Du rhinocéros Clara au gorille Bokito: les animaux exotiques dans les Plats Pays
Chaque année, les jardins zoologiques de Belgique et des Pays-Bas attirent presque quinze millions de personnes désireuses d’admirer de près des animaux exotiques. La fascination et l’exploitation des animaux sauvages s’enracinent dans une longue tradition, qui va des projets de prestige des princes du Moyen Âge aux spectacles à destination du grand public. Raf De Bont nous en dévoile l’histoire, révélatrice d’importantes mutations sociales, avec Clara le rhinocéros, Jack l’éléphant et les gorilles Gust et Bokito dans les rôles principaux.
Fin septembre 2022, le Rijksmuseum inaugurait une exposition consacrée non à un artiste ou à un personnage historique, mais à un animal: le rhinocéros indien Clara. Ce pachyderme, débarqué à Rotterdam en 1741, était le premier de son espèce aux Pays-Bas. Pendant deux décennies, Clara fut véhiculée dans toute l’Europe dans un chariot en bois. L’animal, qui suscitait un intérêt immense, déclencha une véritable rhinomanie.
Au XVIIIe siècle, faire venir un rhinocéros indien pour le montrer dans des villes telles qu’Amsterdam, Groningue ou Bruxelles constituait un tour de force. Après sa capture lors d’une partie de chasse princière en Assam, Clara séjourna d’abord à Hougli, un comptoir bengalais de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Puis elle fut vendue au capitaine de la Compagnie Douwe Mout, qui la transporta sur les mers pendant plus de dix mois avant de la débarquer à Rotterdam. Dès son arrivée en Europe, Mout fit avec elle la tournée des foires et des marchés, où le public pouvait l’admirer et la toucher moyennant paiement. L’étonnement que suscitait Clara en faisait une source de profit. Toute l’entreprise avait un caractère colonial tant par l’infrastructure qui l’avait rendue possible que par l’esprit marchand qui l’animait.
© Wikimedia Commons
L’appropriation, le transport par bateau et l’exposition d’animaux exotiques tels que Clara ont une longue histoire. Une histoire qui relie les Plats Pays au reste du monde. Une histoire qui met en lumière d’importantes transformations –aussi bien dans la manière dont les animaux étaient transportés depuis de lointaines contrées, que dans la façon dont ils étaient exposés.
Cours et foires
Clara était le premier rhinocéros des Plats Pays, mais son histoire s’inscrit dans une tradition fort ancienne. Dans les cours européennes de la fin du Moyen Âge et du début des temps modernes, les animaux rares conféraient à leur propriétaire un grand prestige. Ainsi les ducs de Bourgogne entretenaient-ils depuis le XVe
siècle de petites ménageries au Prinsenhof de Gand et au palais du Coudenberg à Bruxelles. Les lions –symboles dynastiques et héraldiques– y occupaient une place prépondérante. Le public noble convié à admirer ces curiosités pouvait également assister à des combats d’animaux inspirés des jeux romains.
Au XVIe siècle, les Habsbourg maintinrent cette tradition dans les Pays-Bas méridionaux tandis que le stadhouder Maurice d’Orange-Nassau développait sa propre ménagerie dans les Pays-Bas du Nord, à Rijswijk. Ce fut le début de la longue fascination de la famille d’Orange pour les animaux exotiques –fascination qui déboucha, au xviiie siècle, sur la spectaculaire collection d’animaux rassemblée par le stadhouder Guillaume V au manoir De Loo à Voorburg. Celle-ci accordait, comme la plupart des collections princières, une place centrale aux oiseaux, tout en incluant un chimpanzé et deux éléphants. Des ducs de Bourgogne aux princes d’Orange, ces collections étaient considérées comme des symboles de puissance, de richesse et de savoir.
les ducs de Bourgogne entretenaient de petites ménageries au Prinsenhof de Gand et au palais du Coudenberg à Bruxelles, où les lions occupaient une place prépondérante
À partir du XVIe
siècle, le développement du commerce colonial entraîna une augmentation rapide du transport d’animaux exotiques vers les Plats Pays. C’est aussi à cette époque que le terme exotique entra dans la langue française –apparaissant pour la première fois, ce qui n’est aucunement l’effet du hasard, dans une liste de marchandises commerciales mêlant tapis, tableaux et animaux. Les entreprises coloniales telles que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales jouaient un rôle-clef dans cette activité. Elles approvisionnaient des notoriétés telles que Guillaume V, mais travaillaient aussi, comme le montre le cas de Clara, pour des circuits plus commerciaux.
Les pérégrinations du capitaine Mout et de Clara constituent un des premiers exemples des spectacles d’animaux itinérants qui allaient connaître leur apogée entre 1750 et 1850. Un des acteurs les plus significatifs de ce secteur fut la famille rotterdamoise Van Aken, dont l’histoire illustre bien le rôle précurseur des ménageries ambulantes dans le fonctionnement des jardins zoologiques et des cirques.
Anthonis van Aken, le fondateur de la lignée, exploitait au début du XIXe siècle un commerce d’animaux exotiques à Rotterdam, tandis que ses enfants parcouraient les fêtes foraines avec leurs collections. Son beau-fils, le Français Henri Martin, déjà célèbre pour ses spectacles de chevaux dressés, se reconvertit après son entrée dans la famille Van Aken en dompteur itinérant de lions et de tigres. Son numéro devint une référence dans le monde du cirque.
© Wikimedia Commons
Au terme d’une carrière particulièrement réussie, Henri Martin vendit ses animaux à son beau-frère Cornelis van Aken, qui légua par la suite sa collection au parc Artis d’Amsterdam, le premier jardin zoologique public des Plats Pays. Cornelis y occupa le poste de trésorier jusqu’à son limogeage au bout de trois ans pour cause d’alcoolisme. Martin resta lui aussi actif dans le secteur animalier: en 1857, il devint le premier directeur du jardin zoologique Blijdorp de Rotterdam.
Pour retracer l’histoire des interactions entre les ménageries ambulantes, les cirques, les négociants d’animaux et les jardins zoologiques, l’étude de certains animaux est tout aussi éclairante que celle des personnalités humaines. On peut par exemple citer le cas de l’éléphant indien Jack, importé de Ceylan, qui parcourut l’Europe au sein de la ménagerie Van Aken. L’attractivité de Jack résidait pour une part, comme celle de Clara, dans sa taille et son poids hors du commun, mais elle était renforcée par sa capacité à exécuter des numéros de cirque. Jack termina sa vie, comme son ancien propriétaire, à Artis. L’éléphant, entravé en permanence, devint de plus en plus agressif. Le zoo se résolut finalement à l’abattre, ce que le directeur fit de ses propres mains.
© Wikimedia Commons
Le commerce mondial et la bourgeoisie
Avec la création d’Artis en 1838, les innovations logistiques et la mise en scène des animaux exotiques donnaient naissance à une forme culturelle inédite: le zoo public bourgeois. La primeur de ce modèle revenait au Royaume-Uni, mais les Plats Pays jouèrent un rôle pionnier dans sa promotion sur le continent européen. Après Amsterdam, des jardins zoologiques virent le jour à Anvers (1843), Bruxelles (1851), Gand (1851), Rotterdam (1857), La Haye (1863) et Liège (1865).
Ces parcs s’ouvraient à l’instigation de sociétés d’histoire naturelle qui y voyaient le moyen de défendre des idéaux élevés tels que la promotion de la connaissance scientifique et l’acclimatation d’espèces exotiques économiquement rentables. Leur objectif était de faire des jardins zoologiques des lieux permettant l’étude, la domestication et l’exploitation d’animaux exotiques vus comme sources alternatives de viande, producteurs de laine ou forces de traction pour les transports. En pratique, ces ambitions restèrent en grande partie lettre morte et la plupart des sites se concentrèrent sur l’aspect récréatif de leur collection.
Les fondateurs appartenaient à la bourgeoisie urbaine montante qui profitait de la révolution industrielle et de l’expansion du commerce colonial. Les jardins zoologiques se devaient donc d’incarner les valeurs de cette classe: foi dans le progrès, cosmopolitisme, fierté nationale, ambition coloniale, bon goût et intérêt scientifique.
Le jardin zoologique bourgeois était un endroit où le visiteur déambulait dans un monde pittoresque et ordonnancé. À côté des cages à animaux, le flâneur pouvait profiter des massifs de fleurs et des restaurants, des kiosques, des espaces d’exposition et des salles de concert. La classe ouvrière était tenue à l’écart. Le prix de la cotisation, ou même du billet d’entrée, était trop élevé pour un travailleur ordinaire. Dans les rares cas où des candidats modestes se présentaient, les portes leur restaient fermées. En 1848, un groupe de campagnards se vit ainsi refuser l’entrée du zoo d’Anvers sous prétexte que leur tenue vestimentaire était inappropriée.
La classe ouvrière était tenue à l’écart des jardins zoologiques bourgeois
Grâce à la modernisation de la logistique, de nouveaux animaux exotiques pouvaient arriver en permanence. Les jardins zoologiques publics de Belgique et des Pays-Bas connaissaient un développement parallèle à celui des chemins de fer, des ports et des compagnies maritimes qui tiraient l’économie du XIXe siècle. Pour approvisionner leurs collections, les sociétés zoologiques comptaient en partie sur les dons des diplomates, des armateurs et des fonctionnaires coloniaux. Elles organisaient parfois des expéditions de capture, mais la majorité de leurs animaux étaient achetés à des sociétés se spécialisant progressivement dans ce type de commerce. Certains zoos (notamment celui d’Anvers) devinrent eux-mêmes d’importants intermédiaires de vente.
Les Plats Pays jouaient un rôle actif dans l’importation continue d’animaux originaires des régions intérieures de l’Afrique, de l’Asie et d’Amérique. L’importante mortalité frappant l’ensemble des chaînes d’approvisionnement rendait cet apport nécessaire. Les animaux mouraient en grand nombre lors de leur violente capture, pendant leur long transport et durant leur captivité dans les cages étroites, mal ventilées et surchauffées où on les enfermait une fois arrivés à destination.
© Collection des estampes des Archives municipales de La Haye
L’exiguïté des espaces dévolus aux animaux dans les jardins zoologiques du XIXe siècle s’explique par leurs prétentions scientifiques. Comme les musées d’histoire naturelle, qui jouissaient à l’époque d’une grande popularité, les jardins zoologiques voulaient proposer à leurs visiteurs des collections aussi exhaustives et encyclopédiquement ordonnées que possible. La présentation de ces «catalogues vivants» prenait parfois des formes spectaculaires. Le cosmopolitisme des fondateurs se manifestait dans une architecture orientaliste richement décorée. Ce luxe visait à flatter l’œil humain. Pour les animaux, ces mises en scène du XIXe siècle n’avaient guère d’intérêt.
Le livre de l’historienne Violette Pouillard Histoire des zoos par les animaux. Impérialisme, contrôle, conservation (2019) documente amplement le traitement réservé aux animaux. Elle décrit les risques de maladie auxquels les exposait leur enfermement dans des enclos étriqués, froids et boueux. Les visiteurs pouvaient habituellement s’approcher très près des cages. Cette proximité ne générait pas seulement du stress et des contagions, mais encourageait aussi la violence contre les captifs. D’autre part, les visiteurs pouvaient généralement nourrir les animaux, souvent avec des aliments inappropriés. Les tailles naturelles des groupes étaient fondamentalement ignorées. Les stéréotypies et les automutilations étaient monnaie courante. Un des nombreux exemples cités par Violette Pouillard est celui du rhinocéros du zoo d’Anvers qui, au bout de trente ans passés au même endroit, avait totalement limé sa corne à force de la frotter contre la clôture.
Rochers artificiels, salle de bains et programmes de reproduction
Après des années de prospérité, le recul du nombre des membres des sociétés zoologiques et la désaffection des visiteurs fragilisèrent la situation des parcs. En Belgique, le zoo de Bruxelles ferma ses portes en 1878, celui de Gand en 1904 et celui de Liège en 1905. Au XXe siècle, les deux conflits mondiaux et la crise économique de l’entre-deux-guerres aggravèrent encore leurs difficultés. Le zoo de La Haye cessa ses activités en 1943. Ceux d’Amsterdam et de Rotterdam n’évitèrent la faillite que grâce à l’intervention de leur municipalité.
Pourtant, ce serait une erreur de voir dans le jardin zoologique un phénomène caractéristique du XIXe siècle. La crise ne fut que passagère. Pendant que la situation des parcs gérés par des sociétés zoologiques se dégradait, de nouvelles initiatives voyaient le jour. Au XXe et au XXIe siècles, le nombre de zoos ne diminua pas dans les Plats Pays, au contraire, il augmenta.
La plupart des établissements créés pendant l’entre-deux-guerres se situaient aux Pays-Bas. L’élan ne venait plus de sociétés zoologiques civiles, mais de petits entrepreneurs. Les projets étaient lancés par un boucher, un éleveur de poules ou un importateur automobile. Délaissant les grandes villes, trop chères, ces innovateurs préféraient chercher de l’espace en province: à Arnhem (1923), Rhenen (1932) ou Emmen (1936). Ce choix permettait en outre de renouveler les mises en scène. Sur le modèle du Hagenbecks Tierpark de Stellingen, le Burger’s Zoo d’Arnhem supprima les barreaux et exposa les animaux derrière des fossés, sur des terrasses agrémentées de rochers artificiels. Le zoo se targuait de donner plus de liberté aux animaux, mais en pratique, les barrières n’avaient nullement disparu. Elles étaient seulement soustraites à la vue des visiteurs.
Au XXe et au XXIe siècles, le nombre de zoos ne diminua pas dans les Plats Pays, au contraire, il augmenta
Dans les Plats Pays, la conception des jardins zoologiques subissait nettement l’influence des modes internationales. Alors que plusieurs établissements s’étaient efforcés d’intégrer les éléments de la philosophie de Hagenbeck au début du XXe siècle, le style dit «salle de bains» s’imposa dans sa seconde moitié. Des espaces de verre et de béton, modernistes et dénudés, devaient permettre l’amélioration de l’éclairage, de la ventilation, du chauffage et de l’hygiène. Les animaux étaient exposés dans un environnement privilégiant l’efficacité et la rationalité.
L’émergence de nouvelles idées au tournant des années 1970 allait encore accentuer la diversification. Des parcs animaliers permettant aux visiteurs d’admirer les lions à l’abri dans leur véhicule firent leur apparition: Beekse Bergen à Hilvarenbeek dans le Brabant-Septentrional en 1965, et Le Monde Sauvage à Aywaille dans la province de Liège en 1975. Ces innovations rendues possibles par la croissance des ventes d’automobiles offraient au public des classes moyennes une alternative domestique au développement des safaris en Afrique de l’Est. Profitant du succès de la série américaine Flipper le dauphin, plusieurs delphinariums furent inaugurés pendant cette période, notamment à Harderwijk en 1965, et à Bruges en 1972. Comme les lions et les éléphants des cirques, qui demeuraient très populaires, les dauphins de ces aquariums étaient entraînés à exécuter des numéros devant un public assis.
© Archives Jaap Kaas, Archives de la ville d’Amsterdam
Compte tenu de la montée des critiques à l’égard de ces formes de dressage, de nombreux jardins zoologiques aspirèrent à retrouver une aura de «naturalité» à partir des années 1990. Les zoos «immersifs», qui ambitionnaient de plonger le spectateur dans l’habitat de l’animal, firent leur apparition. Les ibis et les makis étaient hébergés dans des jungles équipées de cascades artificielles tandis que les gorilles logeaient à l’intérieur de volcans maçonnés. Des ruines de temple asiatique et des huttes africaines en argile apparurent en écho à l’orientalisme du XIXe siècle. Parfois, ces évolutions se limitèrent à des adaptations mineures dans les jardins zoologiques existants, mais elles conduisirent aussi à l’ouverture de nouveaux parcs à thèmes tels Pairi Daiza à Brugelette en 1993, ou Wildlands Adventure Zoo à Emmen en 2016. Les savants dispositifs qui y étaient mis en œuvre ne visaient pas tant l’immersion de l’animal résident que celle du visiteur humain.
Parallèlement aux transformations de leur environnement, les zoos modifièrent leurs discours d’autolégitimation. Vers le milieu du XXe siècle, des jardins zoologiques anciens tels que ceux d’Anvers ou d’Amsterdam se mirent de plus en plus à jouer la carte de la conservation. Les zoos devaient assurer l’éducation à la nature et la reproduction des espèces menacées d’extinction. Des sommes importantes furent dépensées pour acquérir de rares spécimens d’espèces iconiques tels les rhinocéros blancs du Nord Paul et Chloé, dont le transport en avion du Soudan à Anvers en 1950 fit grand bruit.
© Collection B.W. Stomps
Les jardins zoologiques investirent dans la recherche vétérinaire afin d’améliorer la fertilité des animaux, qui constituait traditionnellement un de leurs points faibles. Pendant les années 1960 et 1970, on assista au développement d’outils généalogiques et de programmes d’échange visant à stimuler la coopération entre zoos «scientifiques». Dès le début des années 1980, des accords internationaux tels que la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Convention on International Trade in Endangered Species of Wild Fauna and Flora, CITES) réglementèrent les importations d’espèces sauvages. Les contacts avec les marchands d’animaux furent graduellement interrompus et les lignes d’approvisionnement se modifièrent. L’idéal devint celui d’un circuit fermé où les jardins zoologiques échangeraient entre eux des individus nés en captivité afin de protéger leur diversité génétique à l’échelle mondiale.
Gust et Bokito
Les histoires des gorilles des plaines Gust (né en 1952) et Bokito (né en 1996) illustrent bien les changements et les constantes dans la gestion des jardins zoologiques à la fin du XXe
siècle. Gust fut capturé encore bébé dans un endroit inconnu de la forêt humide d’Afrique centrale, puis transporté par avion à Anvers. Le traumatisme infligé par la capture, le transport et l’éloignement de son milieu naturel et social affecta sa santé physique et mentale. Gust fut maintenu en quarantaine trois années pendant lesquelles il s’intoxiqua au plomb en rongeant la peinture de sa cage.
Après l’avoir privé de contacts avec ses semblables pendant cinq ans, le zoo le parqua avec une femelle nommée Kora –sans tenir compte du fait que cette association n’était pas conforme à la structure sociale spécifique des gorilles des plaines. Le «couple» n’eut aucune descendance. En 1959, on déplaça les deux captifs dans le nouveau bâtiment des primates, où on leur attribua un enclos dénudé de 4,5 sur 4,5 mètres, fermé par un double vitrage. Gust présentait, plus que sa compagne, des comportements stéréotypés qui n’entamèrent pourtant jamais sa popularité. Jusqu’à sa mort en 1988, les visiteurs affluèrent autour de son enclos. Ils tapaient souvent sur le verre pour attirer son attention –dans l’espoir d’un bref moment de «contact».
© Ronald van der Graaf / Unsplash
L’histoire de Bokito est, en partie, différente. Son nom «africain» trahit une sensibilité postcoloniale étrangère à l’appellation flamande «Gust». D’autre part, Bokito n’est pas né dans la nature, mais dans le zoo de Hambourg. À l’âge de neuf ans, il fut transféré au jardin zoologique rotterdamois de Blijdorp dans le cadre d’un programme de reproduction international visant à éviter la consanguinité. Il rejoignit alors un groupe de congénères sur une île à gorilles artificielle et réussit à se reproduire. Sa célébrité atteignit un pic en 2007 lorsqu’il s’évada de son enclos et blessa une habituée du zoo qui avait auparavant régulièrement cherché à établir avec lui un contact visuel. Contraint à s’adapter après cet incident, le zoo fit installer des caméras de surveillance et recouvrit les vitres d’un film. Un nouvel enclos à gorilles comprenant un «extérieur arboré» est en cours de développement. Blijdorp se fait fort d’offrir à ses visiteurs des «rencontres extraordinaires».
Ces deux exemples montrent bien la ligne de crête sur laquelle les jardins zoologiques doivent cheminer. Un espace totalement artificiel, bétonné et bardé de caméras, est travesti en décor «naturel». Le regard des visiteurs est dirigé vers les animaux exotiques alors que ceux-ci doivent simultanément en être protégés. Les «rencontres extraordinaires» sont méticuleusement orchestrées et mises en scène. Pourtant, malgré toutes les précautions, un accident peut toujours se produire. Les gorilles du zoo de Rotterdam ont par exemple été contaminés à la COVID-19 par les visiteurs humains.
Un paradoxe aigu
Bokito s’inscrit dans une longue tradition. Depuis la fin du Moyen Âge, divers acteurs ont organisé de brefs moments de «contact» avec des animaux sauvages exotiques. Les classes sociales concernées ont varié: aristocrates de cour, population hétéroclite des kermesses, haute bourgeoisie des sociétés zoologiques et aujourd’hui classe moyenne dans les zoos. La fascination pour les animaux exotiques n’a jamais cessé de croître dans les Plats Pays. Jusque dans les années 1970, cette croissance était nourrie par l’extraction commerciale d’espèces hors de leur milieu naturel; aujourd’hui, elle repose de plus en plus sur la circulation à l’échelle mondiale d’animaux nés en captivité.
Le paradoxe inhérent à l’exposition d’animaux exotiques n’a fait que se renforcer au cours des dernières décennies. Les individus exposés naissent dans des métropoles mondiales, sont vaccinés, reçoivent une nourriture standardisée, et vivent dans des espaces climatisés et surveillés par des caméras. Leur origine géographique «sauvage» joue pourtant un rôle de plus en plus important –aussi bien dans la rhétorique sur la conservation où ils servent d’«ambassadeurs», que par les forêts primitives factices où ils séjournent. Des millions de visiteurs sont invités à vivre des aventures inoffensives dans une jungle domestiquée.
De Clara à Bokito, la sensation recherchée n’a pas changé: le sentiment d’interagir pendant un bref instant avec des êtres extraordinaires venus d’un monde étranger et sauvage.