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arts, société

Des festivals de cinéma pour offrir une visibilité nuancée «par, pour et avec» les personnes LGBTQ+

Par Cyd Sturgess, traduit par Alice Mevis
25 octobre 2023 11 min. temps de lecture La vie sexuelle des Plats Pays

La Belgique et les Pays-Bas n’ont pas à rougir en fait d’offre de festivals de films LGBTQ+. Les initiatives sont nombreuses et diverses et si elles ont évidemment pour but de faire découvrir le travail de réalisateur·rices, leur rôle va au-delà de la simple projection de films. Plusieurs festivals assument en effet une fonction cruciale de refuge et de soutien pour les personnes LGBTQ+.

Le 9 février 1977, des centaines de cinéphiles affluent au studio de danse du chorégraphe, danseur et professeur Ed Mock pour participer à un événement qui marquerait les débuts du tout premier festival de cinéma gay officiel au monde. Entièrement géré par des bénévoles, avec à l’affiche un total de douze films produits par des réalisateur·rices provenant de toute la baie de San Francisco, le Gay Film Festival of Super-8 Films
avait pour objectif de présenter la richesse et la diversité du cinéma local, tout en réunissant les communautés homosexuelles sous la bannière du cinéma.

L’immense succès de ce premier événement a incité le collectif composé de bénévoles à organiser trois éditions supplémentaires de projection de films queer au cours de la même année. Ces éditions ont eu pour seule publicité le bouche à oreille de visiteur·euses enthousiastes et des flyers collés sur des poteaux téléphoniques. Au cours des années suivantes, ces projections destinées aux débuts modestes, destinées à un public local, allaient se transformer en un événement annuel de renommée internationale. Le festival se déroulant sur dix jours a reçu le nom de Frameline. San Francisco International LGBTQ+ Film Festival.

Avec plus de 200 films à l’affiche venus de 34 pays et entre 60 000 et 80 000 visiteurs chaque année, Frameline est aujourd’hui le plus grand festival de cinéma LGBTQ+. Il a en outre ouvert la voie à l’organisation d’événements similaires à travers le monde. Plusieurs d’entre eux se tiennent d’ailleurs aux Pays-Bas et en Belgique, où ils ont pour fonction de mettre en contact les cinéastes, le public, les activistes et sympathisant·es trans et queer, en plus de constituer un élément essentiel du paysage culturel (inter)national.

Un rapide panorama

En 1986, soit moins d’une décennie après la naissance de Frameline à San Francisco, le premier festival néerlandais du film LGBTQ+, intitulé International Gay and Lesbian Film Festival Holland (IGLFFH), était organisé à Amsterdam. Proposant dès le début un ambitieux programme de deux semaines, le festival a connu deux éditions couronnées de succès, avant que des problèmes de financement ne mettent un terme au projet en 1996.

Pour combler le vide laissé par la disparition de cet événement culturel majeur, les Roze Filmdagen (Journées du film rose) ont vu le jour avec l’ambition de montrer et de célébrer «à travers un programme varié la diversité de la communauté (LGBTQ+)». La première édition de ce festival de quatre jours a été planifiée en juin, à une date proche de l’Amsterdam Pride et de la commémoration des Stonewall Riots. Depuis 2010, toutefois, elle a lieu tous les ans en mars avec une programmation sur onze jours comptant plus de 130 films en provenance de quarante pays, en plus de workshops, de sessions Q&As et de fêtes, attirant régulièrement quelque 10 000 visiteur·euses.

Autre initiative, l’International Queer Migrant Film Festival
(IQMF) contribue depuis 2015 au panorama néerlandais des festivals LGBTQ+, avec un programme de cinq jours se tenant annuellement entre mars et avril. En 2021, le collectif à l’origine du IQMF a lancé son propre espace de cinéma à Amsterdam –le Supernova Cinema– et axe généralement sa programmation sur des thèmes liés à l’intersectionnalité, la décolonisation et la commémoration. Il organise également des workshops et événements au cours desquels il alimente la réflexion sur la diversité sexuelle des communautés de migrants et des communautés queer, dans le but de dépasser la pensée binaire occidentale.

Toujours dans la capitale néerlandaise, on trouve TranScreen, le plus ancien festival de cinéma d’Europe dédié aux cinéastes transgenres, gender-queer, non binaires et intersexes ainsi qu’à leurs œuvres. Reprenant les rênes du Dutch Transgender Film Festival en 2009, qui fonctionnait déjà depuis 2001, les bénévoles responsables de cet événement biannuel veulent «sensibiliser le public aux questions de diversité de genre et à augmenter la visibilité, l’acceptation et l’émancipation des personnes trans et non binaires», à travers une programmation cinématographique internationale. L’événement principal qui se déroule sur quatre jours en mai est complété tout au long de l’année par des projections et des événements un peu partout aux Pays-Bas.

Le Holebifilmfestival, le plus grand festival de cinéma LGBTQ+ de Belgique, a été lancé en 2001 et adopte une stratégie géographique inclusive similaire: organisé chaque année en novembre à Leuven (Louvain), le festival projette en parallèle des films dans trente-cinq autres villes belges durant les deux semaines que dure l’événement.

Tout comme les organisateur·rices de festivals similaires aux Pays-Bas, ceux et celles du Holebifilmfestival souhaitent célébrer les avancées dans la lutte pour les droits LGBTQ+ depuis les émeutes de Stonewall, tout en continuant à sensibiliser la population à la nécessité toujours actuelle de mobiliser les personnes queer dans la lutte pour leur reconnaissance et droit d’existence.

L’association Genres d’à côté exploite également le pouvoir du cinéma à des fins militantes, en particulier lors de son festival Pink Screens. L’événement a évolué d’un festival de trois jours en 2002 à ce que les organisateur·rices du festival se plaisent à qualifier d’un «délicieux menu composé de fictions, documentaires, films expérimentaux, courts et longs métrages, débats, rencontres surprenantes, fêtes et exhibitions» de dix jours. Pink Screens déploie son programme à Bruxelles au cours du mois de novembre avec pour objectif de défier et déconstruire la normalité binaire («femmes / hommes, masculin / féminin, homo / hétéro, gouines / pédés, trans / bio») et de promouvoir le dialogue entre communautés queer et non-queer.

Pour «rosir» encore le circuit des festivals belges, on peut compter sur PinX, un événement ayant lieu à Gand et qui a fêté sa dixième édition en février 2023. Selon les personnes qui l’organisent, la projection de films LGBTQ+ est un moyen de créer des contre-savoirs réalistes capables de transformer et de renverser les stéréotypes inquiétants sur ces communautés, que véhiculent encore les médias traditionnels.

Malgré ses lacunes, notre liste laisse entrevoir toute la richesse des circuits de cinéma LGBTQ+ à travers les Plats Pays. Toute personne visitant ces différents festivals sera sans aucun doute frappée par la grande diversité d’atmosphères et de programmation qui les caractérise. Mais derrière ces différences, leurs origines et la motivation qui sous-tend leur création révèlent une cohérence fondamentale: ces festivals sont unis par la poursuite de l’idéal d’un cinéma produit «par, pour et avec» la communauté.

En effet, alors que les festivals de cinéma les plus prestigieux tels que Cannes et la Berlinale incluent aujourd’hui de plus en plus de scénarios LGBTQ+, ceux-ci reposent le plus souvent sur un regard externe. À l’inverse, en présentant des œuvres réalisées par, pour et avec les personnes queer et trans, les festivals de cinéma LGBTQ+ créent un espace pour des personnages d’une plus grande complexité en termes d’identités, de motivations et de relations. Plus spécifiquement, ils permettent de montrer que la vie de personnes LGBTQ+ ne se restreint pas à des histoires de traumatismes et de violence.

L’importance de l’approche «par, pour et avec»

En présentant des œuvres qui explorent toutes les nuances de la vie des personnes queer et trans, les festivals du film LGBTQ+ cherchent consciemment à inverser la tendance mainstream
de récit du type «Buffalo Bill» et «Bury your Gays», qui réduisent les récits trans et queer à des représentations dichotomiques de méchants et de victimes, comme le montre très nettement Disclosure (2020), le documentaire de Sam Feder sur Netflix. Mais cela va plus loin qu’une simple question de représentativité : une représentation unidimensionnelle et l’hypervisibilisation de celle-ci dans les médias peuvent avoir des conséquences fatales encore aujourd’hui, surtout pour les plus vulnérables au sein des communautés LGBTQ+, en particulier les personnes de couleur, les personnes trans et les travailleurs et travailleuses du sexe.

La relation entre les représentations médiatiques négatives et la violence transphobe et homophobe hors écran a toujours été le cheval de bataille des programmateur∙rices de festivals LGBTQ+. L’équipe responsable du festival TranScreen à Amsterdam, par exemple, soutient qu’«une image médiatique défavorable ou réductrice aiguise la transphobie et a des effets négatifs sur la vie des personnes trans». L’autrice et journaliste néerlandaise Teddy Tops défend un point de vue similaire et affirme qu’une visibilité nuancée et consensuelle aiderait à combattre la discrimination sociale. «Aussi longtemps que des agressions ont lieu contre des personnes comme nous, il sera nécessaire d’augmenter la visibilité, événement par événement», écrit Tops.

Pour de nombreux festivals LGBTQ+, promouvoir le bon type de visibilité commence par retrouver l’esprit du festival Super-8 de San Francisco: soutenir et projeter des films produits «par, pour et avec» des personnes LGBTQ+. Cette démarche implique souvent des politiques de programmation qui rejettent les films produits par des réalisateurs hétérosexuels ou cisgenres, même si ce n’est pas le cas de tous les festivals LGBTQ+.

Le principe de «par, pour et avec» est également fondamental pour une autre raison: la discrimination ne s’arrête pas au seuil des institutions artistiques et culturelles. Non seulement les réalisateur∙rices-producteur∙rices de films trans et queer font l’objet de discriminations sur le marché de l’emploi, mais leurs projets sont trop souvent rejetés par les organismes de financement sous prétexte qu’ils ne relèveraient pas de la catégorie «films» et constitueraient une production de niche ou «amateur».

Pour de nombreux festivals, promouvoir le bon type de visibilité signifie soutenir et projeter des films produits «par, pour et avec» des personnes LGBTQ+

Ce n’est pas un hasard si le même sort s’abat sur les festivals LGBTQ+, qui chaque année doivent lutter pour trouver du financement. L’aide financière dédiée spécifiquement aux projets LGBTQ+ et les possibilités de réseautage fournissent donc un soutien indispensable aux réalisateurs queer et trans. Le distributeur de cinéma mondial Frameline Distribution, lié au festival de San Francisco, s’occupe par exemple uniquement de la distribution de films LGBTQ+. Plus proches de nous, les séries de workshops et les sessions de networking entre réalisateurs débutants organisées par l’International Queer Migrant Film Festival aident à organiser des échanges entre cinéastes locaux et artistes internationaux.

En encourageant et soutenant le cinéma communautaire, les festivals de cinéma LGBTQ+ permettent à leurs visiteur·euses de découvrir de nouveaux réalisateur∙rices, souvent sous-financé·es, qui fournissent à leur tour des outils pour élargir les horizons cinématographiques et sociaux. L’aspect le plus marquant de ces festivals, toutefois, est sans doute l’effort soutenu consenti par les organisateur∙ices en vue d’atteindre tous ces objectifs.

Un cinéma qui veut le bien de tous

«Nous sommes une communauté qui a les gens à cœur», lançait le dramaturge et co-organisateur du festival TranScreen Selm Wenselaers lors du discours d’ouverture du festival en mai 2023. À en juger par les applaudissements nourris dans la salle pleine à craquer, le public était entièrement d’accord.

Les organisateur·rices de festivals de cinéma LGBTQ+ ne se soucient pas seulement de la représentation adéquate de la vie des personnes queer et trans; le bien-être de leurs cinéastes, de leur public et de la petite équipe de bénévoles qui travaille sans relâche en coulisses leur tient aussi énormément à cœur. Cette attention constante pour le bien-être des gens se manifeste de plusieurs manières.

Ainsi, bon nombre de festivals mentionnés dans le présent article veillent à ce que le prix du ticket reste abordable, ou incluent un système de pay-it-forward permettant de payer l’entrée à des personnes à faibles revenus. Dans certains cas, des billets gratuits sont mis à la disposition des réfugiés LGBTQ+. Comme un nombre croissant de réalisateur·rices et de visiteur·euses n’ont plus les moyens de participer ou de se rendre à des festivals internationaux de cinéma tels que Sundance ou Telluride, ce type d’assistance financière commence à jouer un rôle crucial. D’autant que les membres de la communauté LGBTQ+, et en particulier les personnes migrantes, sont plus souvent confrontées à des situations financières précaires, à cause de la marginalisation sociale et de la discrimination à l’emploi dont elles sont victimes.

Dépeindre la complexité de la vie de personnes queer et trans ne signifie pas éviter les sujets difficiles, bien au contraire

Tous les ateliers, rencontres, expositions et soirées festives organisés dans le cadre de ces festivals sont autant d’actes de «soins» prodigués à la communauté. Ces événements additionnels qui viennent compléter le programme cinématographique créent un espace permettant de faire de nouvelles rencontres et de trouver du soutien auprès d’autres membres de la communauté queer et trans, tout en donnant le temps et l’opportunité au public de partager ses propres histoires.

Le «suivi» prend également une place de plus en plus centrale au sein de ces festivals. Dépeindre la complexité de la vie de personnes queer et trans ne signifie pas éviter les sujets difficiles; c’est même tout le contraire. Et visionner un film qui met en scène des formes de violence que l’on a soi-même vécues peut être éprouvant. C’est pourquoi on veille de plus en plus à donner au public le temps et l’espace nécessaires pour «digérer» la projection, par exemple sous forme de conversation guidée avec les spectateur·rices ou par l’aménagement d’un lieu tranquille, propice à la réflexion.

On le voit, les festivals de cinéma LGBTQ+ sont à l’avant-garde de la programmation artistique et cinématographique en adoptant une approche centrée sur la personne. Par conséquent, même si certain·es organisateur·rices belges et néerlandais·es rêvent d’un avenir dans lequel il ne sera plus nécessaire de mettre en place des festivals exclusivement queer et trans, la simple existence de ce genre d’événement montre très clairement qu’il ne peut y avoir d’avenir pour le cinéma sans les personnes par lesquelles, pour lesquelles et avec lesquelles il est produit. Pas d’avenir pour le cinéma sans soins et empathie.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
Cyd sturgess

Cyd Sturgess

professeure invitée en Études culturelles et des médias à l’Universiteit Utrecht

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