Des soldats aux parcours divers liés par une histoire partagée
Un nouveau site web sur les relations historiques entre Pays-Bas et Indonésie fait sortir de l’ombre un grand nombre d’histoires oubliées. Gerdien Verschoor retrace le parcours de quelques soldats venus d’horizons et d’époques différents, mais qu’une histoire commune relie.
Celles et ceux qui entrent dans la salle 2.9 du Rijksmuseum d’Amsterdam pourront y admirer un fascinant tableau signé Jacob Coeman (vers 1632-1676). Cette œuvre a pu être aperçue entre les ballons lors de l’inauguration festive du site web Ons Land, auquel nous reviendrons plus tard.
Sur cette toile aux dimensions imposantes, Jacob Coeman a fait surgir par son talent une série de figures captivantes. Au centre du tableau, dans la lumière, se tient la famille Cnoll-van Nijenrode. On y voit Cornelia van Nijenrode aux traits japonais marqués (sa mère était une courtisane japonaise) aux côtés de son époux, Pieter Cnoll, premier marchand au château de Batavia, et leurs deux filles, Catharina et Hester, accompagnées de leurs petits chiens et de leurs coffrets à bijoux.
Les collerettes et manchettes en dentelle précieuse, les perles, les bijoux ici et là: tout indique que nous nous trouvons face à une famille aisée –une famille ayant en tout cas les moyens d’entretenir un foyer comprenant des personnes réduites en esclavage. Celles-ci figurent d’ailleurs aussi sur ce portrait de famille: Coeman a représenté les domestiques forcées au rôle d’esclave à droite de la scène, sous un petit auvent –soit littéralement dans l’ombre de la famille.
© Rijksmuseum, Amsterdam
L’identité de l’un d’eux nous est connue : l’homme asservi dépeint par Coeman est Untung Suropati (vers 1660-1706). À un très jeune âge, alors qu’il s’appelait encore Surawiroaji, Utung a été vendu sur le marché aux esclaves de Batavia, par des Chinois ou par des Arabes. Mais quelques années après la réalisation de ce portrait, il sortait avec assurance du coin ombrageux où Coeman l’avait dépeint avec un air si soumis: d’abord il entrera au service de la VOC, puis, après s’être joint à un groupe d’insurgés majoritairement balinais, il commencera à se retourner contre elle.
Une œuvre javanaise datant d’environ 1900 dépeint Suropati de façon héroïque, comme le combattant ayant tué le capitaine François Tack lors d’un duel près du palais du sultan Amangkurat II. Son courage, néanmoins, finira par lui coûter la vie: Suropati succombera à ses blessures lors des combats menés à Bangil, à Java. En raison de ses hauts faits, il sera néanmoins élevé au rang de héros national par l’Indonésie en 1975, avec tous les honneurs qui en découlent: à Jakarta, une université et un parc ont été nommés en son honneur, et aujourd’hui encore, Suropati tient le rôle principal dans des livres, des bandes dessinées et des séries télévisées.
© Collectie Wereldmuseum
Lors de la cérémonie d’inauguration du site web Ons Land, qui a eu lieu le 4 octobre 2024, l’auteur Reza Kartosen-Wong a retracé l’histoire de Suropati. Lors de cet événement ont également été présentéesdes conférences, des vidéos, des danses et des interviews qui ont offert un aperçu de cette gigantesque nouvelle base de données qu’est Ons Land. En effet, grâce aux efforts conjoints du Centre de mémoire indonésienne, de la KB (Bibliothèque nationale des Pays-Bas) et de WO2Net, plus de 70 collections d’institutions patrimoniales, d’archives et de musées ont été rassemblées sur ce tout nouveau portail web consacré à l’histoire partagée des Pays-Bas et de l’Indonésie.
Plus tard, en parcourant le site Ons Land, je suis tombée sur un autre tableau représentant un homme réduit en esclavage devenu soldat. Le peintre Isaac Israëls a eu recours à un pinceau large et une palette sombre pour représenter cet homme au visage meutri, son bras en écharpe et son uniforme en lambeaux orné de médailles.
© Rijksmuseum, Amsterdam
À l’instar de Suropati, ce militaire a un récit de vie poignant à partager. En 1869, il a été acheté en tant qu’esclave au centre de traite d’Elmina (actuel Ghana), et enrôlé pour douze ans au sein de l’Armée royale néerlandaise des Indes orientales (KNIL). Il y avait à l’époque une telle pénurie de soldats que les Pays-Bas «recrutaient» de cette manière des militaires sur la côte ouest de l’Afrique. Grièvement blessé au cours de la guerre d’Atjeh, il a été transféré aux Pays-Bas pour recevoir des soins au dépôt de recrutement colonial à Harderwijk, qui fonctionnait également comme centre de revalidation pour les militaires du KNIL.
Grâce aux recherches minutieuses d’Eveline Sint Nicolaas, nous savons désormais que l’homme du tableau était vraisemblablement le soldat Kees Pop –qui n’était bien entendu pas son vrai nom. Une fois enrôlées, les recrues africaines se voyaient souvent attribuer un pseudonyme néerlandais court et efficace, tels que Jan Steen, Hein IJs ou Jan Kooi. De ce dernier, le peintre Israëls a également réalisé un portrait, qui se trouve actuellement au musée Bronbeek, le musée national sur l’histoire militaire coloniale des Pays-Bas.
Je ne peux m’empêcher d’effectuer encore quelques recherches sur Ons Land, en quête d’un militaire en particulier. Le voici, à deux clics de souris: mon grand-oncle Jan Verschoor, militaire du KNIL, né à Haarlemmermeer le 14 septembre 1911. Sur mon écran apparaissent les preuves de son internement, rédigées en partie en japonais, avec la mention du nom de ses parents –mes arrière-grands-parents. Je suis émue à la lecture de ces lettres, avec leurs caractères japonais en partie illisibles, le nom de ses parents écrit en toutes lettres, son père ayant les mêmes prénoms que le mien.
Mon oncle Jan avait été fait prisonnier de guerre, s’était retrouvé à travailler sur la ligne de chemin de fer de Birmanie, et a succombé le 28 mars 1945 dans un camp de prisonniers de guerre dans la région de Bondebon. Il a été enterré au cimetière militaire de Kanchanaburi, en Thaïlande.
© Gerdien Verschoor
Lorsque je transmets les cartes d’internement à mon père, il m’envoie une photo de Jan avec ses parents, Adriana Malipaard et Gerrit Leendert Verschoor. Impressionnés par le cours des événements, ils se tiennent tous les trois bien droits. Jan se tient au milieu entre ses parents, avec sur ce visage aux traits si familiers une expression mêlant fierté et effroi. Peu de temps après, Jan partait avec le navire Johan de Witt vers «les Indes néerlandaises», sans se douter un seul instant qu’il ne reverrait jamais ses parents. Adriana ne survivra à son fils que de quelques années. Quant à son père Gerrit Leendert, malgré sa pauvreté (il vivait d’aides d’urgences), il restera jusqu’à la fin de sa vie un donateur assidu de la Fondation des cimetières militaires qui aujourd’hui encore se charge de l’entretien de la tombe de Jan.
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