Des Plats Pays vers l’Asie: l’immigration néerlandaise en Extrême-Orient
L’Histoire rapporte à toutes les époques des histoires d’émigrants ayant quitté les Plats Pays pour s’établir aux quatre coins du globe. L’Extrême-Orient est l’une des régions qui a connu un flux migratoire continu en provenance des Pays-Bas, dès le début du XVIIe siècle. Les raisons de cette émigration sont bien évidemment complexes, mais elles étaient principalement politiques, liées à la lutte pour l’indépendance des Provinces-Unies vis-à-vis de l’Espagne et de son allié, le Portugal, mais aussi et surtout économiques, liées aux intérêts commerciaux de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC). De nombreux Néerlandais ont ainsi, de diverses façons, laissé une empreinte durable sur la culture et la société asiatiques.
La Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), fondée en 1602, était autrefois la plus grande société par actions du monde. Son activité commerciale s’étendait de l’Asie du Nord-Est jusqu’en Afrique australe, entrainant dans son sillage la création de nombreux comptoirs commerciaux tels que ceux à Ceylan, au Bengale, aux Indes orientales, à Taïwan et au Japon. Lorsqu’elle fut déclarée en faillite en 1799, ses biens et ses activités furent transférés à l’État néerlandais, tandis que, fait bien connu, les Indes orientales demeurèrent une colonie néerlandaise jusqu’au milieu du XXe siècle.
La VOC était une entreprise multinationale, et employait à ce titre non seulement des Néerlandais, mais également des hommes d’autres nationalités européennes, ou encore, dans le cas du marché intra-asiatique, des personnes originaires d’Asie du Sud et d’Extrême-Orient. Bien que certains Néerlandais se soient rendus en Asie orientale pour des motifs strictement professionnels, en tant que marchands ou salariés et pour une durée limitée, d’autres en revanche y ont passé une grande partie de leur vie, certains même jusqu’à leur mort et devraient donc plutôt être considérés comme de véritables immigrants installés durablement en Asie.
© Rijksmuseum
Confident du Shogun
Les premiers Néerlandais à atteindre le Japon arrivèrent en 1600 à bord du Liefde (Amour). N’étant pas autorisés à quitter le territoire, certains d’entre eux tirèrent parti de la situation et s’établirent en tant que marchands ou bien pilotes de navires japonais. Jan Joosten van Lodensteyn épousa une Japonaise chrétienne et déménagea ensuite à Edo (actuelle Tokyo), où en plus de ses activités commerciales, il devint l’un des conseillers du Shogun, le chef militaire du Japon. Il lui dispensa des conseils en matière de politique étrangère et militaire, contribuant ainsi au développement des relations diplomatiques entre les Provinces-Unies et le Japon. Son nom survit encore aujourd’hui sous sa forme japonaise, Yaesu pour Jan Joosten, dans plusieurs endroits du centre de Tokyo, tel que Yaesu kitaguchi (l’entrée nord de la gare centrale de Tokyo).
Premières femmes occidentales au Japon
Il n’était pas rare que les Néerlandais prennent des femmes japonaises comme épouses ou concubines. Cornelis van Nijenroode, chef (opperhoofd) du comptoir commercial des Pays-Bas au Japon durant près de 10 ans, a eu avec sa maitresse japonaise une fille, Cornelia. Celle-ci devint une négociante prospère de Batavia (l’actuelle Jakarta). Des années plus tard, un autre opperhoofd, Hendrick Doeff, se vit contraint de rester au Japon 14 années durant (de 1803 à 1817), en grande partie à cause des guerres napoléoniennes. Il ne resta toutefois pas les bras croisés et dédia ces années à la production d’un important dictionnaire néerlandais-japonais, ce qui permit aux Japonais de traduire de nombreux ouvrages scientifiques des Pays-Bas dans leur langue.
Son successeur, Jan Cock Blomhoff, amena avec lui toute sa famille à Deshima: sa femme Titia, leur fils Johannes ainsi que la nourrice, Petronella Muns. Les membres de la famille n’ont malheureusement pas été autorisés à rester, ce qui n’empêcha pas les femmes de la maison de causer un certain émoi auprès des Japonais: en 150 ans, elles étaient les premières Occidentales à mettre les pieds au Japon. Les artistes locaux firent d’elles de multiples portraits.
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Après que les États-Unis ont contraint le Japon à ouvrir ses ports aux navires occidentaux en 1854, de nombreux Néerlandais se rendirent au Japon afin d’aider à moderniser le pays. Jonkheer J.L.C. Pompe van Meerdervoort, un médecin de la Marine, y passa cinq ans à superviser la construction du premier hôpital militaire du Japon. Le chimiste néerlandais A.J.C. Geerts, arrivé au Japon en 1869, allait quant à lui devenir le chef d’un nouveau laboratoire scientifique du gouvernement à Kyoto. Il demeura au Japon pour le restant de ses jours et reçut l’Ordre du Soleil Levant deux semaines avant de mourir prématurément, en 1883.
il existe en japonais moderne plusieurs centaines de mots empruntés au néerlandais
Les Néerlandais qui se rendirent au Japon contribuèrent de diverses façons à la culture et à la société japonaise. Les Japonais traduisirent plus de 1000 livres issus des Pays-Bas, qui exercèrent une forte influence dans des domaines tels que la médecine, la botanique et l’astronomie. Plusieurs artistes japonais, notamment Hokusai, adoptèrent la perspective à l’occidentale dans leurs peintures. Enfin, il existe en japonais moderne plusieurs centaines de mots empruntés au néerlandais, dont les plus représentatifs sont sans doute bīrū (bière, du néerlandais bier), et kōhī (café, du néerlandais koffie).
Alphabétisation à Taiwan
Entre 1624 et 1662, les Néerlandais ont disposé d’un comptoir commercial à Taïwan, appelé Fort Zeelandia et situé près de l’actuelle Tainan. Celui-ci fonctionnait principalement comme lieu d’escale pour les bateaux en route vers le Japon et comme entrepôt pour les marchandises du très lucratif commerce avec la Chine. En plus des salariés de la VOC, dont le but était de maximiser les profits, des missionnaires protestants de l’Église réformée néerlandaise vivaient et travaillaient également à Taïwan. Ils entreprirent de convertir les divers peuples indigènes, et y parvinrent avec assez bien de succès. Robert Junius (1606-1655), arrivé à Taïwan en 1629 et reparti en 1643, apprit l’une des langues locales, le Sinkan, et rédigea un livre de catéchisme dans cette langue.
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Les immigrants néerlandais ont également ouvert des écoles où les gens de la région avaient l’opportunité d’apprendre leur langue. Soixante ans après que les Néerlandais eurent été expulsés de Taïwan par le général Koxinga, fidèle à la dynastie Ming, un missionnaire français rapporte avoir rencontré des Taïwanais sur l’île qui parlaient encore le néerlandais. Un legs important de la présence néerlandaise à Taïwan est qu’elle apporta l’alphabétisation à ses habitants.
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Mais c’est aux Indes orientales (actuelle Indonésie) et à Batavia, ville où résidait le gouverneur général, que la VOC est la plus étroitement associée. De nombreux Néerlandais s’installèrent dans cette ville et y fondèrent des écoles, des églises et d’autres institutions. Certains des gouverneurs généraux et des cadres de la VOC passèrent de nombreuses années à Batavia. Anthony van Diemen (1593-1645) y a épousé sa femme néerlandaise et y a passé plus de dix ans de sa vie, d’abord comme employé, puis en tant que gouverneur général des Indes orientales néerlandaises.
Au XIXe siècle, alors que les Pays-Bas étendaient progressivement leur sphère de contrôle de Java et des Moluques (les îles aux épices) vers d’autres îles des Indes orientales, des milliers de Néerlandais émigrèrent des Pays-Bas vers l’archipel pour travailler dans le commerce ou l’administration, créant ainsi une élite sociale européenne au sein de la colonie. Bien sûr, certains d’entre eux entretenaient également des relations avec la population locale, ce qui donna lieu à l’émergence d’une classe métissée d’Eurasiens. Les chiffres varient, mais on estime qu’entre 500 000 et 1 500 000 habitants actuels des Pays-Bas seraient des descendants de ces Eurasiens, également appelés Indos.
© Christopher Joby
Influence linguistique et architecturale
Les traces laissées par la présence néerlandaise au sein de l’Indonésie moderne sont nombreuses, la principale étant peut-être le simple fait qu’un tel pays, composé de tant d’îles et de peuples aux cultures si différentes, puisse exister. Deux influences majeures à mentionner ici sont les empreintes laissées sur l’architecture et sur la langue. En ce qui concerne la première, l’hôtel de ville de Batavia dans la kota tua, ou vieille ville de Jakarta, est toujours debout et abrite aujourd’hui le musée d’Histoire de Jakarta, tandis que la résidence d’été du gouverneur général à Buitenzorg (littéralement «Sans soucis»), de nos jours Bogor, au sud de Jakarta, est désormais utilisée par le président pour recevoir des invités de marque tels que Barack Obama –lequel a par ailleurs passé une partie de son enfance en Indonésie. À Bandung (Java), plusieurs magasins aux enseignes rédigées en néerlandais ont été préservés, témoins de l’intense activité commerciale des immigrants néerlandais durant la période coloniale.
© Christopher Joby
En ce qui concerne leur influence linguistique, tant la langue véhiculaire de l’archipel, le Bahasa Indonesia, que des variétés plus locales de malais, telles que le malais de Manado parlé sur l’île Sulawesi (Célèbes) et le malais d’Ambon parlé sur les îles aux épices, contiennent de nombreux mots empruntés au néerlandais. À Jakarta, au cours d’une journée particulièrement chaude, il est fort probable que vous vous précipitiez sur le kulkas (réfrigérateur, du néerlandais koelkast), et lorsque vous serez en train de conduire dans la capitale, vous serez soulagé de trouver un panneau indiquant parkir gratis (parking gratuit, du néerlandais parkeren et gratis). Veillez néanmoins à vous garer correctement, sinon la polisi pourrait vous interpeller! L’étymologiste néerlandaise Nicoline van der Sijs a identifié plus de 1000 mots d’origine néerlandaise dans le malais de Manado, dont 300 ne se retrouvent pas en Bahasa Indonesia, et quelque 570 mots dans le malais d’Ambon, tels que ambtenaar (fonctionnaire), belasting (taxe) et jaloers (jaloux).
En conclusion, même si on considère souvent la présence néerlandaise en Asie exclusivement à la lumière de leur activité commerciale, de nombreux Néerlandais étaient en réalité de véritables immigrants qui avaient trouvé une manière de s’intégrer dans la société locale. Les traces de cette présence se font toujours sentir aujourd’hui en Indonésie de diverses façons, notamment dans l’architecture, les toponymes et les emprunts lexicaux. On oublie parfois un peu vite que de nombreux enfants sont nés d’unions mixtes entre immigrants européens et populations indigènes; mais leurs descendants constituent néanmoins une partie importante de cette riche tapisserie qu’est la société néerlandaise moderne.