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histoire

Des digues, des moulins et de la tolérance : la Hollande dans les années 1760-1770

17 mars 2020 5 min. temps de lecture

Née Bretonne, Madeleine Van Strien-Chardonneau aura passé le plus clair de sa vie professionnelle à Leyde; sa thèse, soutenue à Groningue, sur les Récits de voyageurs français dans les Provinces-Unies (Voltaire Foundation, Oxford, 1994) reste une référence incontournable. Elle profite aujourd’hui des loisirs de l’éméritat pour publier une partie de ses matériaux. Initiative des plus opportunes, qui nous permet de découvrir des textes devenus peu ou prou inaccessibles et dont beaucoup ne subsistent que sous forme manuscrite: des six voyageurs regroupés ici (et dont l’un sera resté anonyme), quatre n’écrivent que pour leur famille ou pour leurs proches, qui auront heureusement assez apprécié ces legs pour les conserver précieusement.

Les voyageurs du XVIIIe siècle se rendent toujours plus volontiers en Italie – c’est le Grand Tour classique – que vers les pays du Nord. Les voyages aux Pays-Bas n’en deviennent pas moins plus fréquents. On y découvre certes, sauf dans quelques collections, peu de souvenirs antiques; les Provinces-Unies figurent plutôt un pays exemplairement moderne, où les voyageurs admirent notamment toutes sortes de prouesses techniques. La révolution industrielle ne se produira comme on sait qu’une génération plus tard et pas un mot n’indique que nos voyageurs l’auraient à quelque degré que ce soit pressentie; ils attestent à leur façon qu’elle déjà est dans l’air du temps en se montrant très disposés à admirer partout où faire se pouvait la toute-puissance de l’inventivité humaine.

La Hollande s’y prête d’autant mieux que «tout jusqu’à la terre n’y semble exister que par art» (p. 283). Ses habitants ont dû la conquérir sur la mer et y ont brillamment réussi au point de faire de leur capitale, bâtie entièrement sur des pilotis enfoncés dans les marais au bord du Zuyderzee, l’égale de Paris ou de Londres. Nos récits ne tarissent pas sur les digues, qui seraient «la plus grande merveille de la Hollande» (p. 173), d’autant plus impressionnantes qu’elles protègent des territoires souvent au-dessous du niveau de l’Océan tout proche. On admire aussi la structure savante des écluses, une machine d’invention récente dont « l’usage est de déraciner les arbres les plus forts» (p. 165), et surtout, à Zaandam et ailleurs, les centaines de moulins, qui captent les vents marins pour les usages les plus divers: on les «applique à tout, à moudre, à scier, à épuiser les eaux nuisibles» (p. 265) et même, paraît-il, «à presser la chair de baleine et à faire l’huile» (p. 126).

On s’émerveille bien sûr de même sur les savoir-faire accumulés sur les chantiers navals. La flotte marchande hollandaise apparaît toujours comme la plus puissante du monde et tous les voyageurs répètent à l’envi que le port d’Amsterdam accueille tellement de vaisseaux que «la quantité des mâts y semble une forêt» (p. 61). Emmanuel de Croÿ, qui y arrive au petit matin en bateau, se montre enchanté «du coup d’œil singulier de voir pointer l’aurore au travers d’un forêt de haute futaie qui n’était qu’une masse de mâts de vaisseaux» (p. 120).

La Hollande paraît aussi exemplaire par sa tolérance. Les libraires n’y doivent craindre aucune censure et les diverses religions y voisinent presque sans heurt. Nos voyageurs font donc presque rituellement le tour des diverses églises et des synagogues d’Amsterdam. Les seuls catholiques n’y ont pas le droit de s’offrir des lieux de réunion qui seraient, à l’extérieur, reconnaissables comme tels; les façades neutres dissimulent à peine des chapelles dûment aménagées dans le style voulu et où la messe est célébrée chaque dimanche sans être troublée par personne. On se doute que cette image harmonieuse est parfois plus irénique que nature: Gabriel-François Coyer voudrait même croire que l’université de Leyde, acropole traditionnelle de la théologie protestante, serait disposée à ouvrir aussi, pour éviter aux catholiques du pays un coûteux séjour à Louvain, «une chaire de théologie catholique» (p. 258)…

C’est dire du coup que les renseignements fournis par ces six récits ne sont pas tous également fiables: les choses vues ou les informations recueillies sur place y voisinent d’ailleurs, comme c’est assez l’habitude dans tous les récits de voyage du XVIIIe siècle, avec divers détails empruntés à des guides – bel et bien imprimés ceux-là -, que Madeleine Van Strien-Chardonneau connaît pareillement de première main et signale à chaque fois en note. Ces guides remontent souvent à une ou deux générations et comportent donc inévitablement quelques notations tant soit peu datées. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles nos voyageurs ne semblent pas trop remarquer que le pays qu’ils visitent ne joue plus tout à fait le rôle de tout premier plan qui avait été le sien au XVIIe et qu’il doit désormais céder à l’Angleterre; il reste que la seconde place où la Hollande se voyait désormais réduite lui valait toujours des profits fort juteux. Nos voyageurs venaient, pour leur part, d’une France prisonnière de routines d’Ancien Régime de moins en moins rentables et ne pouvaient qu’être fort impressionnés par les succès économiques et commerciaux d’un pays qui restait toujours un brillant second.

Le Belge qui écrit cette notice s’en voudrait de ne pas ajouter qu’ils s’y rendent le plus souvent en traversant les Pays-Bas autrichiens et que la lenteur des déplacements de l’époque les oblige à faire étape à Mons, Bruxelles ou Anvers (et déjà, dans le Nord, à Amiens, Arras ou Lille). Ils s’y arrêtent apparemment sans déplaisir et s’y attardent même volontiers pendant quelques jours. Le ton des relations est alors nettement moins admiratif et c’est le contraire qui serait surprenant: les Pays-Bas autrichiens figuraient, devant tout regard tant soit peu «philosophique», un conservatoire des traditions les plus arriérées, où «les sorciers et les revenants chassés de tous les pays éclairés règnent encore avec empire» (p.285)! Les voyageurs y admirent pourtant des œuvres d’art: on est un peu surpris de voir que, contrairement à une idée reçue, il se montrent tout à fait capables d’apprécier des cathédrales gothiques.

Il est vrai qu’ils se montrent plus enthousiastes encore des tableaux baroques qui les décorent et notamment de Rubens, dont la Descente de croix anversoise figure aux yeux de tous un sommet absolu. Ils se montrent par contre, à tout prendre, assez peu sensibles à l’art hollandais du XVIIe, que des contemporains plus célèbres tels Diderot célèbrent alors à l’envi. Le nom de Rembrandt n’apparaît ici qu’une seule fois (p. 187), et encore de façon très incidente; nos voyageurs sont surtout agréablement surpris de découvrir, à La Haye chez le Stathouder ou à l’hôtel de ville d’Amsterdam, des toiles de l’Anversois Jordaens. Comme quoi les textes réunis par Madeleine Van Strien-Chardonneau permettent de redécouvrir, pour le plus grand plaisir du lecteur, tout un regard du XVIIIe français sur des terres nordiques qui, à des titres divers, avaient tout pour le fasciner. Lecture vivement recommandée!

Pierre Famin, Emmanuel de Croÿ-Solre, François César Le Tellier, Jean-Marie Roland de La Platière, Gabriel-François Coyer, À
la découverte de la Hollande dans les années 1760-1770
, textes réunis et présentés par Madeleine Van Strien-Chardonneau, Société française d’étude du XVIIIe
siècle, Paris, 2019, 328 p. (ISBN 979-10-92328-12-7).
Paul Pelckmans

Paul Pelckmans

professeur à l'université d'Anvers

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