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arts

Du mouvement pour émouvoir. Portrait du «circographe» Alexander Vantournhout

Par Mia Vaerman, traduit par Emilie Syssau
9 juillet 2020 9 min. temps de lecture

Que nous donne donc à voir Alexander Vantournhout? De la danse, du cirque, de l’acrobatie ou des performances? Ses spectacles portent l’empreinte de diverses disciplines et sont une exploration incessante des possibilités du corps. Et, bien que leur réalisation soit précédée d’une étude approfondie, il en ressort une certaine légèreté. Portrait de cet insaisissable créateur débordant de vie.

«Est-ce que ça sonne très technique?», demande Alexander Vantournhout (°1989) quand je lui jette un regard interrogateur à propos du mot circographe, le terme qu’il emploie pour se décrire. «C’est toujours comme ça avec les mots nouveaux. Ça fait longtemps que chorégraphe ne semble plus si technique», commente-t-il. Ses spectacles ne s’inscrivent pas vraiment dans l’esthétique de la danse contemporaine, mais peuvent tout aussi peu être estampillés «numéros de cirque». Une nouvelle désignation s’impose donc. Exploration du mouvement pourrait en rendre compte: Vantournhout cherche en effet de nouvelles manières hors normes de se mettre en scène, de mettre en scène danseurs et circassiens. Mais cette expression occulte le plaisir et la subtile émotion qu’éprouve le spectateur. Circographie, alors?

Une insatiable curiosité

Originaire de Roulers, en Flandre-Occidentale, Alexander Vantournhout habite depuis onze ans à Bruxelles. Sa jeunesse est une succession de toutes sortes d’activités physiques – à commencer par la gymnastique de compétition (vingt heures par semaine). Mais à l’âge de dix-sept ans, il s’imagine footballeur professionnel. Puis il suit une formation de bachelier en cirque contemporain à l’ESAC (École supérieure des arts du cirque à Bruxelles), avant d’intégrer la formation de danse de P.A.R.T.S. (l’école de danse d’Anne Teresa De Keersmaeker). Dans le même temps, il brigue un diplôme de bachelier en sciences du sport à la Vrije Universiteit Brussel (un mauvais choix, estime-t-il à présent) puis prend des cours à l’école du mime Lecocq (« il y avait un bon professeur là-bas »).

Depuis lors, il continue à se mouvoir et à apprendre – cela saute aux yeux quand il parle de sa pratique artistique. Judo, yoga, musculation, lutte, et d’autres disciplines encore, viennent progressivement s’y ajouter. Sa curiosité est insatiable, tout comme sa quête incessante des possibilités du corps: «Je rêve mouvement.» Il aimerait créer un langage cinétique différent pour chaque spectacle, dit-il, tout en ajoutant que ce n’est probablement pas possible.

Vantournhout n’a jamais été vraiment intéressé par la danse, mais bien par les processus artistiques. «Je ne trouve pas si captivant le dogme esthétique qui régit la danse.» Il décèle ainsi le langage caractéristique de P.A.R.T.S. quand il regarde aujourd’hui les vidéos de danseurs qui postulent pour son nouveau spectacle. Il considère d’ailleurs la vague de danse belge plutôt comme une vague chorégraphique. De son point de vue, ce n’est pas le langage de la danse qui est innovant, mais bien la chorégraphie.

Lui-même ne pense pas être un bon chorégraphe, mais il sent qu’il est bon dans la recherche de mouvement. Il y a beaucoup réfléchi, du fait de son parcours hybride. Et cette réflexion incessante sur les croisements entre différentes disciplines est un de ses principaux moteurs. Il propose aux dramaturges avec qui il collabore de nouvelles références relatives à la musculation ou aux techniques de mouvement, et ceux-ci l’aident à affiner certaines questions. L’étude de la chute est ainsi une pratique corporelle qu’il a empruntée à sa formation de cirque et au judo.

Pour Aneckxander
(2015) – le spectacle avec lequel il a percé dans le milieu artistique -, il s’est approprié cinq scénarios pour tomber sur le dos, qu’il choisit ensuite en fonction du cadre dans lequel il se produit et de son équilibre (ainsi que de la chaleur, car il glisse sur la sueur). Quoique – choisir n’est peut-être pas le mot approprié: le terme agility désigne une forme de contrôle que l’on rompt en même temps. «Les danseurs n’apprennent jamais à tomber, et pourtant ça leur arrivera à tous de tomber à un moment donné», affirme-t-il.

Autobiographie du corps

Aneckxander, qu’il a créé avec la dramaturge du cirque Bauke Lievens, a pour sous-titre A Tragic Autobiography of the Body. Il se tient sur scène nu comme un ver, tête rasée, et joue de façon désarmante avec les limites de son corps : jusqu’où il peut s’incliner avant de s’étaler, comment il peut repousser encore les limites en portant des chaussures compensées et des gants de boxe, à quel point il peut allonger (littéralement) son cou. « J’aime changer un peu mon corps avant chaque spectacle », raconte-t-il. «Avant ce spectacle, j’étirais mon cou en me pendant. Par exemple.» Vantournhout parle toujours par exemples. Cela trahit sa quête continue de nouvelles possibilités.

Son mode de travail, avec des objets simples dont il explore toutes les affordances (je parlerais de «potentialités», mais Vantournhout voit ici aussi une nuance) vient également du cirque. Il trouve intéressant ce rapport à l’objet. Son tout premier spectacle, Caprices (2014), est un duo avec un cerceau géant. Dans Raphaël (2017), également en cocréation avec Bauke Lievens, cet objet est un autre performeur, considéré comme un poids mort. «Chaque corps est aussi un objet», indique le circographe. Durant tout le spectacle, il manipule un partenaire inerte – qui garde cependant les yeux ouverts, le regard fixe. Le public est disposé de part et d’autre de la scène. C’est une expérience spectaculaire, mais aussi éprouvante pour chacun: lors d’une représentation, des gens sont sortis de la salle tant ils étaient saisis, d’autres ont crié qu’il fallait arrêter. Vantournhout lui-même terminait souvent le dos bloqué. Mais c’est finalement son partenaire qui a décidé de ne plus tourner. Physiquement et psychologiquement, c’était trop dur pour lui. S’échauffer sans pouvoir rien faire ensuite, jambes écartées.

Vantournhout a du reste cherché s’il pouvait le remplacer par un cadavre enduit de silicone afin de poursuivre le défi. «La danse est séduction, ça, nous le savons», explique-t-il. «On danse lors d’occasions majeures, et cela pourrait tout aussi bien être un enterrement.» Il espère secrètement pouvoir un jour reprendre ce spectacle avec un vrai défunt, un être cher. Comme une sorte de rituel. Peut-être faut-il y voir moins un geste morbide qu’une ode à la matérialité humaine?

Toucher tout le monde

Des mots tels que flexibilité, mobilité, vivacité, élasticité, potentiel cinétique, locomotion, contre-latéral et ipsilatéral, monoplainer et pratique minoritaire s’invitent sans discontinuer dans la conversation. De nombreux termes anglais aussi, parce qu’il crée et se produit souvent à l’étranger. À Avignon, il a été l’interprète des sentiments intérieurs instables de l’acteur français Scali Delpeyrat dans La Rose en céramique (2018). Vantournhout parle de ce spectacle comme d’un mariage forcé, parce que ses deux protagonistes ont été réunis alors qu’ils ne se connaissaient pas. Le résultat est cependant fascinant.

Le danseur non seulement exécute les mouvements doublés, mais il est aussi la projection, comme une sorte d’ange, de ce à quoi aspire son partenaire. La pièce n’a été jouée qu’une seule fois ; la volonté de la reprendre est bien là, mais le temps manque.

Le sportif de haut niveau qu’était jadis Vantournhout continue à s’entraîner sérieusement. Outre deux fois une demi-heure de musculation par semaine, il pratique régulièrement le yoga Iyengar, le tai-chi, ou encore les arts martiaux. Sa vie n’est pourtant pas si stricte, car il veut pouvoir relever chaque défi.

Dans Red Haired Men (2018), quatre hommes mêlent danse, cirque, acrobatie et théâtre. Illusion de la disparition et humour dominent cette production et emplissent la grande salle. Vantournhout voulait réaliser un spectacle de danse contemporaine qui puisse toucher tout le monde. Les écoliers aussi, par exemple, à qui l’on impose souvent de s’asseoir dans une salle et qu’il veut donc laisser regarder un spectacle sans imposer au préalable un mode d’emploi théorique. Sur la centaine de représentations qu’il donne par an, il en réserve donc une ou deux aux écoles. Une pratique encore exceptionnelle en danse – le secteur ne souhaite pas non plus le faire davantage, car, avec quatre danseurs sur scène, Red Haired Men est déjà un spectacle coûteux.

Durant l’été 2019, Alexander Vantournhout crée Screws. Un coup dans le mille. Cette performance réunit trois acrobates, une danseuse (avec qui il a également réalisé le court métrage Snakearms) et Alexander Vantournhout en personne. Plusieurs scènes brèves s’enchaînent, chacune dans un décor différent. Le spectateur doit déambuler en même temps que les interprètes, ce qui renforce merveilleusement son implication physique. Des attributs inattendus – chaussures d’alpinisme à crampons ou chaussures d’inversion (bottines munies d’un crochet pour se pendre tête en bas) – invitent les performeurs aux duos les plus absurdes. Vantournhout lui-même balance une boule de bowling comme une arme dangereuse. Numéro après numéro, les interprètes défient les lois de la gravité et les attentes prévisibles au cirque et en danse. Tout est cependant précisément calculé: Vantournhout a essayé beaucoup de choses en studio, mais il ne veut plus se faire peur aujourd’hui. Il avoue d’ailleurs être sujet au vertige.

Dans Screws, le spectateur peine à distinguer la jambe d’un danseur de celle d’un autre. Dix mains se chatouillent et s’entremêlent en constructions précaires. Si l’une venait à lâcher prise, la forme se désagrégerait irrémédiablement. Ici aussi, Vantournhout choisit délibérément de briser le silence avec de la musique pour donner suffisamment de vibes à la performance. À la fin du spectacle, chaque interprète investit l’espace public. À Paris, ils ont quitté le bâtiment pour rejoindre le parc voisin. «C’est très naturel. Les interprètes quittent le théâtre et ainsi, les gens qui ne peuvent pas acheter de billet ont aussi droit à un spectacle.» Le circographe martèle sa volonté de réduire autant que possible l’écart entre le théâtre et la rue. D’ailleurs, le théâtre n’est pas une question de murs, il le sait bien.

La conscience du corps

En juin 2020 devait avoir lieu la première de Through the Grapevine. Deux circassiens, dont le circographe en personne, mettent en scène leur corps surentraîné mais imparfait: ils sont de la même taille, mais se distinguent l’un par ses jambes élancées, l’autre par son torse élancé. Ils cherchent comment se défier l’un l’autre, ou simplement se compléter. Imperfection, humour et mobilité mouvementée sont une composante essentielle des performances de Vantournhout. En raison du coronavirus, il nous faut patienter.

Un autre projet est également dans les cartons, Inschrift; il aura pour thèmes les mouvements des animaux et le franchissement par les migrants de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. «Un homme est aussi un animal», dit Vantournhout. Avec Inschrift, il veut retrouver comment les animaux se déplacent pour laisser aussi peu de traces que possible. Pour la première fois, Vantournhout ne sera pas présent sur le plateau: il veut explorer le potentiel de mouvement des corps féminins – «Il est différent, du fait de leurs hanches et de leurs épaules, en tout cas quand elles évoluent à la manière d’un quadrupède.»

Voilà une étrange façon de penser – qui dévoile cependant une approche intéressante. En définitive, l’intention d’Alexander Vantournhout est de démultiplier les capacités sensorielles du spectateur. «Peut-être qu’après, les gens seront davantage clairvoyants quant aux traces qu’ils laissent?» Il est en effet très préoccupé par le fait que nous sommes de moins en moins conscients de notre corps et évoluons davantage vers l’humanoïde. «Car, dites-moi: peut-on encore se passer de chaussures? Et qui distingue encore l’est de l’ouest, du nord et du sud? Par exemple.»

Mia-Vaerman

Mia Vaerman

critique de théâtre

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