Des «émeutes de la faim» à l’heure de la mondialisation du marché des denrées alimentaires
À la fin de l’été 1854, une vague d’« émeutes de la faim » déferle sur le pays. À différents endroits, une foule perturbe le marché hebdomadaire, indignée par le prix élevé du pain malgré une moisson plus qu’abondante. Alors que le marché des denrées alimentaires se mondialise, la guerre de Crimée (1853-1856) crée une situation de crise.
Le 7 septembre 1854, le marché hebdomadaire de Saint-Nicolas est gravement perturbé par des émeutes pour la deuxième semaine consécutive. Ce jour-là, une foule mécontente impose des prix maximaux pour le blé, le seigle, le beurre et les pommes de terre. Les paysans qui vendent plus cher ou les acheteurs qui offrent davantage sont molestés. Le visage des paysannes est enduit de beurre, les pommes de terre sont répandues par terre et les boulangers sont projetés contre les sacs de grains, tandis que l’on interdit aux négociants en céréales de se rendre sur le marché. Afin de maintenir l’ordre, la gendarmerie de la ville a obtenu d’avance des localités voisines qu’elles lui envoient des renforts. À dix heures, elle décide d’évacuer le marché, à cheval et le sabre dégainé. Au cours du tumulte qui s’ensuit, la foule se défend en lançant des pierres, pendant que la gendarmerie tire des coups de feu. Une personne est touchée par balle et plusieurs autres reçoivent des coups de sabre. Pris de peur, un vieillard tombe raide mort. Vers midi, le calme est rétabli.
Les événements de cette journée à Saint-Nicolas sont probablement les plus dramatiques qui eurent lieu pendant la vague d’émeutes qui ébranla le pays à la fin août et au début septembre 1854. Le 24 août, la police de Tournai avait dû empêcher une foule en colère de jeter deux acheteurs de céréales dans l’Escaut. Au cours des semaines qui suivirent, des incidents similaires se produisirent à Ypres, Courtrai, Menin, Lokeren, Saint-Nicolas, Bruxelles, Audenarde et Malines. Dans la plupart des cas, les émeutes éclatèrent sur les marchés hebdomadaires, où les commerçants furent les principales victimes.
Aujourd’hui, il ne nous est plus possible de déterminer avec certitude les mobiles de ces émeutiers. Toutefois, le moment choisi donne à penser qu’ils étaient poussés par un sentiment d’injustice plutôt que par la faim. Les mois d’août et de septembre 1854 virent l’une des meilleures récoltes de céréales depuis des années. Toutefois, cela resta sans effet sur les prix des céréales, nettement supérieurs à leur niveau « normal » depuis un an. Quelques années plus tôt, en 1847, une bonne récolte avait immédiatement provoqué l’effondrement des prix des céréales, après l’épidémie de mildiou qui avait décimé les pommes de terre en 1845 et l’échec de la récolte céréalière en 1846. Cette chute des prix ne se reproduit pas en 1854. Le contraste entre la moisson abondante et le maintien des prix élevés des céréales et, partant, du pain débouche sur la conviction généralisée qu’il s’agit d’un « prix artificiel ». Beaucoup pensent que celui-ci est la conséquence de spéculations, de transactions frauduleuses, de la rétention des stocks ou des exportations. Si cela fait l’affaire des négociants et des paysans nantis, en revanche, la grande majorité des consommateurs ordinaires en pâtit fortement. C’est là sans doute l’origine de la vague d’émeutes qui se produit après la moisson de 1854 et des attaques principalement dirigées contre les marchands.
Pourtant, en 1854, cela fait déjà un certain temps que les prix des denrées alimentaires ne sont plus fixés en fonction des résultats des récoltes locales. La baisse des tarifs douaniers et du coût des transports ainsi que la rapidité accrue de la circulation de l’information ont permis d’intensifier les échanges commerciaux et de mieux harmoniser les prix des marchandises. Cette intégration du marché céréalier ne s’explique pas seulement par les nouvelles possibilités techniques, mais aussi par différentes évolutions qui la rendaient de plus en plus nécessaire : la croissance démographique, l’industrialisation et l’urbanisation en Belgique et dans les pays voisins avaient pour effet que la production agricole nationale suffisait de moins en moins à satisfaire les besoins des différentes nations. Les régions urbanisées de pays comme la Belgique, la Grande-Bretagne et la France avaient par conséquent de plus en plus besoin d’importer des céréales et toutes se tournaient vers les mêmes greniers à l’international. C’est pourquoi, dans les années 1850, les prix des céréales deviennent pratiquement identiques à Londres et à Saint-Nicolas.
Les prix pratiqués sur le marché de Saint-Nicolas et ailleurs en Belgique reflétaient donc la situation du marché international des céréales. Au milieu des années 1850, la guerre de Crimée (1853-1856) vient toutefois perturber la donne. Au XIXe siècle, la Russie est un important fournisseur de céréales pour l’Europe occidentale, où les besoins en céréales russes se font sentir tout spécialement après la moisson médiocre de 1853.
Les incertitudes concernant une guerre imminente dans le bassin de la mer Noire incitent les négociants internationaux à faire sortir les céréales au plus vite de la région, ce qui entraîne une hausse des prix. Ces tensions et les prix élevés qui en résultent se maintiendront tout au long du conflit, même après l’excellente récolte de 1854, parce que les alliés occidentaux bloquent les ports russes, sur la mer Noire comme sur la mer Baltique, tandis que la Russie interdit les exportations. On fait alors venir les céréales d’autres pays, de sorte que la Belgique ne souffre pas de pénurie à l’échelle nationale. Mais les prix élevés deviennent prohibitifs pour une partie des ménages belges, qui ne mange plus à sa faim. Après une nouvelle récolte moyenne en 1855, ce n’est qu’au cours de l’année 1856 que les prix des céréales retrouvent leur niveau d’avant-guerre. La cherté ne cessera qu’avec la fin du conflit et la reprise du transport par bateau des céréales russes vers l’Europe occidentale.
La situation de 1854 n’est donc pas simplement le résultat de spéculations frauduleuses sur les céréales locales. Son origine vient plutôt d’un conflit se déroulant à l’autre bout de l’Europe qui, en raison des marchés fortement intégrés, influe rapidement sur la tarification des denrées alimentaires en Belgique. De nombreuses personnes qui voient le prix du pain augmenter de semaine en semaine chez le boulanger ne font pas le lien avec la guerre de Crimée, mais s’indignent en voyant les champs environnants couverts de gerbes.
Beaucoup d’historiens considèrent que les émeutes, motivées par un sentiment d’injustice, n’étaient pas seulement une façon d’exprimer la colère ou la faim. Elles étaient un moyen de faire pression sur les autorités, locales ou nationales, pour les contraindre à prendre des mesures. Auparavant, les moyens classiques mis en œuvre par les pouvoirs publics pour tenter de lutter contre les crises alimentaires incluaient l’interdiction du commerce des céréales en dehors des marchés publics, l’imposition de prix maximaux et l’interdiction des exportations de denrées alimentaires. Mais avec l’émergence du libre-échange dans les années 1850, un groupe croissant de décideurs politiques acquirent la conviction que le meilleur remède était de ne rien faire. C’est l’une des raisons pour lesquelles les autorités n’intervinrent que dans une faible mesure sur le marché, une décision que maints consommateurs eurent sans doute bien du mal à comprendre.
À l’époque, le commerce des denrées alimentaires a déjà tellement évolué que les mesures traditionnelles n’auraient probablement eu que peu d’effet. Durant des siècles, les céréales avaient été importées et distribuées dans les Pays-Bas par le biais d’une infrastructure commerciale complexe, mais la production locale, vendue sur les marchés hebdomadaires, a continué à jouer un rôle central jusqu’au XIXe siècle. C’est alors que ces marchés hebdomadaires, où éclatent les émeutes de Saint-Nicolas, commencent à perdre de leur importance pour le commerce des céréales. Si des recherches plus approfondies sont nécessaires à ce sujet, il semble toutefois que les négociants en céréales et les minoteries industrielles se soient mis à contrôler une part croissante du commerce. Ils décidèrent d’acheter une plus grande quantité de céréales directement auprès des agriculteurs ou passèrent des marchés avec des importateurs de céréales étrangères pour livrer celles-ci, ou la farine, directement aux boulangers ou aux gros consommateurs tels que les hôpitaux, les prisons et les nouvelles boulangeries industrielles. Ce faisant, ils répondaient aux besoins croissants des régions en voie d’urbanisation rapide, qui ne pouvaient plus se contenter des excédents des fermiers locaux. L’interdiction de ce commerce en dehors des marchés publics aurait donc plutôt eu des conséquences néfastes. L’imposition d’un prix maximum ne pouvait être contrôlée que sur les marchés et risquait d’accroître le commerce en dehors de ceux-ci. C’est Napoléon qui avait imposé pour la dernière fois de telles mesures, en 1812. Par ailleurs, l’effet d’une interdiction d’exportation dans les années 1850 restait limité, car les importations dépassaient alors de loin les exportations. L’interdiction des exportations de céréales que l’on finit par décréter en novembre 1854 eut dès lors essentiellement une valeur symbolique.
À la fin du siècle, les marchés publics de céréales ont pratiquement disparu et le commerce des céréales se déroule dans des bourses, des locaux d’auberges ou d’autres lieux accessibles uniquement aux acteurs commerciaux. À partir du milieu du XIXe siècle, les importations de céréales en Belgique augmentent considérablement. À la veille de la Première Guerre mondiale, les importations nettes de blé sont environ trente fois plus importantes que dans les années 1840. À titre de comparaison, au XXe siècle, ces importations ne feront que doubler. Cette évolution fait du XIXe siècle une période charnière dans la formation d’un marché de denrées alimentaires mondial. C’est surtout à partir des années 1870 que cette mondialisation entraîne une diminution et une stabilisation des prix, tout en obligeant les agriculteurs belges à se réinventer. La situation alimentaire s’améliore considérablement, mais cette évolution est tributaire d’importations sans entrave et de marchés bien huilés, et va de pair avec des coûts écologiques croissants. Cette dépendance à l’égard des importations se fait clairement sentir en Belgique pendant la Première Guerre mondiale, et l’on connaît aujourd’hui aussi les coûts écologiques et le rôle potentiellement déstabilisateur des marchés.
En novembre 1854, une soixantaine de personnes sont condamnées pour leur participation aux émeutes de Saint-Nicolas. Un journal local souligne qu’un certain nombre d’entre elles sont des « pères de famille travailleurs et honnêtes ». Parmi les condamnés, on trouve aussi une vingtaine de femmes, dont plusieurs ont joué un rôle de premier plan dans les troubles. De nombreux boulangers et meuniers sont également reconnus coupables d’avoir acheté du grain à un prix trop bas ce jour-là, sous la pression ou non de la foule. Les personnes accusées d’avoir dirigé les émeutes sont condamnées à un ou deux ans de prison ; les autres doivent y passer un à quelques mois. Outre ces condamnés, les autorités locales sont également pointées du doigt parce qu’elles n’ont pas su empêcher les désordres dans la ville. Lors des élections communales d’octobre 1854, le bourgmestre et les échevins en exercice, ainsi que plusieurs conseillers communaux, ne se présentent plus, une décision qui, selon les rumeurs, serait liée aux émeutes. Les archives révèlent en effet que le bourgmestre a en tout cas subi des pressions d’en haut pour renoncer à un nouveau mandat.
Les émeutes de la faim survenues en 1854 marquent la fin d’un monde et le début d’un nouveau. Le monde où le marché hebdomadaire, approvisionné par les paysans locaux et régionaux, jouait un rôle central dans le ravitaillement en céréales des villes cède progressivement la place à un marché alimentaire intégré et mondialisé. Cette transition n’est toutefois pas encore achevée, et encore moins dans les esprits de nombreux consommateurs. Les troubles de 1854 montrent que cette transition ne s’est pas faite sans heurts.