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pays-bas français, société

Douai: seulement le passé ou aussi l’avenir?

Par Tomas Vanheste, traduit par Jean-Philippe Riby
5 octobre 2021 10 min. temps de lecture

Douai et le Douaisis sont dotés d’un patrimoine historique et culturel exceptionnel. La petite ville, située à quarante kilomètres au sud de Lille, a un passé d’une richesse insoupçonnée, mais connaît aujourd’hui une baisse démographique ainsi que beaucoup de chômage et de pauvreté. La tendance est-elle irréversible?

Au pied de la tour du beffroi de Douai, une carte recense tous les beffrois de la région. En cette journée d’été finissant, le guide-conférencier de service y montre le plus ancien (Tournai) et le plus haut (Anvers), puis demande à la vingtaine de visiteurs présents quel est le plus beau. «Celui de Douai!» s’écrie un garçon qui devait avoir à peu près huit ans. «La vérité sort de la bouche des enfants», rappelle le guide. Le garçon n’est pas le seul de cet avis. Victor Hugo écrivait aussi en 1837 que le beffroi de cette localité située à quarante kilomètres au sud de Lille était le plus joli beffroi de ville qu’il ait vu. Et c’est bien vrai: l’alliance de la sobre tour gothique et de sa flèche élancée, flamboyante, ornementée de cinquante-quatre soleils d’or et surmontée d’un lion des Flandres est fabuleuse.

Au deuxième étage, dans la salle des sonneurs, le guide fait le récit de la famille Gayant. Chaque année, Douai (Dowaai en flamand) organise le premier dimanche suivant le 5 juillet une parade de trois jours au cours de laquelle les effigies de la famille Gayant –le père, la mère et les trois enfants– sont promenées à travers la ville. La procession remonte à 1480, lorsque les habitants de Douai fêtèrent un évènement: les troupes de Louis XI n’étaient pas parvenues, l’année précédente, à s’emparer de leur ville, qui appartenait alors au comté de Flandre. La population attribua ce miracle à saint Maurand, patron de Douai, censé avoir fondé la ville au VIIe siècle. En 1530, près d’un an après la paix avec la France, la fête prit un autre aspect. La corporation des manneliers fabriqua monsieur Gayant («Géant» en langue picarde). L’année suivante, la corporation des fruitiers lui donna une femme. Au XVIIe siècle, ce fut le tour de leurs trois enfants. Depuis une brève interruption dans les années 1770, lorsque l’évêque d’Arras interdit la procession au motif qu’elle commémorait une défaite française, les cinq géants reviennent parader et danser chaque année pendant trois jours. «Le droit de porter les géants est un honneur pour une famille, explique le guide. Lorsque les géants partent, les Douaisiens pleurent.»

Le carillon se trouve à l’étage au-dessus. Il joue une mélodie toutes les quinze minutes, et au quart d’heure celle de Gayant, une contredanse du XVIIIe siècle «qui permet à tous les Douaisiens, où qu’ils se trouvent, de se reconnaître comme tels». Le conservatoire de Douai propose l’enseignement du carillon. «C’est le seul établissement en France qui permet d’obtenir le diplôme de maître carillonneur», dit le guide.

Deux visages

Il évoque sans hésiter une petite ville sûre d’elle-même et dotée d’un riche passé. Le beffroi érigé à la fin du XIVe siècle symbolise la prospérité et les libertés communales de Douai. Le pouvoir de la bourgeoisie locale est reconnu dès 1228 dans une charte constitutive du mode d’élection des échevins. À l’époque, la ville prospérait grâce à l’industrie du drap qui s’était établie le long de la Scarpe, la rivière qui traverse Douai. La ville était flamande, car ses habitants manifestèrent, non seulement en 1480, mais aussi plus tôt, en 1302, leur attachement viscéral à la Flandre. Avant la bataille de Courtrai, dite «des Éperons d’or», ils proclamèrent haut et fort en français leur identité flamande, comme l’écrit Bart Van Loo dans Les Téméraires : «Tos Flamens, tos Flamens estons! Par Dieu… por nient en parleis, car tos summes et serons Flamens!» (Nous sommes tous Flamands, et nous resterons Flamands, par Dieu, quelle que soit la langue que nous parlons.)

L’implantation au XVIe siècle d’une université conçue sur le modèle de celle de Louvain renforça l’importance de Douai. Dans des lettres patentes de 1562, le roi d’Espagne Philippe II confirma la fondation de l’université, qui comportait cinq facultés (théologie, droit canon, droit civil, médecine et arts). Elle devait constituer un nouveau bastion de la Contre-Réforme. C’est dans le collège anglais de cette université qu’une traduction de la Bible en anglais vit le jour en 1609. Les présidents américains catholiques John Fitzgerald Kennedy en 1961, puis Joe Biden en 2020, prêtèrent serment sur cette «Bible de Douai». Après la prise de la ville par Louis XIV en 1667, alors qu’elle faisait partie des Pays-Bas espagnols, l’université devint française. Comptant 1 705 étudiants en 1744, c’était une université importante. Adrien Delcourt, un professeur de théologie de l’époque, écrivit qu’après l’université de Paris, «il n’y en avait pas de plus florissante dans le royaume». Un demi-siècle plus tard, cependant, cette période faste prit fin. À la Révolution, l’université dut fermer ses portes. En 1808, deux facultés rouvrirent, mais furent transférées à Lille en 1887. Actuellement, il ne reste plus à Douai qu’une faculté de droit, mais qui est une antenne de l’université d’Artois, à Arras.

Se promener aujourd’hui dans les rues de Douai, qui compte un peu moins de 40 000 habitants, donne l’impression d’une ville quelque peu endormie, comme en témoignent nombre de maisons inoccupées, qui se vide tant soit peu de ses habitants. Les touristes culturels, en revanche, ont de quoi faire. Parmi les incontournables, ils peuvent choisir de grimper dans le beffroi ou visiter le musée de la Chartreuse. Cet ancien monastère de l’ordre des Chartreux transformé en musée abrite non seulement des tableaux témoignant de l’histoire de la ville et de ses environs, comme La famille du grand Gayant de Douai (1780), de Louis Watteau, mais aussi une riche collection de maîtres flamands et hollandais et quelques œuvres remarquables du XXe siècle, telle Le cargo noir, de Raoul Dufy, et La tour de Babel, de Claude Genisson.

L’un des autres lieux susceptibles d’intéresser les amateurs de culture est la librairie «Le Furet du Nord». Elle s’est installée il y a deux ans dans un superbe bâtiment Art nouveau, avec des escaliers et des garde-corps en fer forgé, de style Eiffel. Ceux qui estiment avoir fait leur plein de culture peuvent s’installer dans le merveilleux jardin du bar branché «Le 32», place du Barlet, ou savourer un bon repas au restaurant «Le Prévert», en face du théâtre édifié en 1783.

Pour autant, Douai n’est pas seulement une ville pour la bourgeoisie fortunée et les touristes amateurs de culture, elle a aussi un deuxième visage. Sur les 304 villes françaises classées par taux de chômage, du plus faible vers le plus fort, Douai arrive en 285e position. Le taux de pauvreté de la population est supérieur à la moyenne régionale, déjà élevée. La fosse n° 9 de la Compagnie des mines de l’Escarpelle, à Roost-Warnedin, au nord de Douai, ferma le 26 octobre 1990. C’était la dernière mine d’une série de fermetures qui toucha la région de plein fouet à partir des années 1960.

Le quartier La Clochette, à l’est de la ville, en témoigne. La cité fut construite entre 1925 et 1927 et conçue comme une cité-jardin en vue d’accueillir notamment les immigrants polonais venus travailler dans les mines voisines. Les amateurs d’architecture tomberont sous le charme des motifs de briques blanches sur fond de briques rouges, des formes de toit les plus diverses et de l’élégance des arcades et des balcons. La cité de Clochette a beau être classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, il n’y a manifestement pas assez de fonds pour préserver cette cité du délabrement. Les vitres de la charmante école des filles sont cassées, la peinture des encadrements et de certaines parties du mur blanc s’écaille. Plus loin, devant le portillon d’une maison ouvrière, en ce jour de fin août, deux femmes s’invectivent si fort qu’on les entend aussi dans la rue voisine. La misère sociale est bien présente dans ce quartier. Le taux des personnes vivant sous le seuil de pauvreté est supérieur à 40 %.

À quelques kilomètres au nord, les terrils de l’Escarpelle et des Pâturelles sont les témoins muets du passé minier. Ils figurent également sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les tertres noirs d’autrefois sont aujourd’hui des oasis vertes offrant, entre les bouleaux, de belles vues sur la vallée de la Scarpe.

Un nouvel espoir

Douai et ses environs sont dotés d’un patrimoine exceptionnel. Peu de villes possèdent une histoire aussi riche et aussi instructive que celle de Douai, faisait observer Victor Bufquin en 1963 dans son Histoire de la ville de Douai. L’ouvrage a été réédité en 1999 et figure toujours dans les librairies comme l’ouvrage de référence par excellence pour l’histoire de Douai. Dans le dernier chapitre, l’auteur traite de «la situation actuelle» de la ville, qui comptait encore 50 000 habitants environ. Bufquin parle d’une activité industrielle toujours importante. Il mentionne la métallurgie, attirée par les houillères, les usines chimiques, les verreries et les brasseries autour de la ville. À ses yeux, Douai ne prospère pas seulement sur le plan industriel. Bufquin raconte que la reconstruction de la ville est presque entièrement achevée, que des artères de circulation ont été refaites, des bâtiments rénovés, l’éclairage amélioré et de nombreuses places de stationnement créées. Il conclut solennellement: «Douai, centre industriel, commercial et administratif s’emploie à se moderniser et dans le même temps à rester un centre intellectuel et artistique vivant dans le Nord.»

L’encre n’était pas encore sèche que les mines commençaient à fermer, entraînant le déclin économique de la région. Pour endiguer le phénomène, l’État français entreprit en 1970 la construction d’une usine Renault à Douai. Actuellement, près de 3 000 personnes travaillent sur le site. L’Imprimerie nationale, spécialisée dans la fabrication de titres d’identité sécurisés, comme les passeports, y ouvrit en 1974 un nouvel établissement qui emploie aujourd’hui près de 700 personnes. Douai est aussi le centre judiciaire du Nord. Ce n’est pas dans la métropole régionale, à Lille, mais ici que siège la cour d’appel. Elle est l’héritière du parlement de Flandres créé par Louis XIV en 1668 après la conquête des Pays-Bas flamands dans la foulée de sa victoire sur les troupes espagnoles. Ce parlement siégea tout d’abord à Tournai, puis à Cambrai, avant de s’établir définitivement à Douai en 1713. Le palais de justice du XVIIIe siècle subit une extension ambitieuse en 2019. L’ancien palais et le bâtiment moderne forment un joli ensemble au bord de la Scarpe.

Les emplois ne manquent pas, pourrait-on penser. Or Douai enregistre encore un taux de chômage élevé et n’est toujours pas une ville économiquement dynamique. Signe de mauvais augure: la population a chuté de 7 % au cours des dix dernières années. Mais il y a aussi de bonnes nouvelles ces derniers temps. Renault a annoncé récemment que l’usine de Douai avait été choisie pour la fabrication de sa nouvelle berline électrique Megane E-Vision. Le 28 juin 2021, le président Emmanuel Macron est venu à Douai, accompagné de pas moins de trois ministres, pour annoncer que le groupe chinois Envision allait construire une usine de batteries juste à côté du site de Renault. Cette usine livrera surtout des batteries pour les véhicules électriques de son voisin. Lorsqu’elle sera opérationnelle, en 2024, elle emploiera environ un millier de personnes. L’État investit 200 millions d’euros dans cette usine et pense que ce projet marque «un véritable renouveau pour ces sites industriels du Nord». Le PDG d’Envision a renforcé cet espoir par de belles paroles. Il a justifié cet investissement de deux milliards d’euros par son groupe de la manière suivante: «En raison d’une situation géographique au cœur de l’Europe, et d’une grande compétitivité du prix de l’énergie nucléaire, le nord de la France a le potentiel de devenir un centre mondial de premier plan pour la production de batteries».

Comme à l’époque où Bufquin faisait part de ses observations, on travaille, à peine soixante ans plus tard, à la reconstruction de la ville. La rue de Bellain, l’artère commerçante de Douai, est éventrée et les marteaux-piqueurs font un bruit assourdissant place d’Armes. Ces travaux font partie du projet «Douai cœur de ville», pour «redynamiser durablement» la ville. Pour le maire socialiste, Frédéric Chéreau, le centre-ville ne peut être revitalisé que s’il est repeuplé. Sur les deux mille petits logements vacants et dégradés, il espère en rénover une centaine par an et les remettre sur le marché, avec l’espoir que ces logements quatre fois moins chers qu’à Lille attireront un nouveau public, mixte.

Un historien qui devrait aujourd’hui décrire, dans le dernier chapitre d’une nouvelle histoire de la ville, la situation actuelle de Douai, aurait du mal à adopter un ton aussi enjoué que Bufquin en 1963. Au mieux pourrait-il écrire que la ville, dotée d’un aussi riche passé, et après des décennies de déclin, commence à présenter des signes de rétablissement.

Tomas

Tomas Vanheste

journaliste indépendant et rédacteur en chef adjoint des publications de de lage landen.

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