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littérature, société

Éliminer Dieu? Le calvinisme dans la littérature néerlandaise

Par Maarten Dessing, traduit par Christian Marcipont, Philippe Noble
27 octobre 2020 25 min. temps de lecture

Depuis l’aube du XXe siècle, de plus en plus d’auteurs néerlandais se sont publiquement détournés du calvinisme et de ses prescriptions. Dans les années 1960 et 1970, on a même pu avoir l’impression que les écrivains néerlandais allaient se charger en personne de mettre Dieu à la porte de l’Église. Si la critique et le doute n’ont jamais cessé, ils ont trouvé à se diversifier dans leur mode d’expression.

On s’est dit tout un temps qu’il existait une similitude entre la manière radicale dont Dieu était chassé de la littérature et celle dont les croyants désertaient l’Église. Dans les années 1960 et 1970, des auteurs populaires et qui faisaient abondamment parler d’eux se sont mis à faire table rase de la foi de leurs jeunes années. De la peur étriquée qu’éprouvaient leurs parents face au pasteur. Des sermons pontifiants qui, semaine après semaine, ressassaient depuis la chaire le péché et la culpabilité. Des préceptes de vie étouffants que tout le monde rappelait à autrui à grand renfort de citations bibliques. Ils entendaient dorénavant être libres. De vivre et surtout: de penser.

Le plus connu de ces écrivains est Jan Wolkers (1925-2007). Depuis ses débuts, avec son recueil de nouvelles Serpentina’s petticoat (Le Jupon de Serpentine, 1961), il a régulièrement écrit sur la foi de ses parents, propriétaires d’une épicerie dans un petit village près de Leyde, qui vivotaient tant bien que mal et dont Dieu était l’unique soutien. Ce fut le cas la première fois, et aussi de la manière la plus explicite, dans son roman Terug naar Oegstgeest (Retour à Oegstgeest, 1965). Un pèlerinage sur les lieux de son enfance lui est prétexte à convoquer, avec un sens aigu du détail, les souvenirs les plus divers.

Au nombre desquels des souvenirs de sa renonciation à la foi. De même qu’il a défié la domination tyrannique de son père, en réalité un pauvre type, de même il a défié la domination de Dieu, sur laquelle son père avait assis les lois de la famille. Il décrit en ces termes la distance qu’il ressent entre son père et lui: «Pour lui, la seule chose qui importait était que le jour du Jugement nous puissions loyalement nous tenir devant le trône de Celui qui se vêt de lumière comme d’un habit. Il aurait renoncé sur-le-champ à tout ce qui était de l’ordre du terrestre.»

Après Jan Wolkers, ce fut à Maarten ’t Hart (° 1944) de s’en donner à cœur joie dans la fustigation des pasteurs et de leurs brebis dociles. Là où, en dernière analyse, Jan Wolkers évoquait ses parents avec empathie, ne se privant pas, par la suite, de louer abondamment cette langue fleurie de la Bible qui avait contribué à sa formation d’écrivain, ce qui lui valut surtout d’être frappé d’anathème par des chevaliers blancs de la morale dénonçant sa trop grande liberté de ton à propos de la sexualité, Maarten ‘t Hart se montrait plutôt méprisant et sans concession. Il ne ratait aucune occasion d’exposer la bêtise et l’hypocrisie des calvinistes.

On peut sans doute en trouver l’illustration la plus manifeste dans ses œuvres de non-fiction. Depuis que Maarten ‘t Hart a fait son entrée dans les lettres néerlandaises avec son roman Stenen voor een ransuil (Des pierres pour un moyen duc, 1971), son rejet des calvinistes imprègne le moindre de ses paragraphes. Il suffit pour s’en convaincre de feuilleter son recueil de nouvelles Het vrome volk (Le Peuple pieux, 1974) ou le roman qui lui a valu de percer, Een vlucht regenwulpen (Un vol de courlis, 1978). Cependant, son talent de polémiste s’est à ce point développé qu’il a publié deux études bibliques alternatives : Wie God verlaat heeft niets te vrezen (Celui qui abandonne Dieu n’a rien à craindre, 1997) et De bril van God (Les Lunettes de Dieu, 2002).

Avec un plaisir narquois, il y met au jour les inconséquences et les inepties contenues dans la Bible. «Est-il raisonnable de s’imaginer ne serait-ce qu’une seconde que le Créateur (…) ait fait don à un petit groupe d’éleveurs dénués de tout et ayant précipitamment quitté l’Égypte (…) d’un ensemble de prescriptions aussi détaillées? Prescriptions qui, en outre, sont (…) pour la plupart complètement hors de propos. Qui donc s’amuserait à établir pour des nomades du désert des règles relatives à une purification des vêtements qui réclame une épouvantable quantité d’eau?»

De la note de bas de page à la norme

Il va de soi que de tout temps sont parus des textes qui nuançaient, critiquaient ou ridiculisaient la position dominante du calvinisme dans la société néerlandaise. Les Pays-Bas ne sont-ils pas, du reste, le pays de Spinoza et d’Adriaan Koerbagh qui, au XVIIe siècle, se fondèrent sur la liberté relative pour battre en brèche la religion et ses institutions? Mais quelque influence qu’aient pu exercer leurs œuvres, le fait est qu’elles ne constituaient que des notes de bas page de ce qu’on lisait et appréciait depuis des siècles. Et leurs ouvrages, au demeurant, furent condamnés.

Pour la majorité des écrivains néerlandais, Dieu n'a pas droit de cité dans la littérature.

Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’on eut vraiment toute latitude pour exposer avec sérieux les aspects négatifs d’une religion pratiquée avec un excès de rigorisme. Arthur van Schendel (1874-1946) excelle dans cet exercice, comme en témoignent ses «romans hollandais» : L’Homme de l’eau1, Een Hollandsch drama (Un drame hollandais, 1935) et De grauwe vogels
(Les Oiseaux gris, 1937). Leurs protagonistes s’évertuent tous autant qu’ils sont à mener une vie guidée par l’honneur et la vertu, mais une observance trop rigide des enseignements finit par embrouiller jusqu’au conflit intérieur les fils de leur existence.

Prenons le personnage de Gerbrand dans Een Hollandsch drama. Comme tout un chacun, le commerçant haarlémois s’est vu inculquer les valeurs fondamentales du protestantisme: l’homme est pécheur et coupable, tout au long de sa vie il doit faire pénitence en espérant la miséricorde. Mais lorsque, conscient de ces exigences, Gerbrand tente de prendre sous son aile le fils de sa défunte sœur, un bambocheur qui, s’il est vrai qu’il cherche à faire le bien, n’en cesse pas moins de retomber dans les mêmes errements, il perd tout ce qu’il possède : son magasin, ses économies, sa réputation, tout n’est plus que ruines.

À compter des années 1960, critiquer la religion est cependant devenu la norme. Tout comme dans le reste de la société occidentale, l’accroissement du bien-être et la vision élargie qu’offre la télévision de ce qui se passe ailleurs dans le monde, à quoi il faut ajouter l’exaspération provoquée par les us des années d’après-guerre, lorsque le pays était encore à reconstruire, ont conduit les babyboomers à une révolte contre tout ce que préconisait la génération précédente. Et la religion n’a pas échappé à la règle. Or, ce sont précisément les Églises de stricte obédience protestante qui, après 1960, ont perdu un grand nombre de leurs fidèles. Bien davantage que l’Église catholique.

À la lumière de ce contexte, Jan Wolkers et Maarten ’t Hart s’inscrivent parfaitement dans la mentalité ambiante, à la formation de laquelle ils ont bien sûr contribué. Eux-mêmes, suivis par de nombreux autres écrivains, ont verbalisé une aversion partagée par de plus en plus de jeunes lecteurs. Même quand ces auteurs n’avaient pas explicitement réglé leurs comptes avec l’Église. Comme, par exemple, Willem Frederik Hermans (1921-1995), qui a créé son propre univers sans Dieu, sans lois et sans compassion, mais dont la tirade contre les catholiques «se reproduisant comme des lapins», dans le roman Ik heb altijd gelijk (J’ai toujours raison, 1951), rendait parfaitement compte de l’air du temps.

Deux catholiques

Il n’empêche: Dieu n’a jamais déserté la place. Il a toujours fait partie intégrante de la littérature néerlandaise d’une manière qui correspond aux caractéristiques fondamentales du protestantisme. Sous la forme d’une introspection: quelle est ma relation à Dieu et à la foi? Dans la recherche d’un équilibre scrupuleux entre considérations rationnelles et besoins émotionnels ou spirituels. Soyons clair: dans un pays comme les Pays-Bas, dont l’histoire est tellement imprégnée de protestantisme, la chose n’est possible que par le biais de la littérature. Le protestantisme est la religion du mot.

Les années 1960 ont également vu émerger la figure de Gerard Reve (1923-2006), qui, depuis ses «lettres de voyage» autobiographiques, rassemblées sous le titre En route vers la fin2 et Nader tot U (Plus près de Toi, 1966), a révélé publiquement sa conversion au catholicisme – en même temps que son homosexualité, mais ceci est une autre histoire, encore que l’association des deux ait fait couler beaucoup d’encre. Après qu’il eut personnifié Dieu sous la forme d’un âne avec lequel il s’apprêtait à faire l’amour («les sabots entourés de bande Velpeau, pour éviter les griffures»), il fut poursuivi pour blasphème.

Certes, Reve n’était pas calviniste, mais son œuvre atteste une interrogation sur la place que Dieu était susceptible d’occuper dans sa vie. Il ne s’est pas incliné devant les doctrines et les rituels de l’Église, par exemple en écrivant des romans démontrant la force de la rédemption, mais il a tenté, livre après livre, en s’appuyant sur l’ironie, de combler le trou entre les prescriptions et sa propre aspiration à la mystique et au salut. Cette quête fait de lui, en un certain sens, un véritable écrivain calviniste.

Ensuite est venu Frans Kellendonk (1951-1990). Lui aussi catholique, même si c’est par tradition familiale, et lui aussi homosexuel. Mais les similitudes s’arrêtent là. Contrairement à un Gerard Reve intuitif et émotionnel, Kellendonk a cherché rationnellement une possibilité de donner une place à Dieu et à la communauté qu’Il symbolise. En pure perte, au demeurant. La raison, chez lui, l’a emporté sur ses désirs émotionnels. On se souvient de la fameuse phrase dans laquelle il prétendait «voir une lacune dans la création, où Dieu pourrait idéalement s’insérer.»

Cette approche a conduit à la naissance d’un roman tel que Corps mystique3 – apogée d’une œuvre brève, interrompue par le décès de l’auteur des suites du sida. À travers le père, le fils et la fille Gijselhart, qui forment une manière de ménage à trois secoué de tempêtes, Kellendonk passe au crible son propre désir d’un «corps mystique», une communauté soudée de croyants, en même temps que l’impossibilité de lui donner vie, semblable communauté ne pouvant en effet que se baser sur le mensonge et l’exclusion d’autrui.

Péché et culpabilité

C’est surtout Kellendonk, bien plus que Reve, trop centré sur lui-même, qui a ouvert la voie aux jeunes auteurs qui, aujourd’hui, placent Dieu et la foi au centre de leur écriture. Sous ce rapport, il est intéressant de mentionner ici le roman Walter, paru en 2011, de Daniël Rovers (° 1975), ainsi que celui de Maarten van der Graaff (° 1987), Wormen en engelen (Anges et Lombrics), de 2017.

Ces deux romans ne cherchent ni à analyser le mécanisme de la foi, façon Arthur van Schendel, ni à rejeter l’implacable mainmise de l’Église sur l’individu, ce qui est caractéristique de Maarten ’t Hart. Ils étudient plutôt l’absence de la foi et la place que cette absence peut occuper.

Walter est construit à la manière d’un roman historique. En 24 courts chapitres, le livre narre l’histoire d’un fils de paysan qui, en 1953, à l’âge de 12 ans, se sent appelé à la prêtrise – eh oui! encore un roman calviniste situé dans un milieu catholique – jusqu’à ce que, quelque vingt ans plus tard, il abandonne le séminaire. Les attaques contre la foi bornée des autres. L’attirance pour l’autre sexe. Des doutes qui prennent une telle ampleur qu’il se voit contraint de renoncer au sacerdoce.

Mais cela ne se passe pas sans douleur. La description des années précédant le retour de Walter à la vie laïque montre avec quelle aisance ce dernier évoluait au milieu de ses compagnons séminaristes. Les rituels jalonnaient et structuraient l’existence au fil des jours. La vie communautaire lui procurait le sentiment d’appartenir à une famille. L’étude journalière, les contacts informels mais intensifs avec ses professeurs stimulaient son épanouissement intellectuel. À l’issue du roman, le lecteur découvrira que pour Walter l’abandon de la vie ecclésiastique sera pour toujours synonyme de nostalgie.

Wormen en engelen franchit une étape supplémentaire. Cette fois, le protagoniste s’est déjà détourné de sa jeunesse réformée au cours de son adolescence, entre autres grâce à la lecture de Terug naar Oegstgeest de Jan Wolkers. Mais alors qu’il est étudiant, il n’éprouve pas ce sentiment de délivrance que son apostasie, croyait-il, n’aurait pas manqué d’entraîner, comme il avait pu le lire chez Wolkers. Sur ces entrefaites, il cherche à comprendre comment la foi, à laquelle il juge toutefois inutile de faire retour, peut être un véhicule de sens, et en quoi elle diffère d’autres démarches séculières de quête du sens. Il rejoint à cet effet une «communauté de travail théosophique» où des étudiants de toutes confessions, aussi bien qu’athées, débattent en toute liberté. Il noue des liens étroits d’amitié avec deux membres du groupe. Un étudiant débordant d’énergie qui, contre vents et marées, veut devenir pasteur dans la campagne zélandaise aux vues étroites et assoupies. Et un professeur catholique, homosexuel. Ainsi découvre-t-il que l’Église, un demi-siècle après Jan Wolkers, renferme une gamme de mœurs et d’opinions bien plus large que ce qu’il aurait jamais imaginé.

Les romans de Franca Treur (° 1979) ne manquent pas non plus de séduction. Le premier d’entre eux, très apprécié des lecteurs, Dorsvloer met confetti (Aire de battage avec confettis, 2009), décrit avec chaleur le milieu réformé. Certes, les règles, que les fidèles ne manquent jamais de se rappeler mutuellement, n’autorisent aucune liberté d’interprétation.

Le frère aîné du personnage principal, la jeune Kathelijne de douze ans, est forcé d’épouser son amie, qu’il a mise enceinte. La fête est modeste. Et cependant les choses ne deviennent jamais douloureuses, car les personnages grandissent dans un foyer plein de sollicitude où tous se soutiennent les uns les autres.

La difficulté de s’arracher à la foi est bien illustrée par son roman Hoor nu mijn stem (Entends maintenant ma voix, 2017). Là où l’on peut encore sentir chez Kathelijne que son amour de la littérature et ses trésors d’imagination finiront par la placer en porte-à-faux par rapport aux vérités de la catéchèse, on voit Gina, déjà bien avancée dans la trentaine, aux prises avec ses sentiments de péché et de culpabilité. Envers les tantes qui l’ont élevée, mais aussi envers elle-même. Entendre indéfiniment que l’être humain est mauvais ne peut être que néfaste pour l’estime de soi.

Une intense inhumanité

Il n’est par conséquent nullement surprenant que, pour la majorité des écrivains néerlandais, Dieu n’ait pas droit de cité dans la littérature. De nos jours encore paraissent des romans où sont impitoyablement balayés les institutions et leurs ministres qui, en Son nom, amoindrissent autant que faire se peut la vie des autres. Ainsi en va-t-il du roman Pastorale, paru en 2019, de Stephan Enter (° 1973), où, lors de vacances chez ses parents, l’étudiante Louise – l’un des deux protagonistes – confesse, chapitre après chapitre, son dégoût.

Particulièrement éblouissante est la scène où Louise, malgré tout, décide, par amitié pour le fils malade du pasteur, de s’occuper de l’office réservé aux enfants. Elle promet de se limiter au bricolage et aux chants. Mais lorsqu’elle apprend que des enfants de huit ans n’ont pas le droit de pleurer sur la mort de leur père, «car tout ce qui s’est produit était la volonté de Dieu», son sang ne fait qu’un tour. Une inhumanité à ce point intense, à ce point détournée de tout ce qui fait le prix de la vie terrestre, cela la fait bouillir de colère. La situation dégénère inéluctablement quand elle se résout à dire sa vérité aux enfants.

Notes
1 Titre original: De waterman. La traduction française, signée Selinde Margueron, a paru aux éditions Gallimard de Paris en 1984
2 Titre original: Op weg naar het einde. La traduction française, signée Bertrand Abraham, a paru aux éditions Phébus de Paris en 2010.
3 Titre original: Mystiek lichaam. La traduction française, signée Patrick Grilli, a paru aux éditions Gallimard en 1993.

Daniël Rovers
Une croyante athée

Le serveur apporta le plat principal. «Un ragoût de poisson pour – son regard interrogateur passa de Joke à Walter – monsieur. L’omelette et ses légumes mijotés pour madame».

La première bouchée était brûlante, si bien qu’il dut attendre, les joues gonflées, jusqu’au moment où sa cavité buccale se rafraîchît quelque peu. «Glouton, avec ça!» fit observer Joke en un gai reproche. Il but une gorgée de vin blanc pour se refroidir la langue. Une certaine amertume fit son apparition en même temps que la douleur; il ressentit brusquement une profonde aversion pour la femme qui lui faisait face. Il leva les yeux de son assiette, mais le visage de Joke ne trahissait pour l’instant aucune moquerie à son égard. Il avait pris un sentiment pour un autre. Comme elle était belle, assise à cette table.

«Est-ce que ton père désapprouverait que son fils sorte avec une amie nourrie au lait de la Bible des États?
– Mon père désapprouve déjà que je vote PvdA, alors une fille protestante, il n’est plus à ça près. Il verra que je t’aime, est-ce que ce n’est pas suffisant?»

Joke sourit, on pouvait même dire qu’elle rayonnait. «C’est gentil de ta part, ce que tu me dis là. Encore que je me demande si je puis toujours me considérer comme protestante.
– Comment ça?
– C’est à désespérer!»

Elle ne put s’empêcher de rire de sa propre réponse.
«Si seulement tu savais comme il m’arrive de soupirer après Dieu dans mon lit. Dans ces moments-là, je me sens prise du désir irrépressible de me remettre à prier avec une ferveur et une persévérance comme j’en ai connu quand j’étais enfant. Serrer les mains comme si l’issue favorable en était prisonnière. Et toujours l’espoir que quelqu’un me prendra dans ses bras pour me dire que tout ira bien pour moi, et peut-être même que ce monde insensé finira pas se remettre à tourner rond. Mais le plus étrange, c’est que je me rends aussitôt compte que ce bras ne servira à rien, que cela ne fera pas avancer la question d’un pouce, que nous glissons irrévocablement vers une fin solitaire.»

Joke regarda son assiette, satisfaite de ce qu’elle venait de dire. Le jaune de l’omelette s’harmonisait avec le vert clair des poireaux. Et pourtant, quelque chose clochait, c’était une présentation trop simple, trop sentimentale des choses, elle avait tort.

«Si j’ai appris quelque chose au séminaire, c’est bien que Dieu n’est pas un grand frère, ni un remède à notre solitude. Croire est un verbe, c’est une chose en laquelle je crois. Dieu n’est pas plus la Providence qu’un assoiffé de vengeance. C’est dans ses bonnes œuvres qu’Il existe, et ces œuvres, il n’est désormais plus en mesure de les accomplir lui-même, c’est à nous à le faire pour lui.
– Si ces paroles ne venaient pas de toi, je dirais que c’est de l’arrogance.
– Une vocation est toujours une forme d’arrogance, du moins jusqu’à un certain degré. Toi-même, tu as choisi un travail où tu peux aider les gens?
– Oui, mais de là à dire que c’est une manière de faire venir Dieu sur terre! Qui peut bien avoir intérêt à ce que cela porte ce nom, ce d majuscule?»

Joke fixait d’un regard absent l’espace du restaurant, plongée dans ses réflexions, dans l’expectative, comme si elle se sentait prise en faute sans savoir à quel propos. Walter fit observer, encore qu’il n’eût pas vraiment pu dire pourquoi: «Autrefois, un curé m’a appris que Dieu était la même chose que d’avoir envie de se lever tôt le matin.
– Ton curé sait sans doute de quoi il parle; pour ma part, je serais tentée de croire le contraire. Qu’il est divin, après que le réveil a sonné, de tout simplement rester au lit. Le réveil est la loi, douce est la transgression.
– Cela signifie que tu es plutôt agnostique?
– Athée, je dirais. Ce qui ne veut pas dire que je ne crois pas.
– Une croyante athée?
– Je sais que cela peut paraître passablement absurde, mais toi qui as étudié toutes ces choses, tu devrais pouvoir me dire si c’est possible.
– Cela dépend de ce que tu entends par-là.
– Une différenciation, je crois.
– La foi athée est une différenciation?
– Cela paraît tellement banal quand je dois l’expliquer moi-même, c’est pourquoi je préfère m’en abstenir. Tous ces mots mettent le monde à mort. Mais en tout état de cause, ma foi ne serait pas une foi qui dicte ce à quoi doit ressembler le sacré et ce que l’on doit faire pour le vénérer. Je suis trop souvent allée à l’église, enfant, pour percevoir encore le sens de cette démarche.»

Walter acquiesça. Un ensemble d’interdits, ce n’est pas cela qui soude une société ou une communauté.
«Est-ce que cela veut dire, selon toi, qu’il n’y a pas de sens à trouver?
– Au bout du compte, je pense que tout cela n’a franchement pas de sens. En tout cas si l’on part du point de vue que rien ni personne n’est en mesure de nous imposer un tel sens. Tout est dénué de signification, considéré dans l’espace depuis un point d’Archimède. Je crois tout simplement en l’existence de ce monde absurde. Et je n’ai besoin d’aucune bible pour me l’expliquer.»

Walter rétorqua: «Pour cela, tu n’as besoin de personne d’autre que toi-même… C’est une religion pour individualistes, ce qui, en fait, est une contradiction.
– Non, j’ai bel et bien besoin des autres, de personnes qui me montrent comment le monde est fait, qu’il soit pourri ou bien riche et vivant. Voilà pourquoi je lis Diderot, voilà pourquoi je lis Stendhal et Proust, ce sont eux, mes évangélistes. Tous les trois ont un grand cœur mais sont en même temps des penseurs lucides. Ils veulent comprendre le monde dans sa totalité et pas seulement sous l’aspect d’une certaine essence.»

Pour son anniversaire, elle lui avait offert le premier tome de la nouvelle traduction de Proust. Il en avait lu les quarante premières pages avant de reposer le livre. Joke était belle quand elle parlait de ses écrivains préférés: dans ces moments-là, une petite lampe s’allumait derrière ses yeux.

«Aucun écrivain néerlandais parmi tes évangélistes?
– Couperus et Vestdijk sont des maîtres de l’écriture, mais pour ce qui est de m’encourager à mener une vie meilleure, plus rigoureuse, ils ne me sont guère utiles.»

Extrait de Walter, De Wereldbibliotheek, Amsterdam, 2011, pp. 215-217.
Traduit du néerlandais par Christian Marcipont.

Maarten van der Graaff
Incroyablement chrétien et incroyablement seul

La baraque à loempias est toujours là. Le regard fixe de la femme à l’intérieur survole les voitures stationnées pour se poser sur un point dans le lointain. Cela me fait un choc de me dire que je ne me suis jamais posé de questions à son sujet, jamais demandé qui elle est et comment elle a abouti sur cette île. Peut-être fait-elle partie des boat people qui ont quitté le Vietnam et a-t-elle traîné ses guêtres un peu partout aux Pays-Bas avant d’installer ici sa baraque. Je me l’imagine traversant le polder, la baraque tractée par la voiture. Pour qui, parmi ceux qui se trouvent sur le parking, représente-t-elle davantage que «la femme de la baraque à loempias»? Comment se fait-il que je sache comment s’appellent Fons le coiffeur et Donkersloot et que j’ignore son nom à elle? Il y a quelque temps, j’ai lu dans la rubrique des faits divers que des vandales avaient renversé sa baraque. La municipalité a été obligée de l’assujettir avec des chaînes.

Je mange deux loempias et observe les gens qui descendent la digue. J’ai peur de voir un visage connu et de devoir entamer une conversation.

Je longe la bibliothèque, les étagères que j’ai dévalisées.

Garçon d’une famille réformée lit des livres et écrit des histoires dans son cahier de textes. Je suis fatigué et irrité.

Cela compte d’écrire une histoire, de même que la personne à qui vous la destinez. Tant votre propre vie que celle de l’autre en seront modifiées. Parfois je comprends à quel point cela peut tirer à conséquence d’avoir des conversations où vous voulez absolument éclaircir un point. Cela paraît simple, mais cela ne l’est pas.

Je pense aux femmes du village. Nous avons toujours tenu leur sollicitude pour évidente. Avec quelle circonspection les filles ne devaient-elles pas se comporter : elles pouvaient certes s’intégrer, mais elles ne devaient pas être trop compliquées. Elles ne manqueraient pas de faire obstacle aux plus grands désirs des garçons, les garçons facétieux, en veston, avec des poses de fumeurs étudiées, en bandes, en clubs, les garçons athlétiques sur le terrain de football, les garçons qui s’accotaient, qui rêvaient, souples, provocateurs, les garçons effarouchés – des garçons dont je voulais faire partie. Nous nous déplacions en hordes, avec une impavide sauvagerie qui, si elle continue à vivre en moi, n’en commence pas moins à s’effriter.

Au village, presque tout le monde était blanc. La plupart des habitants étaient chrétiens, quelques-uns «ne croyaient en rien». Lorsque je pris le parti de devenir un païen, je ne savais même pas comment m’y prendre. À Utrecht, il ne m’a guère fallu de temps pour saisir la méthode. J’étais incroyablement chrétien et incroyablement seul. Une expérience tellement évidente que je n’y ai jamais prêté attention, mais ne s’agit-il pas de l’expérience de toute une génération? Bon sang, je ne suis tout de même pas un babyboomer?

Le projet de l’interview est une façon d’être moins accaparé par soi-même, a écrit Paul, l’étudiant énergique, dans une de ses rares réponses un peu substantielles à mes e-mails. Il se peut que cela soit vrai. L’intériorisation peut être un luxe prodigieux, il faut énormément de temps pour s’asseoir et se remémorer les expositions colombophiles de ses jeunes années. Mon histoire. Mon évolution.

Je me remémore sans arrêt des péripéties, des gens, des sons et des odeurs du temps de Flakkee. L’île s’appauvrit quand je me mets à en parler. Elle cesse d’être cette substance triste qui se situe juste sous la surface de mes occupations quotidiennes et menace de se transformer en « ce genre d’île ». Le pays de la Réforme. Une île peuplée de petits-bourgeois et de fermiers hypocrites, d’ouvriers en colère, de racistes et de machos camés et alcooliques. Et ça, je n’en veux pas. C’est trop facile. Je hais la classe moyenne supérieure toujours occupée à se jeter des fleurs, qui n’a d’yeux que pour l’imbécillité et la superstition. Est-cela que je suis devenu ?

Tous mes problèmes d’ex-provincial et d’ex-protestant, je refuse de les soigner. Mais tu es devenu pasteur sur cette île, et c’est là, justement là, que tu t’es établi. C’est là que mon père, au terme de toute une vie, a été baptisé dans les eaux du Haringvliet. Par conséquent, je dois y retourner. Non pas pour me réchauffer à la chaleur de la nostalgie ou prendre du recul, voire me venger, mais pour me rapprocher. Je viens vers toi. J’ai apporté un enregistreur.

Extrait de Wormen en engelen (Anges et Lombrics), Atlas-Contact, Amsterdam, 2017, pp. 127-129.
Traduit du néerlandais par Christian Marcipont.

Stephan Enter
La volonté de Dieu

«Bonjour tout le monde, je m’appelle Louise. Maarten est enrhumé et il m’a demandé de le remplacer aujourd’hui.»

Et maintenant? Ils allaient seulement chanter, elle l’avait promis. Oui – c’était aussi le plus simple. Cela suffirait peut-être à remplir les trois quarts d’heure, tandis qu’elle passerait, quant à elle, d’un souvenir à l’autre.

«On va chanter, dit-elle. Est-ce que tous ceux qui savent lire ont pris leur livre? Ceux qui ne savent pas encore lire n’ont qu’à bien écouter et à faire de leur mieux.» Elle leva le bras pour montrer son livre. «Qui est-ce qui connaît un joli chant?»

Aussitôt, les enfants se remirent à crier tous en même temps. Des doigts se levèrent, des bras se tendirent à l’extrême. Cette fois, elle attendit; au bout d’un moment, ils baissèrent le volume d’eux-mêmes, l’un après l’autre. Elle désigna la fillette qui n’avait pas le droit de dire «hé là».

«Toi, tu en connais un?
Quand les buccins sonneront, dit la fillette.
Quand les buccins sonneront, répéta Louise. Buccins – voilà un mot que je n’avais pas entendu depuis longtemps, et en plus c’est un joli mot, pas vrai? Un mot que vous ne connaissez pas tous, je pense. Qui sait ce que c’est qu’un buccin?»

Le regard des enfants était braqué sur elle. Cette fois elle avait réussi à capter leur attention. «Un cor!» dit-elle en arrondissant les mains et en les portant à sa bouche pour joindre le geste à la parole. C’est comme un très gros cor. Oui, on va chanter ça. Mais est-ce que c’est dans votre livre?
– Je le connais par cœur, dit la fillette. Tous les couplets.
– Ah-ha,» fit Louise. Il existait donc bel et bien une réplique d’elle-même, une demi-génération plus tard.
– «C’est pas dans le livre, dit un garçon au premier rang.
– Alors on va peut-être choisir autre chose. Quand les buccins sonneront, c’est un joli chant, mais il faut que tout le monde puisse participer, bien sûr. On en prend un dans le livre?»

Le choix se porta sur Merci pour ce nouveau matin. Louise passa en revue les visages.

«Tout le monde le connaît?» Elle jeta un coup d’œil au livret. «Il a plein de couplets. On les chante tous?» Toutes les petites têtes firent «oui» d’un mouvement plein de zèle, les poitrines se gonflèrent, les gambettes cessèrent de se balancer sous les chaises. «Bien,» dit-elle. Elle leva la main – mais quelque chose attira son attention. Un enfant assis sur le côté, un garçonnet d’une dizaine d’années au coin de la première rangée, près du rideau, n’avait pas l’air de suivre. Il se tenait les jambes serrées, les mains sur les genoux, et regardait droit devant lui comme s’il allait éclater en sanglots à tout moment. Il était peut-être harcelé par les autres, pensa-t-elle.

Elle fit signe au groupe – «attendez!» – tout en se levant de sa chaise. Elle se dirigea vers le garçonnet et s’accroupit près de lui. «Qu’est-ce qui ne va pas? demanda-t-elle. Pourquoi tu as du chagrin? Soudain l’enfant se mit à pleurer, en se recroquevillant encore un peu plus. Louise resta devant lui, lui prit la main. «Qu’est-ce qu’il y a. Dis-le-moi. Comment tu t’appelles?
– Il s’appelle Dirk, dit un des autres enfants. Son père est malade. Il va peut-être mourir.»

Les sanglots redoublèrent.

«Le pauvre, dit Louise. Où est ta maman en ce moment, à l’église?» Le garçonnet acquiesça en reniflant. «Bon, reprit Louise, tu vas la retrouver tout à l’heure. Mais pleure un bon coup – c’est pas grave de pleurer, hein?» Elle lança un regard aux autres enfants.

Quelques-uns firent «non» de la tête. Mais le garçonnet lui-même fit tout à coup signe que oui, d’un mouvement frénétique. Si, c’était grave, dit-il. On n’avait pas le droit d’être triste pour ça, parce que tout ce qui arrivait, c’était la volonté de Dieu.

«Ah, mais non, fit Louise. Qui t’a dit ça?
– Monsieur le pasteur», répondit le garçonnet. Et puis, soupira-t-il, il avait aussi dit à sa mère que la maladie de son père, c’était la conséquence du péché originel, dont nous étions tous coupables. Donc sa mère et lui aussi.

«Quelle sottise! s’écria Louise. Quelle horreur. Mais il ne faut pas le croire, voyons! Le pasteur ne devrait pas du tout dire ça!»

Un frisson parcourut la pièce. Soudain le silence se fit, l’attention était palpable, le groupe semblait retenir son souffle. Par un vasistas ouvert leur parvenaient des échos de l’église.

«Bon, fit-elle en se levant et en caressant au passage la tête du garçon. On va chanter maintenant, et alors tu te sentiras sûrement un peu mieux. Et on va essayer d’être tous exactement ensemble.» Elle revint à sa place, se rassit. Elle jeta un coup d’œil au livret, attendit que le groupe se détende à nouveau et envoya encore un sourire au garçon. «Et montrez-moi si vous savez chanter fort – assez fort pour qu’ils l’entendent, à l’église! Un, deux, trois…»

Extrait de Pastorale, Uitgeverij Van Oorschot, Amsterdam, 2019, pp. 226-228.
Traduit du néerlandais par Philippe Noble.
Maarten-dessing

Maarten Dessing

critique littéraire

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