Dynamique, pleine de vitalité et très diverse: la poésie de langue néerlandaise d’aujourd’hui
Une
série de publications majeures récentes révèle au public
francophone des poètes flamands et néerlandais peu ou pas du tout
traduits jusqu’ici. On peut ainsi découvrir pour notre plus grand
bonheur une constellation d’écrivains qui témoignent du
foisonnement et du dynamisme de la poésie néerlandophone actuelle.
Le dossier que consacre la revue Traversées à onze poètes du nord de la Belgique (entre autres Inge Braeckman, Guido De Bruyn, Peter Holvoet-Hanssen, Tijl Nuyts, Bart Stouten, Charlotte Van den Broeck, Tom Van de Voorde, Lies Van Gasse), l’anthologie bilingue de poésie néerlandophone contemporaine publiée par Le Castor astral (de Benno Barnard, Anneke Brassinga à Anne Vegter, Nachoem Wijnberg, K. Michel, Tonnus Oosterhoff, d’Erik Lindner, René Puthaar à Hagar Peeters, Alexis de Roode, de Radna Fabias à Simone Atangana Bekono…) et le cahier «Poésie néerlandaise» du dernier numéro de la revue Nunc mettent en lumière l’inventivité, la diversité des plumes actuelles.
La
vitalité de la poésie néerlandophone se traduit par la pluralité
de ses courants ou de ses créateurs non affiliés à une quelconque
école. Des interrogations des «postmodernistes» sur le langage,
sur le statut du poète ou les questions de la perception (Erik
Spinoy dans le recueil Chambre
sourde,
les montages poétiques digitaux de Tonnus Oosterhoff, Astrid Lampe,
Arjen Duinker…) aux expérimentations slam (Ellen Deckwitz), de
l’alliance poésie-musique (Hagar Peeters, Guido De Bruyn, Rosalie
Hirs) aux nouages entre le verbe et les arts plastiques (les graphic
poems de Lies Van Gasse, les œuvres de Guido De Bruyn, d’Annemarie
Estor), la scène poétique actuelle de Flandre et des Pays-Bas se
singularise par quelques lignes de force: l’émergence de voix
féminines questionnant la sexualité, l’identité, les crises et
défis du monde contemporain (Lies Van Gasse, Charlotte Van den
Broeck, Lieke Marsman, Marieke Lucas Rijneveld), la réflexion sur la
migration, le sujet nomade, l’interculturalité (Radna Fabias,
Mustafa Stitou, Simone Atangana Bekono), l’essor des festivals et
de la poésie performée, orale.
Début
juin 2019, les Pays-Bas ont été à l’honneur du Marché de la
poésie à Paris. À cette occasion, le dernier numéro de la revue
Nunc
a consacré un cahier à la poésie néerlandaise. Daniel Cunin a
choisi douze poètes néerlandais qui ont été invités par le
Marché de la poésie et qu’il a traduits avec Kim Andringa. On y
trouve des textes de Benno Barnard, poète majeur et reconnu, créant
au fil de son œuvre une autobiographie généalogique, également
dramaturge et essayiste, d’Anneke Brassinga, K. Schippers,
explorateur du ready-made poétique, K. Michel, Astrid Lampe, Hester
Knibbe, Rozalie Hirs, poète et compositrice qui multiplie les formes
textuelles, Tsead Bruinja qui, écrivant aussi en frison, explore une
veine sociale, ou encore des poèmes de la jeune génération,
Martijn den Ouden, plasticien, guitariste et poète, Frank Keizer,
Simone Atangana Bekono, Radna Fabias.
Toujours
dans le cadre du Marché de la poésie, le numéro 73 de la revue
Poésie / première consacre
un riche dossier à la poésie contemporaine des Pays-Bas. Jan
H. Mysjkin a réalisé ce dossier, choisissant, présentant et
traduisant (cotraduction avec Pïerre Gallissaires) huit poètes qui
ont fait leurs débuts après 1980. On
y trouve une grande diversité de plumes, d’univers, les poèmes en
prose sur l’enfance de Kreek Daey Ouwens, les textes de Hans van
Pinxteren (traducteur d’Artaud, Vaché…), d’Anne Vegter, Hélène
Gelèns, Hester Knibbe, Jos Versteegen, Peter Swanborn, Chrétien
Breukers.
Jan
H. Mysjkin a également coordonné des dossiers sur la poésie
contemporaine des Pays-Bas dans trois autres revues, dans
L’Intranquille,
n° 16, mars-septembre 2019 (textes poétiques de Lans Stroeve, Menno
Wigman et Sybren Polet), dans La
Traductière, n° 37, juin 2019
(poèmes de Ramsey Nasr, Mark Boog, Tjitske Jansen, Marije Langelaar,
Jan-Willem Anker, Hélène Gelèns, Ester Naomi Perquin, Arnoud van
Adrichem, Mischa Andriessen, Martijn den Ouden, Maarten van der
Graaff, Frank Keizer et Hannah van Binsbergen) et dans la revue
québécoise Les Écrits,
n° 155, printemps 2019 (poèmes de Kreek Daey Ouwens, Han van der
Vegt et Hélène Gelèns).
Dans
sa postface à Sculptures
de Roland Jooris, Carl De Strycker met le lecteur en garde afin de ne
pas enfermer le poète dans la catégorie d’un néoréalisme
irrigué par l’œuvre de Marcel Duchamp. Si
Jooris a personnifié la nouvelle poésie réaliste flamande (les
jeux sur les questions langagières, la devise minimaliste du «less
is more»), il a évolué, prenant ses distances par rapport aux
enjeux de ce courant. «Loin d’un néoréaliste qui par la langue
tenterait de s’emparer de la réalité, nous avons affaire à un
poète métaphysique qui, avec l’outil de la langue, dévoile un
monde invisible qu’il rend saisissable», écrit De Strycker.
Afin
d’échapper
nous
existons
bien
qu’obsessif
le
désir ne prend jamais
fin.
Voix
marquante de la poésie flamande contemporaine, traducteur de
Federico Garcia Lorca, Cesar Vallejo, François Muir, Guy Vaes….,
Bart Vonck a sorti au Cormier (après Malfeu) un recueil intitulé En
perte, délicieusement.
La vitalité de la poésie néerlandophone se traduit par la pluralité de ses courants ou de ses créateurs non affiliés à une quelconque école.
Traduit par Daniel Cunin et l’auteur, s’affirmant comme un geste de résistance à ce qui enferme, le recueil sonde les tensions entre l’organique et le conceptuel, questionne le moi, la mue des choses, l’amour. Dans l’écoute des mondes
enfouis, émancipés de l’«esclavitude», Bart Vonck place la vie
de la langue sous le signe de la sécession par rapport à
l’«universel reportage» (Mallarmé). Slogan ornant un mur de
Bruxelles, la phrase placée en exergue de la partie «Fuites» donne
le ton du recueil: «Désertons le système, arrachons-lui l’espace
et le TEMPS». La poésie soulève les entraves.
De
la sorte jamais ça le moi
Dans
ses séquelles, la colle
attend
encore la fracture.
Traduit
par Kim Andringa, le recueil Noctambulations
de Charlotte Van den Broeck est une révélation absolue. Performant
ses poèmes, les déclamant par cœur, Charlotte Van den Broeck
libère une voix radicalement originale, singularisée par une
métaphysique de l’amour, de la perte, des courts-circuits d’images
et de pensées qui se traduisent dans une langue affectionnant les
ruptures, les sauts, les redistributions des territoires conceptuels.
«La répétition nous
domestique», écrit-elle dans le poème «Léthé». Ses créations
creusent un espace non domesticable où le verbe, les corps, les
questions jamais ne s’indurent. Sentiment d’une existence
inachevée, en pointillé, retours décalés vers l’enfance, art
d’une langue qui file en surface tout en révolutionnant les
profondeurs de l’inconscient… Noctambulations
voyage
dans les discordances entre soi et soi, entre soi et un monde pris
dans la frénésie du rien. Un
événement dans le paysage de la poésie flamande.
c’est
plein ici
de
cosmopolites et de noyés
je
suis l’un et l’autre tour à tour et à moitié, peut-être
jamais
plus qu’une impulsion de moi-même
Lauréate
du prix Anna Blaman pour l’ensemble de son œuvre, nommée «poète
officiel de la ville de Rotterdam», Hester Knibbe a publié
Archaïques
les animaux,
un recueil traduit en français par Kim Andringa et Daniel Cunin et
couronné par le prestigieux prix VSB.
Souveraine méditation sur la condition humaine, sur l’écartèlement entre les forces de création et les forces de destruction, Archaïques les animaux questionne jusqu’au vertige le tiraillement entre la lumière et les ténèbres. Les chants de Hester Knibbe affrontent la part de Caïn, le serpent dans le jardin d’Eden et s’élèvent comme un plaidoyer pour les victimes et les créatures perdues. Fléaux, tueries, mélancolie et quête d’une catharsis rythment le cycle «Lait maternel 1» (inspiré par l’affaire Sietske H., une mère infanticide qui conservait ses nouveaux-nés assassinés dans des valises) ou encore le cycle «Thèbes». Les idées ont désagrégé les actes. Comment réparer le mal infligé ou subi?
Notre erreur? Exister
comme corps, avoir faim, noyer
notre soif. Il aurait fallu simplement être
l’air qu’on expire, ce que l’on a d’ailleurs
fini par devenir. Notre faux pas:
la recherche d’une issue, toujours
en quête mais forcés de partir dès la trouvaille faite. Aussi avons-nous donné
des coups de pied au pesant principe du premier arrivé premier. C’est nous qui
n’avions jamais le droit de venir.
Récompensé par des prix prestigieux, Habitus, recueil de poèmes de Radna Fabias traduits par Daniel Cunin, est une
révélation. Dans une langue survoltée, avec un sens aigu du rythme et d’une narration pulsée par les images, la poétesse, née dans les Caraïbes néerlandaises où elle a grandi, aborde, de manière
inventive, décalée, la question de la migration, du retour au pays
natal, de la guerre, des «suicidés de la société».
Crudité et envol
métaphysique se conjuguent magistralement:
d’abord
j’ai soulevé un immeuble 436 turcs vivaient là leurs chaussures
près de la porte d’entrée j’ai tenté de maintenir droit le
bâtiment pour que ses habitants ne fussent pas incommodés par le
déplacement de la gravité c’est comme ça que j’ai été
élevée
Acedia
intérieur
d’Erik Lindner, traduit par Emmanuel Requette, délivre une
construction architecturale en près de quatre-vingts fragments.
Auteur de nombreux recueils poétiques (dont certains traduits en
français), cotraducteur en français (avec Eric Suchère) du poète
néerlandais Hans Faverey (1933-1990), Erik Lindner explore dans une
langue-scalpel un univers nourri de références kaléidoscopiques
(la peinture, le cinéma, Walter Benjamin…). Les jeux sur
l’autoréférence côtoient les puissances visuelles, perceptives
d’un verbe qui élit la ligne claire et se penche sur les échos
entre image et texte. Au terme de l’acédie, à savoir la
mélancolie spirituelle, un réel autre, caché, se découpe sous
l’action du regard poétique.
Je suis trop étroit pour un être humain.
Une
arcade entre volonté et sérieux qui n’abrite qu’à moitié.
Entre vite, mon amour.
Il
y a du givre sous le sol.
Empruntant
son titre à un essai du philosophe Jean-François Lyotard, Chambre
sourde d’Erik
Spinoy (traduit par le Collectif bruxellois de traducteurs – Pierre
Geron, Danielle Losman, Bart Vonck, Katelijne De Vuyst) épure le
poétique dans le sens d’un art conceptuel. Partant du doute
cartésien, il pousse à la limite l’expérience perceptive,
s’aventure dans la question du rapport entre les noms et les
choses. L’œuvre de la
plasticienne Ann Veronica Janssens accompagne le deuxième cycle du
recueil.
Prenez
cette chair
et
poussez-la
vers
où elle cesse d’être chair (…)
Prenez
cette chair
Et
traquez-la
Jusqu’à
ce qu’elle sorte de ses gonds
jusqu’à
ce que décharnée elle éclate tel un feu d’artifice
et
que décharnée ensuite elle s’estompe.
La
richesse de la poésie de langue néerlandaise est enfin révélée
aux lecteurs francophones.
Voir aussi Un Grand Cru. 50 poèmes choisis par Jozef Deleu extraits de Septentrion. arts, lettres et culture de Flandre et des Pays-Bas, Ons Erfdeel vzw, Rekkem, 2015.