«Enthousiasme» et «La bonne version» de Franca Treur
Le Nouveau centre néerlandais organise chaque année un atelier de traduction littéraire sous la direction d’Isabelle Rosselin. Celui qui s’est tenu en 2020 dans les locaux de l’Atelier néerlandais a rassemblé Ahmed Khelaf, Alexia Dessain, Jennifer Dufraisse, Marcel Harmignies, Marjon Barrière et Sofiane Boussahel. Ensemble, ils ont traduit des extraits choisis de recueils de nouvelles de Franca Treur et de Thomas Verbogt.
Dans un premier temps, nous vous présentons leur traduction de deux nouvelles de Franca Treur tirées du recueil Slapend rijk en andere verhalen (Faire fortune en dormant).
Enthousiasme
Marie reçoit des hôtes étrangers et, débordante d’enthousiasme, elle se plie en quatre pour leur proposer une semaine inoubliable. Elle met un point d’honneur à ne pas se cantonner aux incontournables, comme les moulins de Kinderdijk. Elle leur a concocté un programme vraiment original et varié, un bon mélange d’expériences et de découvertes, d’activités à l’intérieur et à l’extérieur.
Pour le dernier soir, elle organise un dîner avec ses amis les plus intéressants afin de donner une touche personnelle à leur voyage. Lorsque les amis de Marie demandent aux invités ce qu’ils ont vu des Pays-Bas, ils parlent tout de suite des moulins avec beaucoup d’enthousiasme. Ils sont intarissables.
© Filip Naudts
La bonne version
À deux heures et demie du matin, Alexandre lit une fois de plus l’article scientifique qu’il vient juste de terminer. Soudain, il tressaille à la pensée de Robbie, son ami depuis le lycée.
Anxieux, il parcourt les messages envoyés dans sa boîte mail. Et en effet, dans le courant de l’après-midi, au lieu de s’envoyer à lui-même la version provisoire de son article pour la sauvegarder, il l’a transmise par erreur à Robbie, un chercheur comme lui, qui compare toujours les sources qu’ils citent dans leurs articles. Dans cette version inachevée subsiste une erreur de raisonnement qu’on attendrait plutôt d’un étudiant de première année que de lui, un enseignant à l’université.
Fébrilement, Alexandre rédige un nouveau message. «Robbie, ne tiens pas compte de la version précédente, s’il te plaît. L’article n’était pas encore au point, j’étais fatigué quand j’ai sauvegardé mon document juste avant de manger, j’avais deux cours à donner et il fallait en plus que je voie trois étudiants en dernière année qui n’avaient pas la moindre idée à proposer.» Robbie comprend ce genre de choses. Dans son université aussi, ils sont bêtes et paresseux. Alexandre en fait cinq étudiants au lieu de trois, et appuie sur envoyer.
Il relit l’article encore une fois. Il a mal aux yeux à force de fixer l’écran. Il est particulièrement satisfait de la dernière partie, où il fait une recommandation originale et très bien formulée pour approfondir les recherches. À son grand effroi, il découvre encore une faute d’orthographe dans l’avant-dernier paragraphe. Avant, Robbie était infiniment meilleur que lui en anglais, mais ces dernières années, Alexandre a publié bien plus d’articles longs en anglais.
Il envoie un nouveau message à Robbie. Un peu gêné, il lui écrit: «Supprime la dernière version, celle-ci est la bonne. Amitiés, Ariel Color.» Il fait référence à un incident douloureux survenu en classe de première. C’était en cours de géographie. Devant le tableau était suspendue une carte muette des États-Unis. Une fille de la classe devait énumérer les différents États, elle s’est trompée juste après l’Alaska, et Alexandre s’est esclaffé, un rire antipathique qui semblait lui échapper. Le professeur l’a fait venir au tableau. Il connaissait tous les États jusqu’à l’Utah, mais au lieu de «Colorado», il a dit «Ariel Color». Il ne sait toujours pas pourquoi, mais c’est ce qu’il a dit. «On voit qui fait la lessive chez vous», a dit le professeur quand les rires se sont calmés. Et il a dû vivre avec le surnom d’Ariel Color.
Heureusement, à l’université, personne n’est au courant, tout comme personne ne sait qu’il a eu autrefois des difficultés en anglais. Ici, il est la bonne version de lui-même.