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Des paysages de rêve de Karin van Dam et Tanja Smeets à l’abbaye de Maubuisson

28 novembre 2023 6 min. temps de lecture Chronique parisienne

Les artistes néerlandaises Karin van Dam et Tanja Smeets, dont les installations monumentales sont exposées à l’abbaye de Maubuisson, nous réconcilient avec notre monde contemporain en créant d’hallucinants paysages.

Ce sont les affinités électives qui ont rapproché les artistes Tanja Smeets (°1963) et Karin van Dam (°1959). Amies depuis plus de vingt-cinq ans, elles se rejoignent aussi par la similitude de leurs pratiques et de leurs convictions.

Tout les prédisposait à l’harmonie de leurs œuvres et à leur dialogue avec l’architecture de l’abbaye de Maubuisson à Saint-Ouen-l’Aumône (département du Val-d’Oise). En les invitant, l’abbaye, devenue depuis 2001 un centre d’art contemporain, met à l’honneur la scène artistique néerlandaise.

Au départ, il y eut la rencontre de Marie Ménestrier, directrice de l’abbaye de Maubuisson, et de Nanda Janssen, figure providentielle de la promotion des artistes néerlandais en France. Missionnée par l’ambassade des Pays-Bas et rompue à toutes les esthétiques du septentrion, Nanda Janssen a pour vocation de faire connaître la scène contemporaine au-delà des Pays-Bas. De ses multiples et pertinentes propositions, Marie Ménestrier retiendra les installations oniriques de Tanja Smeets et Karin van Dam.

Des lieux inspirants

L’architecture gothique, ici gigantesque et grandiose, intimide. Fondée en 1236 par la reine Blanche de Castille, mère de saint Louis, l’abbaye cistercienne Notre-Dame-la-Royale accueillait en son sein des moniales. Tanja Smeets et Karin van Dam se fondent dans ces murs tant elles y trouvent des correspondances avec leur art.

Pas de création en effet sans un lieu inspirant, terreau de leurs fantastiques scénographies. Les expositions de Tanja Smeets et Karin van Dam naissent toujours d’architectures singulières qu’elles habitent et convertissent en paysages de leurs songes.

La matière de leurs œuvres

Elles puisent la matière de leurs œuvres dans la poésie d’objets trouvés, le plus souvent dépourvus de dimension artistique ou même esthétique. Caoutchouc, serre-câbles, tubes d’isolation, fils électriques, fils de pêche, fils tuftés, filtres à gouttières, tubes d’isolation ou simples filtres à thé pour Colonne (2018) de Karin van Dam, sont ces objets empruntés au quotidien dont elles détournent la fonction première.

Le duo réussit l’harmonie d’un lointain Moyen Âge et de notre époque. Il dresse un monument de la réconciliation

Dans Travelling Cities, conçu il y a plus de vingt ans, Karin van Dam explorait les villes et leurs architectures. Les pièces détachées de techniques de construction en sont les vestiges. L’objet utilitaire jusqu’alors voué à fixer, visser ou à couler le béton se transforme en œuvre d’art dont elles révèlent la poésie.

L’autre propos, plus lucide et plus sombre, vise à souligner la surabondance des choses qui participent, souligne Karin van Dam «du déclin de notre société matérialiste». L’artiste «repense ces objets pour concevoir des paysages fictionnels» et symboliques.

Étape fondamentale pour Karin van Dam, la conception d’un projet sous forme «de dessin dans l’espace». Cette genèse se donne à voir dans Path of the Caterpillar (2019) où se distinguent engrenages et rouages dessinés. En véritable sculptrice, Karin donne du relief à ses dessins.

De ses modestes collages monochromes maintenus par des trombones surgissent de gigantesques installations situées entre sculpture et architectures visuelles et sonores.

Un monde vertical renvoie à la clôture des nonnes qui choisissent de s’abstraire du monde, s’exilant ainsi entre les murs verticaux de l’abbaye, emblématiques ici d’un au-delà céleste. La verticalité de ces sortes de stalactites que sont les perles suspendues, opère par son mouvement un incessant va-et-vient entre ciel et terre.

L’artisanat, composant de l’alchimie

L’artisanat est le médium des métamorphoses. Dans le passage qui conduit aux champs, prend place une immense tenture, Mur perméable (2023) que Tanja Smeets a conçu à partir de l’assemblage de cales à béton rondes, aussi appelées «cales étoile», «cales roue» ou «cales d’enrobage». Destinées à la réalisation de dalle de béton armé, ces cales forment ici une tapisserie de dentelle dont l’usage initial insoupçonnable se perd dans la beauté arachnéenne de sa métamorphose.

Karin n’est pas moins sensible à la mémoire des lieux que son alter ego. Elle invoque aussi la broderie, la dentelle et le filage de la laine auxquels s’adonnaient les moniales. Ce sont des centaines de pièces détachées qu’elle lie les unes aux autres avec une patience monacale afin de composer Un monde vertical (Zone de silence) dans la salle des Religieuses où les moniales se consacraient à la couture. Elle y songe en recourant à une laine tricotée noire ou blanche d’une infinie douceur dont elle enveloppe de légères perles de polystyrène suspendues aux voûtes d’ogive.

Ce n’est pas la moindre des surprises que de constater l’alliance de l’artisanat et des technologies de pointe à laquelle s’attache le duo. Toutes deux collaborent avec le TextielMuseum de Tilburg (ville du Brabant-Septentrional), où elles ont fait réaliser leurs tressages, en particulier celui des structures convexes flottantes aux reflets noirs et dorés d’Under the Pavement the Roots Are Whirling (2023) de Tanja Smeets dans la salle du Parloir.

Cette exceptionnelle institution, peut-être unique en Europe, perpétue les techniques traditionnelles du tissage, de la tapisserie ou de la broderie qu’elle combine à des technologies de pointe. Elle ouvre le champ des possibles aux artistes. Tanja Smeets y avait le sentiment de renouer avec la peinture, ce dont témoigne la palette colorée de Liquid World Drift constitué de centaines de fils aux innombrables teintes de vermillon et de vert émeraude.

Mouvement et corps vivants

Impossible de ne pas songer au monde du vivant, à des fonds marins ou à des sous-bois. Le mouvement insuffle la vie à ces quasi-organismes qui nous convient à une expérience sensorielle. Les perles de laine de Karin sont à la fois charnelles par la douceur de leur épiderme et sculpturales, aussi fragiles qu’imposantes. L’artiste imprime à ses créations un mouvement répétitif et presque hypnotique qu’elle veut évocateur du travail des religieuses.

Par ses déplacements, le spectateur découvre un paysage en perpétuelles mutations. On entre dans ces installations et on devient le moteur d’un mouvement paisible auquel Tanja Smeets ajoute dans Liquid World Drift un son imperceptible et à point nommé dans ce Parloir, seule salle où la parole était autrefois permise.

Le tandem encourage notre imaginaire. On voit dans la dynamique des formes la fragilité des corps organiques. Palpitation, altération, transformation, l’art fait partie de la vibration du monde. Les références à l’organique, à la biologie, nous placent du côté des forces de la vie, du souffle vital de la création avec sa part d’étrangeté. Tanja Smeets interroge la tension entre le naturel et l’artificiel. Tout se réincarne dans son atelier et selon une alchimie, où l’œuvre «semble tout droit venir de la nature».

L’architecture définit l’espace selon des paramètres objectifs, les colonnes, les voutes d’ogive. Les installations s’y développent comme des corps vivants. Elles réalisent l’union des moniales retranchées dans leurs prières silencieuses et le visiteur d’aujourd’hui, toutes confessions confondues. Le duo réussit l’harmonie d’un lointain Moyen Âge et de notre époque. Il dresse un monument de la réconciliation. Qui pourrait nier la dimension sacrée de l’art «entre ces murs»?

Entre les murs de Karin van Dam et Tanja Smeets, jusqu’au 25 février 2024, abbaye de Maubuisson, Saint-Ouen-l’Aumône.
Exposition réalisée avec le soutien de la DRAC d’Île-de-France et de l’ambassade du Royaume des Pays-Bas.
Geneviève-Nevejan

Geneviève Nevejan

critique d'art

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