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histoire, pays-bas français

Des Chinois dans la Première Guerre mondiale

Par Wim Chielens, traduit par Marcel Harmignies
21 mars 2019 11 min. temps de lecture Le front oublié

Les sept Chinois, je sais qu’ils reposent dans le Reninghelst New Military Cemetery. Ils sont un peu à l’écart, tout au fond. C’est parce qu’au milieu il y a une pelouse où se trouvaient par le passé des tombes françaises, mais elles furent relevées dans les années trente, et les restes transférés à l’ossuaire du mont Kemmel. Les Chinois furent toujours inhumés dans une section isolée dans les cimetières. L’un des sept, Hsu Tien Hsig, mourut le 26 mai 1919. Après le 11 novembre 1918 ? Cela tient à la mission particulière dévolue au Chinese Labour Corps au sein de l’armée britannique.

En effet, les Chinois faisaient partie intégrante de l’armée britannique. C’est pourquoi ils ne figurent pas à part dans les registres des cimetières,. Il s’agissait pourtant de citoyens chinois. Ce sont les autorités chinoises elles-mêmes qui proposèrent ces forces de travail aux Alliés. La jeune République chinoise (1911) voulait montrer par là qu’elle était une partenaire fiable de l’Occident et s’assurer du même coup, à la fin de la guerre, une petite place à la table des négociations. Les Français acceptèrent pour ainsi dire immédiatement la proposition chinoise. Les Britanniques attendirent la débâcle de juillet 1916 sur la Somme, quand la nécessité de sang frais devint dramatiquement urgente.

Des dizaines de milliers de paysans pauvres répondirent à l’appel de leurs autorités à s’engager. Les Britanniques recrutèrent surtout dans l’arrière-pays de la ville portuaire de Weihai, qu’ils pouvaient alors exploiter en concession, sous le nom de Port Edward. On sait peu de choses sur les Chinois qui servirent sous le drapeau français. On en sait un peu plus sur ceux qui servirent les Britanniques et les morts au champ d’honneur ou autrement furent inhumés dans les mêmes lieux que leurs collègues de l’armée britannique.

Les Chinois étaient une curiosité dans mon village de Reningelst où, très probablement, jamais personne n’était venu, avant la guerre, de plus loin qu’Ypres. Dans le carré chinois du cimetière une pancarte des autorités militaires était accrochée qui indiquait « DO NOT SPEAK TO THE CHINESE ». Un plaisantin avait ajouté, en caractères de même taille : « WHO THE HELL CAN ! »

Ils n’étaient pas armés. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls en ce cas. Il y avait encore dans l’armée britannique des troupes d’outre-mer qui ne portaient pas les armes. Cela témoigne d’une certaine défiance du commandement issu de l’aristocratie blanche vis-à-vis des capacités des Noirs et des gens de couleur quant au maniement des armes. Ou pire encore : on craignait que ces armes puissent être utilisées à de mauvaises fins. On les enrôlait donc comme ouvriers.

Les treize de Busseboom

C’étaient effectivement des Britanniques, ne sachant le plus souvent que balbutier quelques rudiments de chinois, qui géraient les travailleurs venus de Chine. Cela provoquait des tensions fréquentes. À la Noël de 1917, les Chinois du 105ème CLC, qui étaient cantonnés dans les environs de Bailleul, projetèrent une rébellion ayant pour but d’éliminer leur sergent-major. Ils le qualifiaient de demi-fou les faisant trimer de manière inhumaine. La mutinerie fut brutalement réprimée. Parmi les mutins, 8 furent abattus sur place et 93 emprisonnés. Trois des Chinois fusillés sont enterrés à Westouter.

À Reningelst, les travailleurs chinois du Chinese Labour Corps avaient établi un camp dans le quartier de Busseboom. Dans le journal du curé Van Walleghem de la paroisse de Dikkebus, on lit que dans la nuit du 15 novembre 1917 des bombes tombent sur le camp de Busseboom. Il y eut 13 morts, tous des Chinois. Dans les environs immédiats, les Chinois disposaient de leur propre cimetière, où ils inhumaient leurs morts selon leurs rites funéraires. Hélas, il s’avéra après la guerre que ce lopin ne comptait pas suffisamment de victimes pour pouvoir être maintenu en tant que cimetière militaire du Commonwealth. Les autorités britanniques fixèrent le quorum à 40 tombes. Les entités plus petites furent relevées et transférées dans de plus grands cimetières. Cette translation se déroula suivant une logique difficile à suivre. C’est ainsi que « les treize de Busseboom », comme on les appelle maintenant, arrivèrent dans le grand cimetière de la ville française de Bailleul.

Lijssenthoek Poperinge

Mais un petit détour par le cimetière de Lijssenthoek s’impose. Il accueille près de 11 000 victimes de la Première Guerre mondiale et est ainsi le plus grand cimetière historique de Belgique. Tyne Cot à Passendale, qui comptait à la fin de la guerre à peine 400 tombes, est encore plus important. La gigantesque nécropole ne fut créée qu’après la guerre, lors du nettoyage de la ligne de front entre

Ypres et le petit village entré dans la légende, et avec la translation de huit cimetières de moindre taille de la région. On peut difficilement surestimer l’importance historique de Lijssenthoek car à partir de l’ouverture du cimetière, en juin 1915, jusqu’au 11 novembre 1918, il ne s’écoula plus un jour sans que des morts y fussent enterrés. Le « centre des visiteurs », ouvert en septembre de l’année dernière, raconte l’histoire de Lijssenthoek et par conséquent celle de la Grande Guerre sur le saillant d’Ypres, d’une manière captivante et variée. Quand je passe par la porte d’entrée imposante, légèrement triomphaliste, de Lijssenthoek, je dois me rendre tout au fond, vers ces tombes qui ne s’y trouvaient pas le 11 novembre. Ce sont pourtant, aussi, les pierres tombales d’hommes qui ont trouvé ici le lieu de leur ultime repos, après l’armistice. Le Chinese Labour Corps est resté près de deux années après le 11 novembre en Flandre et dans le nord de la France pour y déblayer la zone du front. Ils enlevèrent de là les décombres militaires épars et démontèrent des passerelles de bois qu’ils avaient, souvent, eux-mêmes construites. Une tâche très considérable des coolies fut aussi le ramassage des centaines de corps qu’ils retrouvaient encore en nettoyant la ligne de front. Grâce à leur intervention, ce sont surtout des victimes non-identifiées qui furent ensevelies dans des cimetières tels que Tyne Cot ou d’autres qu’on dota d’une « extension » et qui, du coup, se situèrent au niveau des « cemeteries » de 3 000 tombes et plus. Les champs de bataille étaient encore jonchés de projectiles non explosés en quantité effroyable. Cela explique pourquoi un certain nombre de ces Chinois sont morts après l’armistice, mais ce serait plutôt la grippe espagnole qui les aurait terrassés. La plupart des 35 Chinois qui reposent à Poperinge ont aussi succombé à la maladie.

Avec vue sur les gibets espagnols

Les treize de Busseboom, à une portée de flèche de Lijssenthoek, je ne les ai pas trouvés là. Pour ce faire, je roule vers la Communal Churchyard Extension de Bailleul. Je comprends tout de suite comment cela s’est passé. C’est l’histoire commune à des dizaines de cimetières de villages situés en arrière de la ligne de front. Les premières victimes furent enterrées où l’on faisait toujours reposer les défunts : dans l’enclos de l’église. Ici, c’est le « cimetière communal ». À Bailleul on soutenait

qu’il restait manifestement de la place pour un certain temps. D’ailleurs, reposent là non seulement des soldats britanniques, mais aussi français. Mais quand on commence à employer les gaz, au printemps de 1915, et que les victimes arrivent en masse, c’est partout la même chose. On flanque le cimetière communal d’une extension séparée, spéciale pour les victimes de la guerre : une « churchyard extension ». Quand, de même que dans mon propre village Reningelst, cela fut réalisé au centre du village parce que le cimetière était alors encore, véritablement, autour de l’église, cette « extension » s’avéra insuffisante et, finalement, à l’été de 1915, un grand cimetière fut inauguré à l’extérieur du village. Le même scénario se répète dans des dizaines de petits villages disséminés sur une dizaine de kilomètres derrière la ligne de front. Mais, comme à Bailleul le cimetière communal était déjà situé en 1914 à l’extérieur du centre, l’ « extension » pouvait être étendue à l’infini. En considérant l’ensemble des deux parties, il y a là plus de 5 000 pierres tombales du Commonwealth et 144 stèles allemandes. Tout à fait du côté ouest, le long du mur de briques, se trouve une rangée de 31 tombes chinoises. Je lis sur le registre que 30 de ces morts proviennent du Reninghelst Chinese Cemetery. Ils étaient donc ici plus nombreux que ces 13 de Busseboom. Il existait un véritable cimetière, réservé à la main-d’œuvre chinoise. Quand il fut décidé, après-guerre, que seuls les cimetières comptant plus de 40 tombes de victimes pouvaient subsister de manière autonome, le sort du cimetière chinois de Reningelst était scellé. Les 30 devaient être exhumés et déplacés vers un autre cimetière. Pourquoi ce fut le cimetière communal de Bailleul, c’est très obscur.

Si l’on regarde par-dessus les tombes chinoises, on voit la route s’élever vers le mont Ravelsberg. C’est là qu’étaient dressés les gibets auxquels les Gueux étaient pendus sous la terreur de l’Inquisition espagnole. Les guerres et occupations successives demeurent ici très perceptibles. Sur la crête du mont Ravelsberg court une voie romaine qu’ont empruntée les troupes des tout premiers occupants de ces contrées …

Saint-Étienne-au-Mont

Selon des témoignages, il y avait dans le cimetière chinois de Reningelst des monuments très étranges, curieux, et s’y tenaient des cérémonies sortant de l’ordinaire, drôles pour la population locale. À Lijssenthoek ou à Bailleul, on ne retrouve rien de cela. Ils reposent quasi anonymes, car je ne peux même pas lire leurs noms. Pour voir de vrais monuments chinois, je dois pénétrer plus avant en France. Le portail du Chinese Cemetery de Noyelles-sur-Mer est une véritable porte chinoise et les abris du gigantesque cimetière d’Étaples font aussi penser à des catafalques chinois. Mais nous nous trouvons alors déjà à l’embouchure de la Somme, et cela m’emmène trop loin. Je préfère rester pour l’instant dans le Nord-Pas-de-Calais, ce qui m’amène dans la petite ville de Saint-Étienne-au-Mont, juste au sud de Boulogne-sur-Mer. Cela aurait pu tout aussi bien être Ruminghem, dans les environs de Watten. Là reposent dans le Chinese Cemetery 75 membres du Labour Corps. Ou bien Les Baraques Military Cemetery à Calais, où 200 tombes chinoises ont été aménagées à l’écart. Mais ce fut donc Saint-Étienne-au-Mont, pour son bel emplacement et son petit monument unique. À Saint-Étienne-au-Mont avait été abrité le N°2 Labour Hospital, une infirmerie spéciale pour les Labour Corpses de l’armée britannique, car d’autres groupes de populations du Commonwealth étaient engagés comme main-d’œuvre, à titre principal ou exclusif. Des Sud-Africains ou des Jamaïcains par exemple. Qu’il y eût ici un tel hôpital, c’était, bien sûr, directement lié à la proximité du port de Boulogne.

Le trajet vers le cimetière est spécial, d’où que l’on vienne. Le paysage en pente douce et le sol blafard qui émerge sur les sommets près de la côte, font que la lumière est ici toujours autre que sur les collines autour de Cassel ou dans les dépressions marécageuses des alentours de Saint-Omer. La route fait une grande boucle autour de Boulogne et plonge ensuite vers le centre de Saint-Étienne-au-Mont. L’agglomération elle-même est située dans la vallée, mais il faut à nouveau sérieusement grimper pour parvenir au cimetière civil. Ici se trouve aussi le Saint-Étienne-au-Mont Communal Cemetery, un endroit réservé aux victimes militaires, à côté des morts ordinaires par conséquent. L’allée centrale monte vers un calvaire qui domine le cimetière en son centre. C’est en ce point que se situe la limite du cimetière du Commonwealth, sur la gauche. L’ensemble du cimetière est ceint de murs de pierres de taille et à cette hauteur il semble que pas grand-chose n’ait changé depuis 1918. De la mousse, du lierre et des ronces se sont nichés sur les pierres et dans leurs joints. Ici sont dressées 168 pierres tombales, dont celles de 160 membres du Chinese Labour Corps, de 3 matelots chinois et de 5 membres du Labour Corps sud-africain. Curieusement, les noms chinois des trois matelots sont bien convertis en caractères romains : Lee Pak, Low Foo et Man Pow, mais pas ceux des membres du CLC. Sauf à connaître la langue chinoise, on peut seulement lire un numéro, la date de décès et une épitaphe. Chacun, sans exception, a une épitaphe. Il y en a quatre modèles qui reviennent d’ailleurs sur d’autres pierres tombales chinoises : « A good reputation endures forever », « Though dead he still lives », « Faithful unto death » et « A noble duty bravely done ». Brian C. Fawcett, auteur d’un article circonstancié dans le Journal of the Royal Asiatic Society Hong Kong Branch, s’en étonne car le numéro 53497, Zheng Shungong, fut exécuté pour le meurtre d’un autre travailleur chinois. Pourtant, sa tombe porte l’épitaphe « A good reputation endures forever ».

Des bras parmi les fusils

Le plus étrange est cependant un monument sobre mais remarquable, situé devant le cimetière. C’est un simple pilier rectangulaire, surmonté d’un petit toit chinois très caractéristique. Alors que le portail de Noyelles et les catafalques d’Étaples ont été dessinés par les architectes de la War Graves Commission et réalisés dans la même pierre blanche de Portland que les tombes, ce monument est fait d’un autre matériau et peint en blanc. On le voit bien à la peinture qui s’écaille. Ce qui vient bien corroborer l’inscription qui indique que ce monument commémoratif « a été érigé par leurs confrères ». Et c’est ce qui le rend si émouvant. C’est pour ainsi dire le dernier vestige des châsses et petits monuments funéraires de bois et de tissu qu’ils érigeaient durant leur séjour ici, derrière la ligne de front, pour leurs camarades morts.

Durant des dizaines d’années, l’intérêt manifesté pour les tombes du Chinese Labour Corps n’a été que très marginal, sauf en tant que curiosités. Le premier pas important, scientifique, fut franchi à la fin des années 90, par Gwynnie Hagen, une étudiante en sinologie de l’université de Louvain. Elle publia la liste complète des noms des Chinois morts à la guerre en Belgique. En 2010, le musée In Flanders Fields d’Ypres consacra une exposition thématique au CLC, sous le titre « Des bras parmi les fusils ». L’association Busseboom groep s’efforce, sous la direction du sinologue et historien Philip Vanhaelemeersch, d’attirer, en Chine, l’attention sur l’histoire des Chinois dans la Première Guerre mondiale. En avril 2013, une importante délégation de diplomates chinois est encore venue au cimetière de Lijssenthoek à Poperinge pour y commémorer, à l’occasion du Quingming, l’équivalent chinois de la Toussaint, les morts du Chinese Labour Corps. Un reportage a été diffusé à la télévision chinoise. Et peut-être ainsi un nouveau pas a-t-il été franchi vers le rêve de voir, un jour, ces « treize de Busseboom » honorés par un monument chinois, symbole de tous les coolies qui travaillèrent dans les armées occidentales et y laissèrent leur vie entre 1914 et 1920.

Wim-chielens

Wim Chielens

directeur général de l'Académie des Beaux-Arts de Poperinge; rédacteur annales De Franse Nederlanden-Les Pays-Bas Français

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