Descendu au hasard au cœur d’une tache aveugle: Bruxelles, intarissable source d’inspiration
Jadis, Bruxelles laissait l’auteur flamand Tijl Nuyts indifférent. Mais le désir de vraiment la connaître ne l’a plus lâché depuis qu’il s’y est établi. Cette quête et sa découverte de la capitale belge sous ses formes les plus variées ont trouvé leur traduction dans un recueil de poésie.
Pareille à une grande tache brumeuse. C’est ainsi qu’on regardait la ville qui s’étirait de l’autre côté des vitres lorsque, étudiants en herbe, on faisait la navette en train entre Courtrai et Louvain, nos sacs à dos remplis de cours, de manuels et de vêtements propres, alignés au-dessus de nos têtes. Chaque dimanche soir, le train IC nous traînait, nous et nos rêves, sur l’itinéraire qui emprunte la jonction Nord-Midi.
Avant que la locomotive ne plonge dans le tunnel menant à la gare Bruxelles-Central, on avait tout juste le temps de jeter quelques regards sur la capitale belge: un ensemble d’embouteillages et de hautes façades mouillées de pluie, dominés par le Palais de justice, pareil à un moloch bossu près duquel se dressait parfois une grande roue d’aspect fantomatique.
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Certains d’entre nous (dont moi) poursuivaient des études de langues et de littérature, cependant aucun ne lisait jamais le moindre livre sur Bruxelles. L’eussions-nous fait que nous aurions pu adhérer sans réserve aux observations faites par des lettrés étrangers passés par la capitale belge. Joris-Karl Huysmans parle d’elle comme d’un «nœud inextricable», W.H. Auden y voit une suite de «rues froides enchevêtrées comme de vieux cordons»; quant à Charles Baudelaire, il la compare à «un visage obscur sans regard». Cette «bruxellophobie», on la partageait avec ces visiteurs du passé et avec de nombreux Flamands et Wallons d’aujourd’hui: un mélange non formulé de peur et de dégoût.
À cela, on ajoutait une bonne dose d’indifférence. On détournait les yeux de cette métropole informe qui défilait au-delà des vitres embuées du train. On préférait se concentrer sur nos compagnons de voyage, sur le cocon rassurant du wagon qui nous conduisait à nos familiers amphithéâtres, cafés et chambres d’étudiants. Pour nous, Bruxelles se réduisait à une tache aveugle, un simple lieu de passage, corridor connectant trois gares peu hospitalières quelque part entre Gand et Louvain.
Chaque ville est un collage, Bruxelles ayant ceci de particulier qu’elle fait particulièrement peu d’efforts pour le cacher
À Louvain, j’ai emménagé dans une chambre du Groot Begijnhof, le béguinage qui borde la vieille cité estudiantine. Au milieu de cette «Arcadie» urbaine faite de maisons en grès qui se dressent autour d’une belle église, de petites places et de pavés, on se croit revenu au XIIIe
siècle, dans une oasis médiévale, devenue un lieu de mémoire souvent glorifié dans l’imaginaire que Belges et autres se font du Brabant, de la Flandre et de la Belgique. Toutefois, alors que je pique-niquais sur la pelouse, sous ma fenêtre vert plomb, une image différente s’en est dégagée.
En effet, il suffit de s’asseoir à quelques pas de là, près des haies soigneusement taillées qui arrivent à hauteur de genoux, pour découvrir un énorme bâtiment qui domine les vieilles pierres: une tour de vingt-et-un étages, érigée à proximité de la Dyle dans les années 1970 du siècle passé. Je me souviens avoir trouvé formidable cette image saugrenue, qui compresse dans une même vision maisons de poupées et béton de la résidence Riverside: on aurait dit un collage surréaliste, l’une de ces toiles parmi les plus kitsch de René Magritte que j’avais contemplées bouche bée lors d’une unique visite dans un musée bruxellois.
Un collage qui ouvre des brèches
Peut-être est-ce la sensation grisante que j’éprouvais en voyant des éléments apparemment incompatibles réunis de la sorte qui m’a donné envie de regarder de près la tache aveugle qu’est restée pendant longtemps pour moi la Bruxelles aux multiples facettes. Au cours de mes dernières années d’études, j’ai encadré des cours de conversation néerlandaise pour des allophones près de la place Liedts à Schaerbeek et effectué un stage dans un établissement secondaire d’Anderlecht. Mes déambulations dans ces communes de la capitale ainsi que mes échanges avec tous ces élèves à propos de leur quotidien et de leurs amours dans leur quartier, mais aussi sur la croyance aux djinns et dans la ponctualité de la STIB – la société des transports en commun locale -, m’ont donné envie de vadrouiller de plus en plus souvent dans Bruxelles, «la mal-aimée», et même amené à songer y vivre.
Depuis une sous-location plus tard, avenue Émile Verhaeren à Schaerbeek, j’ai poursuivi mes explorations. Me plongeant par exemple dans les chroniques urbaines des rappeurs Zwangere Guy et Roméo Elvis, les billets délicieusement contemplatifs mis en ligne par l’écrivain néerlandais Rob van Essen, établi à Bruxelles, les écrits de Thomas Gunzig, Lizette Ma Neza et Adeline Dieudonné, observant les collages photographiques ludiques de E.L.T. Mesens (1903-1971), les danses de derviches d’une tariqa soufie de ma nouvelle commune, écoutant les performances musicales déjantées de The Lover BE feat Dizzy Doux, les beats que l’artiste Le Motel a bricolé à partir de field recordings
réalisés sur le marché aux puces des Marolles… J’ai sillonné les différents quartiers sur la bicyclette rouge grinçante de ma défunte grand-mère, remonté à vive allure les principales artères, visité des boutiques et des églises Art déco, sué comme un bœuf en gravissant les nombreuses collines casse-mollets de la ville.
N’allez pas croire que je suis devenu un aventurier-anthropologue, un explorateur idéaliste qui se croirait en mesure de percer les particularités des habitants et de connaître la ville sous toutes ses coutures. J’étais et je reste un touriste. Je me suis contenté d’évoluer à la surface sans pénétrer les arcanes de ce qui m’entoure. Ce qui en soi m’a déjà suffisamment occupé.
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Dans Brutopia. De dromen van Brussel (Brutopia. Les rêves de Bruxelles, 2019), l’auteur Pascal Verbeken nous dit que Bruxelles n’est pas «une ville, mais plusieurs à la fois, ce pourquoi elle demeure insaisissable, y compris pour ses habitants. Prenez le métro, descendez une station plus loin, tournez au coin de la première rue, et vous entrez dans un autre monde que celui que vous venez de quitter, une autre époque, une autre zone linguistique. Ça vous empoigne, ça vous décrasse».
Cette sensation qui galvanise, je la partage avec cet auteur. J’ai fait l’expérience de Bruxelles comme d’une ville empilée, un espace plein de trous où les quartiers disparus et les bâtiments démolis planent comme des présences spectrales entre les grues et au-dessus des puits de construction. Les boulevards majestueux construits après le recouvrement de la Senne, les palais pompeux et les monuments coloniaux de Léopold II, la cicatrice que forme la jonction Nord-Midi, le no man’s land du quartier Nord et les projets mégalomanes de promoteurs immobiliers avides de profits: sous cet épiderme multiforme, on sent grouiller tant d’autres villes, sans toutefois pouvoir les atteindre.
Pourtant, il m’est arrivé de trouver des brèches. Les toilettes pour hommes du Monk Bar, rue Sainte-Catherine, où – si on lève les yeux en pissant – on découvre un vestige des remparts de la ville enchâssé dans le plafond; l’une des photos de Bruxelles: un voyage à travers le monde (2014), livre de Hans Vandecandelaere sur les migrations à Bruxelles; une ancienne piscine de la commune de Forest transformée en mosquée, bassin vide entièrement recouvert d’un tapis rouge vin, échelle en inox solitaire contre sa paroi carrelée par laquelle les croyants peuvent descendre vers une prière bienfaisante.
© T. Nuyts
Plus près de mon domicile, à l’angle de la rue de Jérusalem et de l’avenue Louis Bertrand, un remarquable édifice: magnifique immeuble Art nouveau aux ornements colorés et aux exquis sgraffites – une téléportation datant de la fin-de-siècle -, à son rez-de-chaussée une laverie automatique (ouvert 7/7, de 7h à 22 h), à croire qu’un farceur a conçu cet espace vitré le long du trottoir sous les étages majestueux, puisqu’on est en présence de deux rangées luisantes de tambours de machines à laver tremblotantes et en face d’elles d’une foule bigarrée de Schaerbeekois tuant le temps sur des bancs en plastique, qui faisant des mots croisés, qui manipulant un smartphone à l’écran éclairé.
Chaque ville du monde – de Paris à Anvers, de Lille à Amsterdam, de Liège à Termonde – se compose de quartiers hétérogènes, mélanges de styles et monstres architecturaux, rues et places abritant des millions de microcosmes. Chaque ville est un collage, Bruxelles ayant ceci de particulier qu’elle fait particulièrement peu d’efforts pour le cacher.
Des lignes de démarcation invisibles
Chaque jour, je traverse cet espace vaste et insaisissable qu’est Bruxelles. Bien entendu, je ne suis pas le seul à évoluer dans ce patchwork. D’ailleurs, ce qui détermine la ville n’est pas tant son capricieux urbanisme que les innombrables corps qui vont et viennent. Au milieu d’eux, je plonge chaque matin dans la capitale, me déplaçant dans différentes directions et à des vitesses variables, à pied et en tramway, à vélo et en métro, somnolant dans les wagons du dense réseau suburbain qui s’arrêtent dans les petites gares des interstices de la métropole, parfois au volant d’une voiture de location, patientant dans les interminables embouteillages du périphérique, me frayant à bout de stress un passage à travers la foire d’empoigne que constitue la place Meiser, que plus d’un a baptisée «place Misère».
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Cet espace public où l’on se croise les uns les autres me fascine, il m’a permis de prendre conscience de la place que j’y occupe quotidiennement et que je partage avec les autres – ou que je leur vole. Bruxelles n’est certainement pas, en permanence, un melting-pot utopique. Il s’agit plutôt d’un espace aux lignes de démarcation invisibles où individus, langues et communautés différents se croisent, se frôlant, se frottant, trébuchant, faisant à l’occasion un bout de chemin ensemble.
Quelles directions prennent tous ces gens? Qu’est-ce qui les fait se mouvoir? Je me suis mis à collecter pensées et observations que j’ai transformées en vers. J’ai placé ceux-ci les uns sous les autres, les uns au-dessus des autres et les uns en face des autres, telle une version miniature de la ville plurilingue que j’arpente chaque jour aux côtés de tant d’autres.
Chaque jour, je remercie le train de m’avoir amené au coeur de cette tache aveugle.
En explorant la tache aveugle qu’était pour moi naguère Bruxelles (et qu’elle demeure en grande partie), j’ai remarqué que je m’intéressais de plus en plus à cette autre tache aveugle qu’est la religion dans notre société. Ma curiosité s’est portée sur cela, sur ce qui – selon l’étymologie du mot religare – relie les gens entre eux, à leur environnement et au divin (quelle que soit la forme que prenne celui-ci). J’ai commencé à prêter attention aux moments de transe dans les bus de nuit Noctis; aux doigts fervents qui tâtent les grains des chapelets; aux chants religieux qui sortent des haut-parleurs des voitures; aux jeunes qui, dans la zone piétonne, lors du Black Friday, semblent trouver une manière de donner sens à leur vie; aux Stolpersteine
de mon quartier, ces pavés honorant la mémoire d’une victime juive du nazisme; aux croyants qui s’endimanchent à Pâques et entrent dans un temple pentecôtiste; aux controverses sans fin dans les «pages opinion» des journaux sur le fait de savoir si les conductrices du métro peuvent ou non être voilées…
Quand le débat public n’est pas dominé par l’état d’exception instauré depuis l’apparition de la covid, il est sans cesse alimenté, ai-je relevé, par les mêmes polémiques enflammées, la religion servant de monnaie d’échange dans la popote politique. Me serait-il possible, pour ma part, d’accorder une place à mon manque de sensibilité à l’égard des coutumes et rituels religieux dans des poèmes où Bruxelles joue un rôle tellement important, et de rendre ainsi justice à la multiplicité de la métropole (non) religieuse?
La porte entrouverte
Cette quête a abouti à Vervoersbewijzen (Titres de transport), recueil paru à la Wereldbibliotheek d’Amsterdam en septembre 2021. Dans Vervoersbewijzen je cherche un idiome à même d’évoquer le religieux dans notre quotidien d’une manière plus ludique et moins affectée que ce à quoi on assiste en général.
© A. Van Assche
Un langage offrant un espace de respiration tout en s’autorisant, sur le modèle de la ville, à empoigner et décrasser le lecteur.
Au fil de l’écriture, mon aveugle «bruxellophilie» a fait place à des perspectives plus variées sur la capitale: celle-ci se laisse observer sous une infinité d’angles sans pour autant livrer facilement ses secrets. De multiples lieux et conversations restent impénétrables, parfois tout de même la porte s’entrouvre par laquelle on peut se glisser.
Bruxelles chérit ses perles cachées et ses facettes sombres, ses côtés moins reluisants et ses contradictions. Une hétérogénéité qui en fait une source d’inspiration intarissable pour le poète. Chaque jour, je remercie le train de m’avoir amené au cœur de cette tache aveugle où le hasard m’a fait descendre. Pour y rester et y écrire.
Robiano (ligne 25)
Des anges dans le tramway.
Ils se tiennent tout près de toi.
En grand nombre. Ils ont replié
leurs ailes, mais prennent toujours
trop de place.
Combien d’anges pourraient danser
sur une tête d’épingle?
Ont-ils acheté
un ticket ou sont-ils
d’incorrigibles fraudeurs?
Il ne fait pas assez
sombre pour prier.
Telle une boîte en feu
le tramway glisse par les rues.
On dirait que quelqu’un a préparé l’arrivée
des anges en accrochant partout des néons,
en fourrant des spots halogènes dans des sacs
à main, en enveloppant des passagers
dans des lumières de Noël crépitantes.
Tu crispes les paupières
et ne sais si tu te figures la texture
des plumes sur ta langue.