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histoire

Duels dans les dunes. Quand les touristes venaient se battre en Flandre

Par Ian Mundell, traduit par Alice Mevis
1 juin 2022 10 min. temps de lecture

Au XIXe
siècle, la Flandre a commencé à recevoir sur son territoire des touristes d’un genre tout à fait singulier: des étrangers en quête d’un endroit discret pour se battre. Ils s’y rendaient pour régler des dettes d’honneur loin des regards indiscrets, contournant de cette manière les interdictions de provocation en duel en hausse dans leurs pays respectifs. Avec un peu de chance, tout ennui potentiel avec les autorités belges pouvait être facilement évité par la possibilité d’un retour rapide à la maison.

Au début du XIXe
siècle, les conventions du combat en duel étaient déjà solidement établies. Lorsqu’un homme considérait qu’un autre avait porté atteinte à son honneur, il le provoquait formellement en duel. L’heure et le lieu, de même que les conditions générales du combat (épées ou pistolets, nombre de tirs, distance, signal, etc.) étaient négociés par les seconds des duellistes, généralement des amis de chacun des partis, qui assistaient également au duel en vue d’en officialiser la conclusion.

Dans la plupart des cas, le simple fait de mener le combat était déjà amplement suffisant. Les deux parties démontraient ainsi qu’elles possédaient le courage et la volonté nécessaires pour défendre leur honneur en gentleman. «J’ai fait face à son feu» était une manière courante d’en parler. Dans d’autres cas, cependant, une blessure était requise, tantôt légère, tantôt suffisamment sévère pour empêcher le combat de se poursuivre. Un décès réglait l’affaire une fois pour toutes.

Il était crucial de garder le secret lors de la préparation de ce type de règlement de compte, mais une fois l’affaire conclue, la nouvelle pouvait circuler. Des récits de duels apparaissaient fréquemment dans les journaux, basés sur les rapports qu’en faisaient les seconds, ou bien des journalistes conviés en qualité de témoins professionnels. Même lorsque la loi parvenait à empêcher un duel, la presse rapportait l’affaire.

Toujours fallait-il s’y rendre

En cas d’interruption du duel, le code d’honneur de Grande-Bretagne et d’Irlande stipulait qu’il était du devoir des seconds d’organiser immédiatement une nouvelle rencontre à l’étranger. Calais et Ostende étaient deux destinations très prisées; certains duels à Calais se déplaçaient du côté belge si les gendarmes français se montraient trop vigilants. Se rendre sur le continent n’était toutefois pas chose facile, surtout si la véritable raison du voyage était connue.

En 1815, un duel opposant le militant nationaliste irlandais Daniel O’Connell et le secrétaire irlandais au gouvernement britannique Robert Peel a été empêché par l’arrestation de O’Connell, qui s’est vu enjoint de maintenir l’ordre public. Puisqu’un affrontement en Irlande ou en Grande-Bretagne était inenvisageable, les deux parties convinrent de se rencontrer à Ostende. En plus d’être une nécessité juridique, l’opportunité de régler l’affaire loin des partisans de O’Connell convenait très bien à Peel. «Je préfère de loin voyager jusqu’à Ostende que de me prendre un coup sur la tête dans le comté de Kildare», a-t-il écrit à un ami avant son départ.

La traversée de l’Irlande vers le Pays de Galles se déroula sans encombre pour Peel et ses seconds, de même que le voyage à travers l’Angleterre et jusqu’à Calais. Ils purent ainsi tranquillement remonter la côte jusqu’à Ostende, qui se situait alors depuis peu en territoire néerlandais. Ils trouvèrent un logement à une faible distance de la ville, appelant le bureau de poste deux fois par jour pour avoir des nouvelles des avancées de O’Connell.

Pour celui-ci, le voyage ne s’était pas aussi sereinement déroulé. Une première tentative de voyage par voie maritime depuis l’Irlande échoua, et lorsqu’il débarqua finalement au Pays de Galles, la police l’y attendait pour l’intercepter. Il parvint à lui échapper, mais fut arrêté un peu plus loin, à Londres. Cinq jours plus tard, l’un des compagnons de O’Connell parvint finalement à Ostende et il fut alors décidé de reporter le duel. Les deux belligérants n’en sont finalement jamais arrivés au face à face et l’affaire n’a été réglée que lorsque O’Connell s’est enfin décidé à présenter ses excuses, en 1825.

L’art d’échapper aux gendarmes

Même lorsque les deux adversaires parvenaient à traverser la Manche sans encombre, organiser un duel en terrain inconnu n’avait rien d’une sinécure. En 1830, Lord George Bingham fut défié en duel à Ostende par le Major Charles Fitzgerald, qui lui reprochait de ne pas avoir tenu sa promesse de mécénat. Ce dernier s’imaginait que Bingham refuserait de se battre, ce qui s’est avéré une grave erreur de sa part.

Il fut convenu que l’affrontement se tiendrait à 6 heures du matin, à un peu plus d’un kilomètre des portes d’Ostende, le long de la route menant à Bruxelles. Lorsque Bingham et ses seconds arrivèrent sur place à l’heure dite, il n’y avait personne. 45 minutes plus tard, Fitzgerald accourut, en se plaignant de ce qu’il existait une autre route reliant Ostende et Bruxelles et que c’est en direction de celle-là que son second était parti, emmenant les pistolets avec lui.

Il suggéra tout de même de poursuivre le combat: il se battrait avec les pistolets de Bingham et un second remplaçant. Bingham accepta ces nouvelles conditions, à moins que le second de Fitzgerald n’apparaisse dans le délai initialement prévu pour le duel. À l’échéance, le premier second n’était toujours pas arrivé, et le deuxième second était parti à sa recherche. À ce stade, la réticence évidente de Fitzgerald à se battre finit par l’emporter: il retira sa plainte, et la farce prit fin sans qu’aucun coup de feu ne soit tiré.

Bien qu’il s’agisse là d’un cas extrême, probablement fomenté par Fitzgerald lui-même, il met en lumière certaines des principales difficultés auxquelles se heurtaient les duellistes de passage. Les adversaires et leurs seconds se voyaient souvent contraints à voyager séparément, afin de ne pas éveiller les soupçons, et ne se rencontraient que la veille du combat à l’hôtel, ou bien le jour même à l’heure convenue pour le duel. Il fallait également trouver un bon terrain de combat: à l’abri des regards, plat et ombragé, de sorte qu’aucun des deux adversaires n’ait le soleil dans les yeux. Mais si la recherche prenait trop de temps et que les étrangers étaient repérés et leurs intentions percées à jour, les gendarmes belges étaient généralement prompts à intervenir.

Malgré ces difficultés et le déclin général des duels en Grande-Bretagne, les affrontements en Flandre se poursuivirent tout au long du XIXe siècle. Certains duels étaient néanmoins interrompus avant même que les protagonistes n’aient eu la possibilité de traverser la Manche, comme ce fut le cas en 1874 lorsqu’un député britannique et un officier de l’armée, se querellant au sujet d’une dame, furent arrêtés sur le bateau à vapeur reliant Douvres à Ostende en possession d’une valise remplie d’armes «à l’aspect particulièrement meurtrier».

D’autres adversaires, plus discrets dans leurs manœuvres, parvenaient à ne pas se faire repérer. En 1850 par exemple, une querelle de factions au sein du mouvement communiste naissant de Londres eut pour conséquence que Karl Marx soit provoqué en duel par un certain August Willich. Marx refusa l’affrontement, mais l’un de ses jeunes adeptes, Conrad Schramm, s’arrangea pour relever le défi à sa place. Les deux hommes se rendirent d’abord à Ostende mais s’affrontèrent près d’Anvers. Schramm, qui avait peu d’expérience avec les armes à feu, fut touché et perdit connaissance. Willich et ses seconds prirent la fuite, tandis que le second de Schramm s’occupait de ce dernier tout en tentant d’ignorer le groupe de faucheurs de foin tout proche qui pouvait à tout moment donner l’alarme. Une fois Schramm revenu à lui, ils retournèrent en toute hâte à Ostende et prirent le premier bateau pour l’Angleterre.

Il était bien plus facile pour les Français de se rendre en Belgique pour s’affronter. Dans certains cas, les adversaires se contentaient de passer la frontière de quelques pas seulement, ou bien ils se rendaient à Erquellines, Mons, Mouscron et Tournai, destinations populaires, car toutes facilement accessibles en train dans la seconde moitié du XIXe siècle. D’autres encore choisissaient de voyager jusqu’à Bruxelles, où le Bois de la Cambre constituait un lieu de choix pour les duels.

Des journalistes qui font plus que rapporter les faits

La Belgique était même devenue le terrain de combat de prédilection des journalistes français, bien que certains d’entre eux n’aient guère vu l’intérêt de se rendre si loin pour un duel. «Les duels ne sont jamais autant interrompus dans les environs de Paris qu’ils ne peuvent l’être aux alentours de Bruxelles», écrivait Francisque Sarcey de L’Opinion nationale. En 1863, celui-ci avait affronté Aurélien Scholl du Figaro dans un champ de betteraves près de Mons, mais le duel avait rapidement été perturbé par l’irruption des gendarmes. Ils croisèrent le fer à nouveau deux jours plus tard, cette fois-ci de l’autre côté de la frontière allemande, où Sarcey reçut une légère blessure au bras. On raconte qu’après le duel, les parties rivales se retirèrent dans une taverne pour diner, y apprenant à leur grande horreur que les duels étaient passibles de la peine capitale dans cette partie de l’Allemagne.

Parmi les plus incorrigibles duellistes de la presse française se trouvait Henri Rochefort, qui à trois reprises s’était rendu le long de la frontière belgo-néerlandaise pour se battre, en 1868, 1890 et 1891. L’idée était qu’il pouvait facilement franchir la frontière si nécessaire, évitant ainsi les gendarmes de part et d’autre au besoin. Ses confrères journalistes prenaient néanmoins un malin plaisir à lui mettre des bâtons dans les roues, notamment en informant les gendarmes de ses allées et venues. Mais ce qui inquiétait le plus Rochefort, finalement, était ce que ceux-ci pouvaient bien écrire sur lui par la suite.

«De nombreuses années durant, on m’a fortement recommandé de saisir la première occasion d’aller contempler deux magnifiques tableaux de Van Eyck dans une église de Gand», écrit-il dans ses mémoires. «Mais si j’étais allé les voir, tous les journaux locaux auraient déclaré que j’étais entré dans cet édifice sacré pour recommander mon âme à Dieu avant l’affrontement. Et ainsi me suis-je finalement privé du plaisir d’admirer ces fameux Van Eyck.»

Duellistes d’outre-Atlantique

Les duellistes venaient parfois même d’Amérique pour se battre. En 1874, une querelle opposant les éditeurs de deux journaux de langue espagnole publié à New York se solda par une blessure par balle de l’un d’entre eux, dans une prairie près de Tournai. Et en 1892, un duelliste américain frustré traversa l’Atlantique en vue d’exiger réparation de la part de son propre second.

Cette dernière histoire mérite d’être racontée plus en détail. À l’automne 1891, des rumeurs commencèrent à circuler dans la haute société new-yorkaise concernant une liaison entre Hallett Alsop Borrowe et Mme Drayton, l’une des filles de la riche famille Astor. Ces rumeurs atteignirent de telles proportions que le mari de celle-ci, James Coleman Drayton, emmena sa famille à Londres pour y passer l’hiver. Borrowe les y suivit, et fut aperçu à l’extérieur en compagnie de Mme Drayton. M. Drayton convoqua alors son rival à Paris en vue de régler l’affaire. Borrowe s’y rendit, mais ses deux seconds –le duelliste chevronné Harry Van Milbank et le journaliste Edward Fox–, refusèrent catégoriquement de le laisser se battre. Ils soutenaient que Drayton avait attendu bien trop longtemps avant d’agir et qu’il avait par ailleurs été payé par la famille Astor pour passer l’affaire sous silence. En un mot, il n’avait aucun honneur à défendre.

Drayton protesta, mais ne pouvait guère forcer Borrowe à se battre. Il acheta donc un billet de retour pour les États-Unis, pour se rendre compte au beau milieu de l’océan que Borrowe et Milbank se trouvaient sur le même bateau. Pire encore, des nouvelles de cette tentative avortée de duel étaient parvenues aux oreilles des journalistes new-yorkais alors qu’ils étaient en mer, et le bateau, à son arrivée, fut accueilli par une foule avide de savoir si les deux hommes étaient finalement parvenus à s’entretuer à bord.

Il s’agissait de très mauvaises nouvelles pour Drayton comme pour la famille Astor, mais Borrowe s’était également senti trahi, puisque la source de l’histoire paraissait provenir de son côté. Comme ni lui ni Milbank n’y était pour quelque chose, cela devait forcément venir de Fox. Les deux hommes réservèrent une nouvelle traversée et parcoururent l’océan en sens inverse pour que Borrowe puisse défier Fox en duel. Il écrivit à son adversaire: «En tant que second, tu as été lamentable, Mr. Fox, peut-être qu’en tant qu’adversaire principal tu t’en sortiras mieux.»

Les duellistes et leurs seconds voyagèrent donc de Londres vers Anvers, avec l’intention de s’affronter sur la propriété d’un riche homme d’affaire expatrié. La police locale avait cependant été alertée, et ils changèrent donc leurs plans pour se rendre à la côte. Ils prirent le premier train pour Ostende, puis voyagèrent en calèche jusqu’à l’hôtel Prévost de Nieuport.

Les deux hommes déjeunèrent séparément puis s’aventurèrent dans les dunes, habillés selon ce qui était considéré à l’époque comme la tenue traditionnelle du duelliste: en haut-de-forme et redingote. Quatre tirs furent échangés sous un soleil de plomb; toutes manquèrent leur cible, bien qu’une balle ait troué une pointe de la redingote de Fox. Une fois l’honneur sauf, mais sans réelle réconciliation, les deux parties rivales prirent le chemin du retour, l’une vers Londres, l’autre vers l’Amérique.

Mundell Ian

Ian Mundell

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