«Een soort eelt» de Rinske Bouwman : porter le deuil de tout son corps
Étudiante, Sarlag a un job mortellement ennuyeux dans un supermarché, et elle cache en outre un immense chagrin. Le deuil n’est pas seulement lourd émotionnellement, il peut aussi avoir des conséquences physiques, comme il ressort de Een soort eelt (Une sorte de cal), le premier roman de Rinske Bouwman.
Il ne faut pas juger un livre à sa couverture, dit un dicton bien connu, mais celle de Een soort eelt est tout à fait spéciale et rend en outre magnifiquement l’atmosphère de ce premier roman plein de fantaisie. On y voit un yack à longs poils blancs, l’œil un peu triste, avec, sur le crâne, une longue corne bleue de licorne. L’autrice et metteuse en scène de théâtre Rinske Bouwman (°1988) a également peint cette image –certaines personnes cumulent impudemment les talents. En l’occurrence, cette couverture ne se contente pas d’attirer l’attention, elle suscite également une véritable curiosité à l’égard de l’histoire.
Een soort eelt raconte la vie de Sarlag. Qui se prononce «Saar, puis laque, comme de la laque», explique-t-elle aux gens qui s’étonnent de ce prénom inhabituel. Sarlag est néerlandaise, née aux Pays-Bas, mais ses parents ont déménagé en Mongolie quand elle était en bas âge, pour vivre dans une yourte au rythme des saisons et revenir à l’essentiel. Sarlag repense avec nostalgie à son enfance à Hövsgöl, à deux heures de route de la ville de Mörön. Là-bas, même monter les marches de l’établissement de bains était une aventure pour une enfant de quatre ans.
Un jour, sa mère la complimente. «Elle m’a dit que j’étais comme un yack, aussi stable qu’un yack. Un petit yack fier. Le reste de la journée, j’essayais de grimper sur tout en grognant comme un yack.» Car les yacks sont les animaux préférés de Sarlag, et son chouchou absolu est Batraa, un vieux yack sage à longs poils blancs et au pas tranquille.
Tout cela, nous le découvrons au cours de flash-back poétiques, dans lesquels Sarlag se remémore son enfance et son adolescence à Hövsgöl et à Oulan-Bator, où elle va à l’école. À un moment donné, pourtant, elle retourne aux Pays-Bas, à la découverte des racines de ses parents. Elle est censée y poursuivre des études, mais elle ne voit jamais la couleur des bancs de l’université.
Elle passe une bonne partie de son temps au rayon réfrigération et congélation du supermarché Dirk, dans le quartier ouest de la ville d’Utrecht. Elle y modèle de petites figurines dans la viande surgelée, qu’elle dissimule ensuite à l’arrière des frigos. Les événements se passant à Utrecht sont narrés par Rinske Bouwman de manière factuelle avec un humour pince-sans-rire, formant un beau contraste avec les passages mongols. «Mon produit préféré dans le congélateur était les croquettes de fromage véganes. On n’en vendait quasiment pas. J’avais pitié d’elles. Elles se conservaient très longtemps, si bien que je ne devais presque jamais les réassortir.»
L’empathie de Sarlag pour les croquettes de fromage véganes cache une grande tristesse. On comprend peu à peu que son départ pour les Pays-Bas était une sorte de fuite, une tentative d’oublier un traumatisme ou de laisser derrière elle un événement dramatique. Son petit ami, Kalle, tente régulièrement de lui tirer les vers du nez, mais se fait chaque fois rabrouer. Ses collègues du supermarché lui demandent également de plus en plus souvent si tout va bien, mais leur sollicitude est aussitôt tuée dans l’œuf. Elle s’efforce enfin d’éviter le plus possible ses colocataires, passant le plus clair de son temps dans sa chambre. Sarlag vit dans sa tête, les faits ont le pouvoir de la calmer, mais ceux ayant présidé au drame qui l’a poussée à quitter la Mongolie lui demeurent cachés.
© Esther Lutgendorff
Sarlag se renferme de plus en plus sur elle-même, un isolement qui a également des conséquences physiques. Ces manifestations somatiques sont grossies dans des passages teintés de réalisme magique, illustrant le fait que le deuil est un processus tout aussi physique que mental, qui implique le corps tout entier et transforme Sarlag en quelqu’un d’autre.
Rinske Bouwman montre magnifiquement à quel point le deuil est une épreuve solitaire, qui peut lentement mais sûrement consumer quelqu’un. Elle écrit tantôt avec sobriété et sang-froid, tantôt avec exubérance, et ce, toujours au bon moment.
Een soort eelt est un livre sur la fuite des traumatismes, le deuil, l’action et l’énumération mentale de faits anodins pour éviter d’avoir à réfléchir. «Lorsqu’un coq chante, il se rend lui-même temporairement sourd, de manière à ne pas endommager sa propre ouïe. C’est ce que je faisais tout le temps», explique Sarlag. Voilà qui illustre sa solitude, mais également sa force et sa détermination. Même avec un cœur gelé, parfois, on peut arriver à vivre.
Rinske Bouwman, Een soort eelt, Orlando, Amsterdam, 2024.
Une sorte de cal
Ces derniers temps, Kalle s’était mis à poser de plus en plus de questions sur Hövsgöl, sur mes parents, sur mon petit frère. Cela m’irritait prodigieusement. C’était justement ça qui était si reposant aux Pays-Bas: le fait de ne pas avoir à supporter les regards de pitié dans les yeux des gens. Ces gens qui prenaient mes deux mains dans les leurs, en plein milieu de la glace à Hövsgöl, me regardaient droit dans les yeux, s’approchaient tout près et disaient des choses comme: «Vous allez surmonter cette épreuve.» Ou: «Si je peux faire quelque chose pour vous, n’hésitez pas.» Ou: «La même chose est arrivée à mon cousin et il s’est pendu.» Ou, le pire de tout: «Tu prendras bien soin d’eux, n’est-ce pas?» Et voilà que Kalle s’y mettait, lui aussi. La dernière fois que j’étais chez lui, il m’avait demandé si je ne devais pas en parler à quelqu’un. J’avais répondu très fermement que ce n’était pas nécessaire. Que les Pays-Bas étaient ma thérapie.
«Mais ça ne marche pas comme ça, avait-il dit.
— Non, en effet. Comme ça, ça ne marche pas.» Avais-je répondu. J’avais ramassé mes affaires et étais rentrée chez moi. Juste au moment où j’avais ces trucs bizarres aux ongles, nous avions décidé de nous revoir et je devais évidemment faire profil bas. Je ne pense pas que j’étais inquiète d’avoir ces drôles d’ongles, mais je sentais que quelque chose n’allait pas. Je m’étais dit que ça me ferait du bien que Kalle me prenne dans ses bras, qu’il regarde mes ongles et me dise qu’il ne voyait rien de spécial. J’étais venue aux Pays-Bas pour être normale. Pas pour être la pauvre petite fille que j’étais en Mongolie ces dernières années. Je voulais pouvoir être normale avec Kalle, ne pas avoir à porter constamment le poids de ce que j’avais vécu.
Quand je suis arrivée chez Kalle, il était tout aussi vindicatif que la dernière fois. Il ne voulait pas lâcher pas son os et m’a fait tout un sermon, disant que je n’avais pas le droit de fuir les événements de ma vie. Quand il a eu fini, je me suis levée, j’ai défroissé mes vêtements, j’ai lancé un bref coup d’œil à mes ongles gris et vitreux, durs comme de la pierre, puis je l’ai regardé bien en face.
«Qu’est-ce que tes yeux sont beaux aujourd’hui, a dit Kalle.
— C’est fini entre nous», j’ai répondu.
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