Tisserands et canaris: des «étrangers» flamands et néerlandais à Norwich
Partout dans le monde, les questions migratoires font depuis quelques années la une de l’actualité. Bien souvent, les médias se focalisent sur les aspects négatifs de la migration, alors qu’elle présente dans la plupart des cas autant de défis que d’opportunités, à la fois pour les migrants et pour le pays d’accueil. Dans cette série, nous vous proposons de découvrir les récits de plusieurs groupes de personnes ayant quitté les Plats Pays pour migrer vers d’autres régions du globe. Nous prendrons pour point de départ les travailleurs flamands qui, grâce à leurs compétences dans le domaine du textile, sont parvenus à se construire une nouvelle vie en Angleterre.
Dans le courant du XIe
siècle, de nombreux migrants ont quitté la Flandre pour l’Angleterre afin d’échapper aux inondations massives survenues dans la région. Vers la fin du Moyen Âge, une grande partie des «wool churches» dans l’est de l’Angleterre (littéralement «églises de laine», ainsi baptisées, car elles ont été financées par les bénéfices issus du commerce de la laine) ont été construites avec l’aide d’artisans spécialisés originaires des Plats Pays. Plus tard, aux XVIe
et XVIIe siècles, à la suite de la Réforme et des persécutions qui s’ensuivirent, des milliers de protestants calvinistes ont fui vers l’Angleterre, principalement au lendemain de la Furie iconoclaste (ou Beeldenstorm) de 1566. Un certain nombre d’entre eux se sont installés à Londres, tandis que d’autres partirent s’établir à Norwich, chef-lieu du comté de Norfolk et sérieuse prétendante au titre de seconde ville du pays après Londres à l’aube de l’époque moderne.
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Nouveau foyer
Depuis la révolte de Kett de 1549 contre le mouvement des enclosures, Norwich avait sombré dans un état de grande détresse économique. Le rude hiver de 1564-1565 vint encore aggraver la situation. Les autorités locales, principalement le duc de Norfolk et le maire Thomas Sotherton, prirent alors conscience que faire venir de la main-d’œuvre qualifiée du secteur textile depuis les Pays-Bas espagnols pouvait donner un nouvel élan à l’économie de la ville. La reine Elisabeth accorda ainsi son autorisation pour que 30 artisans s’établissent à Norwich accompagnés de leur famille et de leurs domestiques, à condition que chaque ménage ne compte pas plus de dix membres.
Ces mesures furent néanmoins rapidement rendues désuètes par les événements: après l’arrivée du duc d’Albe dans les Pays-Bas espagnols au lendemain de la Furie iconoclaste, de nombreux protestants calvinistes se sont soudain retrouvés en danger de mort, n’ayant d’autre choix que de fuir la Flandre en grand nombre. Le plus souvent, ceux-ci embarquaient à Nieuport sur un bateau à destination de Great Yarmouth, poursuivant ensuite leur route vers Norwich.
Dans l’ensemble, l’image qui se dégageait de la description de leur nouveau foyer était plutôt positive
En 1568, on estime donc à plus d’un millier le nombre de Flamands et de Néerlandais établis à Norwich, connus dans la région sous le nom d’«Étrangers» («Strangers»). La plupart étaient originaires d’Ypres, en Flandre-Occidentale. Ils rédigeaient des lettres à destination de leur famille et de leurs amis restés au pays, dans lesquelles ils décrivaient leur nouveau foyer et leur nouvelle vie. Il est possible de déduire de l’une de ces lettres que son auteur, l’anonyme Typer (Te Ieper, littéralement «de Ypres»), louait une chambre dans la maison de Thomas Sotherton, laquelle est aujourd’hui devenue un musée appelé «Strangers’ Hall». Un autre correspondant, Clais van Wervekin, racontait à sa femme que les Anglais étaient bien disposés à l’égard des nouveaux venus, et que si elle décidait de le rejoindre à Norwich, elle ne songerait plus jamais à retourner en Flandre. Il y avait bien à l’occasion l’une ou l’autre récrimination. Van Wervekin demandait par exemple à sa femme de lui rapporter deux instruments en bois afin de faire du beurre, car les Anglais ne consommaient que de la graisse de porc. Dans l’ensemble, toutefois, l’image qui se dégageait de la description de leur nouveau foyer était plutôt positive.
Norwich a aussi accueilli un certain nombre de Brabançons. L’un d’entre eux était l’Anversois Walter Gruter. Celui-ci s’y est installé en 1567 avec sa famille, dont Jan, son fils alors âgé de sept ans. Jan Gruter reçut une bonne éducation de la part du médecin Matthias de Rijcke avant de quitter Norwich pour aller étudier à Cambridge. Il poursuivit ses études à Leiden avant de devenir professeur d’histoire à l’université d’Heidelberg, en Allemagne.
Prospérité retrouvée
Un autre Brabançon ayant trouvé refuge à Norwich était le négociant anversois Anthony de Solempne. Une fois arrivé en Angleterre, en 1567, il commença également à exercer en tant qu’imprimeur, probablement avec l’aide du typographe néerlandais Albert Christiaenszoon. Solempne a imprimé de nombreux livres pour l’Église néerlandaise calviniste de Norwich, incluant un psautier et une profession de foi en néerlandais. Parmi ses publications en anglais se trouve un poème rédigé par Thomas Brooke. Ironie du sort, celui-ci avait fomenté une révolte en vue de chasser les Néerlandais et les Flamands hors de la ville, qui avait finalement été déjouée. Il était sur le point d’être exécuté lorsqu’il a rédigé ce poème.
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La brusque augmentation du nombre d’étrangers en ville avait donc généré d’indéniables tensions. Toutefois, la grande majorité des habitants avaient conscience des bénéfices que ceux-ci leur apportaient. Bon nombre de nouveaux venus étaient d’excellents tisserands qui, en introduisant de nouveaux types de tissus, permirent à Norwich de retrouver une certaine prospérité économique. Ces artisans enseignèrent en outre leur savoir-faire aux gens de la région et prirent des apprentis à leur service, contribuant ainsi une fois de plus à faire tourner l’économie locale. L’une des plus majestueuses traces de leur savoir-faire se trouve d’ailleurs toujours accrochée dans l’église de St Peter Mancroft: une splendide tapisserie avec la date 1573 tissée en son sein, vraisemblablement utilisée comme devant d’autel le jour de Pâques. Elle a été tissée par des artisans originaires des Plats Pays résidant dans le domaine paroissial –peut-être une marque de leur gratitude à l’égard de leurs hôtes anglais.
John Cruso, un «étranger» néerlandais de Norwich
Après le déclenchement de la guerre de Quatre-Vingts Ans et l’Union d’Utrecht (1579), de nombreux calvinistes sont finalement rentrés aux Pays-Bas, dans les provinces septentrionales qui étaient parvenues à conquérir leur indépendance. D’autres, cependant, décidèrent de rester et de faire de l’Angleterre leur nouveau foyer. Ils étaient dès lors amenés à composer avec deux cultures, tentant d’établir des ponts entre leur culture d’origine –l’héritage des Plats Pays–et leur culture d’accueil. John Cruso, né à Norwich en 1592, en est un bon exemple.
Celui-ci était le fils de nouveaux arrivants en provenance de Hondschoote, aujourd’hui en Flandre française. Son père, Jan, était un marchand de tissu, qui s’était de plus distingué en tant qu’ancien d’église et milicien à Norwich, sa ville d’adoption. John fréquenta le lycée local, mais en tant que fils aîné, il lui incombait de reprendre l’affaire familiale, tandis que son plus jeune frère, Aquila, poursuivait ses études à l’université de Cambridge. John prospéra rapidement en affaires et fit l’acquisition de l’une des maisons les plus chères de Norwich. Comme son père, il fut nommé ancien d’église et travailla aux côtés du pasteur Johannes Elison, dont le portrait a été peint par Rembrandt en 1634 et au nom duquel un monument s’élève encore aujourd’hui à Blackfriars’ Hall, l’ancien lieu de culte de l’église néerlandaise. Le fils de John Cruso, John II, a quant à lui suivi les pas de son oncle Aquila et étudié à Cambridge, devenant par la suite un éminent prêtre anglican.
Mais ce n’est pas tout: cet homme fort occupé fut également capitaine de la milice néerlandaise de Norwich. Fort de cette expérience, il écrivit et publia plusieurs livres importants en anglais sur des questions militaires, qui seront utilisés lors de la Première révolution anglaise de 1642. Il traduisit aussi des manuels militaires du français vers l’anglais, jouant en quelque sorte le rôle d’intermédiaire culturel. Enfin, John Cruso publia aussi de la poésie en néerlandais, constituée principalement d’élégies –dont une dédiée à Johannes Elison–, d’une longue méditation sur le Psaume 8 et de 221 épigrammes. L’écriture poétique l’a aidé à maintenir un lien avec sa culture d’origine, tandis qu’il vivait et travaillait en Angleterre. En ce sens, il est un excellent exemple de la manière dont des migrants de tous âges sont capables de dialoguer tant avec la culture dont ils ont hérité qu’avec la culture de leur terre d’adoption.
Le nom «Cruso» peut par ailleurs sonner familier. Le petit neveu de John, Timothy, fréquentait en effet la même école londonienne que Daniel Defoe, qui s’est inspiré du nom de son camarade de classe pour créer celui du héros de son roman, Robinson Crusoe. Le parallèle est facilement établi: après tout, Robinson, tout comme John, a été forcé de s’adapter à sa nouvelle vie sur une île, loin de son pays d’origine.
De nos jours, à Norwich, les places portent encore le nom de plains, probablement un emprunt au néerlandais plein, «place». Il ne faut pas non plus oublier que le surnom du club de football Norwich City est «les canaris». Cette appellation proviendrait de l’ancienne habitude des gens de la région d’élever des canaris, une pratique qui viendrait à son tour des immigrés néerlandais. Il s’agit là de deux vestiges parmi les plus visibles de la présence à Norwich au début de l’époque moderne de plusieurs milliers d’étrangers flamands et néerlandais, qui ont largement contribué à la vie culturelle et au développement économique de la ville.