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arts

Emma van der Put dénude ses images en des scènes immobiles

Par Maarten Buser, traduit par Thomas Lecloux
11 juin 2020 7 min. temps de lecture

Les vidéos saisissantes d’Emma van der Put (° 1988) sont empreintes d’une tension constante entre ce qui bouge et ce qui est immobile ou immobilisé. L’artiste est à la fois ouverte au hasard et bien consciente de créer une version sélective de la réalité.

En 2011, Emma van der Put a filmé depuis le sommet d’une colline la vie se déroulant dans la commune belge de Godinne. C’était la saison des vacances, et les rues étaient donc pratiquement vides, la plupart des habitants étant partis en voyage. En visionnant la vidéo Godinne, on ne tarde pas à se demander si on regarde des photos. Puis un chien traverse la rue, ou un garçon immobile sur une balançoire fait un mouvement, et l’image semble se dégeler l’espace d’un instant. L’absence d’action amène à se concentrer jusqu’à découvrir un tel détail insignifiant qui, dans le plan statique, acquiert presque – par le jeu du hasard – l’allure d’un grand évènement.

Une vidéaste qui se veut œil

Quand Van der Put filme ou photographie, elle veut avant tout se sentir comme un œil. Le plus important est alors d’être ouverte au hasard, à ce qui peut se produire à cet instant: par exemple, un néon publicitaire qui se reflète dans une affiche représentant un morceau de viande (Room, 2014). Quand elle filme, elle se sent comme un agent extérieur qui ne peut intervenir. Elle remarque en même temps que la vidéo est un média qui oriente considérablement le regard du spectateur, ce qui est en contradiction avec la neutralité maximale que suppose la première phase du processus de réalisation.

Cette orientation naît pendant la phase de montage, lorsqu’elle visionne de manière plus analytique les images capturées, qu’elle sélectionne celles utilisées (moins de 10 % figureront dans la vidéo finale) et qu’elle détermine quelles images se succéderont et à quel rythme. Souvent, elle montre des images mouvantes ou immobiles plus longtemps que ce dont le spectateur a l’habitude – du fait de la rapidité de montage des séries télévisées, films et autres clips vidéo, ou parce qu’il décide d’ordinaire lui-même combien de temps il passe devant une peinture lors d’une visite de musée. On pourrait aussi dire que le montage fixe une limite à la durée des scènes, ce qui prive le spectateur de la possibilité de les regarder aussi longtemps qu’il le souhaite. Mais chez Van der Put, ces deux options – la temporalité et le prolongement du moment – ne s’excluent pas, ce qui est encore plus apparent dans ses travaux antérieurs.

Un des thèmes récurrents de son œuvre est la tension entre le mouvement et l’«immobilisé». Fountain (2014), par exemple, montre l’eau d’une fontaine qui coule devant les mains et les visages sculpturaux de deux enfants nus tenant un gros poisson, ce qui crée un vif contraste entre un arrière-plan statique et un avant-plan mouvant. Cette opposition s’exprime aussi avec force dans les images que Van der Put a saisies dans l’espace public, qui à la fois semblent être des impressions visuelles fugaces, et paraissent figer ou étirer un moment, comme les vidéos presque photographiques de Godinne.

Ses vidéos sont dépourvues de construction narrative littérale, et a fortiori de voix «off» explicative. Lorsqu’elle intègre des éléments sonores, ce sont des bruits d’atmosphère, tout au plus des sons qui n’orientent jamais l’interprétation, comme ce peut être le cas dans une série télévisée. Il faut donc faire l’effort soi-même, surtout quand on entre dans la salle au beau milieu d’une vidéo sans rien savoir. L’observation et la compréhension sont étroitement liées dans ces fragments. À ce sujet, Van der Put explique que dans la phase de montage, elle tente d’éveiller un sentiment analogue à ce qui peut naître quand on est assis sur un banc, qu’on prend le temps de regarder autour de soi et qu’on commence à comprendre de mieux en mieux l’environnement qui nous entoure.

La mise en scène publique

Les espaces publics jouent un rôle important dans l’œuvre de Van der Put. Elle les voit comme une sorte de mise en scène théâtrale qui dicte en grande partie le comportement des gens au sein de cet environnement. À ses débuts, elle a par exemple filmé le festival Maritiem ’s-Hertogenbosch (Scènes uit een avond – Scènes d’un soir, 2009) et Maritime Festival (2012), ou encore une fête foraine à Amsterdam (Funfair, 2012). Plus tard, l’intérêt pour les affiches publicitaires, les graffiti et autres expressions publiques revient plus fréquemment dans son travail, tout comme l’histoire des lieux: le contexte qui communique en quelque sorte les règles de l’environnement – et qui, souvent, les détermine.

Cette fascination est également manifeste dans les vidéos qu’elle a réalisées depuis le projet WTC (2016), pour lequel elle a filmé, du haut d’une des tours du World Trade Center de Bruxelles, la vie dans la zone alentour: les gens qui se rendent au travail ou traversent la rue, l’architecture moderniste qui caractérise le quartier, les réfugiés qui dorment dans la rue. Elle a également photographié des documents d’archives tel que des affiches et des plans de construction, qui se trouvaient toujours dans le bâtiment et témoignaient de projets ambitieux pour ce périmètre qui devait accueillir huit tours du WTC. Des problèmes de fraude et un manque d’investisseurs réduisirent finalement le total de moitié.

Cette histoire turbulente s’inscrit dans un phénomène beaucoup plus vaste qui a occupé Van der Put ces dernières années: la confrontation entre, d’un côté, une vision d’avenir optimiste et moderniste, et de l’autre la réalité quotidienne à Bruxelles, où elle travaille depuis 2014. Même si son intérêt se porte toujours sur l’instant, pour ces vidéos de Bruxelles elle prend sciemment bien plus de temps pour saisir des images, afin de comprendre de mieux en mieux la ville et ses lieux, et de les observer avec le plus de neutralité possible.

Une de ces vidéos est Mall of Europe (2018), qui est exposée jusqu’au 21 juin 2020 au Mu.ZEE d’Ostende. Mall of Europe s’intéresse au quartier bruxellois du Heysel, en périphérie du centre-ville. C’est là qu’eut lieu la célèbre exposition universelle Expo 58 qui, relativement peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, présentait une vision remplie d’espoir de l’avenir proche. Ironiquement, le quartier connaît aujourd’hui une profonde rénovation dont les plans sont empreints d’un optimisme moderniste, remarque Van der Put, même si les idées sur le progrès qui les ont précédés n’ont pas toutes eu l’effet escompté, loin s’en faut.

Cette tension s’exprime aussi, tout en concision, dans la courte boucle vidéo intitulée SOON (2018), qui montre sans fin un panneau publicitaire promettant de nouveaux immeubles de bureaux – les deux O du panneau formant d’ailleurs le symbole de l’infini. Plus on regarde, moins on croit que ces bâtiments vont réellement voir le jour.

Récemment, cependant, un volet plus optimiste est venu s’ajouter à ces vidéos dans le projet Westland Shopping (2020), qui montre comment un centre commercial décrépit fait office de lieu de brocante le dimanche, et comment les consommateurs renversent ainsi le principe originel d’un tel bâtiment, qui est de faire acheter continuellement de nouveaux produits.

Image dépouillée

Le projet WTC marque le moment où Van der Put a commencé à réaliser des vidéos en utilisant non plus des images mouvantes, mais des photos. La perspective de la tour fait ici penser au point de vue haut-perché de Godinne, à la différence importante que là, le mouvement est intégré de façon inattendue, tandis qu’il est tout au plus suggéré dans les vidéos photographiques.

Elle exacerbe ainsi magnifiquement la tension entre des moments figés et de brèves impressions: des scènes de rue dynamiques sont mises en pause et en sourdine. Subitement, ces scènes souvent criardes sont dépouillées en une image au silence multiple invitant à l’observation.

Mais aussitôt que l’on pense avoir fini d’explorer cette image, la suivante se présente, et peut rendre l’ensemble bien plus mystérieux. Aussitôt que l’on veut voir les marchés aux puces de Westland Shopping comme une source d’espoir, l’attention se porte résolument sur le béton froid du bâtiment. Une telle initiative peut-elle donc fleurir dans un tel endroit?

Mall of Europe: jusqu’au 21 juin 2020 au Mu.ZEE d’Ostende.

Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

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