa croissance en rhizome, fait songer à la beauté du règne végétal. Le lien qui unit Nooteboom aux livres s’emporte dans l’animisme. Que se passe-t-il quand, refermant la porte de sa demeure à San Luis, il abandonne les livres à eux-mêmes pour de longs mois? Comment Kafka, Bloy cohabitent-ils avec Kipling, Oscar Wilde ou le dictionnaire Van Dale?
Le souci pour le micromonde des insectes, pour le niveau microscopique dont se détournent les hommes pressés, cyberconnectés, va de pair avec l’amour des mots qui, ayant cessé d’exister, ont rejoint les rayonnages des vocables obsolètes. Comme Cees Nooteboom sauve des plantes, il sauve des mots. «C’est étrange, là-bas, à ces profondeurs, j’aime prononcer à haute voix ces mots naufragés, de sorte qu’ils puissent sembler exister encore une fois, mais au bout de quelques heures on revient dans un monde où ils n’ont plus cours, comme si on arrivait dans un pays étranger en n’ayant en poche que des billets de banque sans valeur». Comme, sur l’île de Minorque, il tend l’oreille vers le chant du coq, les aboiements des chiens, les braiments de l’âne, il écoute la vie propre à chaque langue, la musique des phrases (Cees Nooteboom est également traducteur de l’anglais et de l’espagnol). Le regard posé sur chaque chose est celui d’une perpétuelle enfance pour qui jamais les questionnements ne se referment en réponses.
Pour Cees Nooteboom, sillonner l’espace, c’est parcourir le temps, cueillir des nappes d’éternité dans la durée. C’est ainsi qu’à voyager dans la bibliothèque du monde, les grands morts, les écrivains de jadis (Montaigne, Harry Mulisch, Elias Canetti, Péter Esterházy…) sont ses contemporains. Marqué par un esprit résolument insulaire – à savoir étranger à la société de masse, à son formatage des consciences -, 533. Le Livre des jours accomplit le geste magique d’ouvrir les portes de la sensation, de la pensée au détour d’une somptueuse navigation dans les zones retirées du monde.
CEES NOOTEBOOM, 533. Le Livre des jours (titre original : 533. Een dagenboek), traduit du néerlandais par Philippe Noble, éditions Actes Sud, Arles, 2019, 288 p. (ISBN 978 2 330 12068 9).