Un faisceau d’histoires dans une seule empreinte digitale
Comment se sent-on lorsqu’une simple machine met en doute notre identité? L’auteur néerlandais Geertjan de Vugt relate avec beaucoup d’humour son expérience étrangement inquiétante lors d’un passage à la douane américaine. Une histoire qui l’a amené à troquer Baudelaire pour le monde fascinant des empreintes digitales.
Auteur d’une thèse sur le dandy politique (Political Dandyism in Literature and Art: Genealogy of a Paradigm, Palgrave Macmillan, 2018), Geertjan de Vugt concilie son activité de critique littéraire avec les responsabilités qu’il assume au sein de l’Académie royale néerlandaise des Sciences. En 2022, il a publié aux éditions Van Oorschot Fonkelrozen. Over vingerafdrukken (Roses étincelantes. Au sujet des empreintes digitales), livre qui réunit neuf essais sur les empreintes digitales. Un voyage à travers l’histoire aléatoire et pittoresque de leur découverte au XIXe siècle, mais aussi dans les pas de divers artistes, écrivains, scientifiques et charlatans décidés à suivre lignes des mains et des doigts au cours de tribulations non dénuées de pièges et de surprises.
Dans le texte qui suit, Geertjan de Vugt nous invite, non sans humour, à le suivre dans le monde fascinant de ces minuscules lignes, «étincelantes roses hallucinatoires», qui définissent l’identité de chacun de nous –sauf à supposer que l’on soit dépourvu de tout dermatoglyphe.
Nos empreintes digitales disent qui nous sommes
Un jour de l’été 2015, j’ai atterri à l’aéroport de Chicago. Là, j’ai perdu mon identité. J’étais en transit, devant gagner une autre ville du Midwest pour y donner une conférence sur un mot spécifique de la poésie de Charles Baudelaire. Des années plus tôt, poursuivant mes études dans cette localité, je m’y étais senti chez moi au point d’y retourner à plusieurs reprises. Aussi, je me réjouissais de revenir à l’endroit où j’estimais m’être trouvé.
Mais alors que je m’apprêtais à passer la frontière, quelque chose que je n’aurais pu imaginer s’est produit. Le douanier américain bougon m’a demandé, ainsi qu’il le fait chaque jour avec des centaines de voyageurs, de placer les mains sur le lit du lecteur d’empreintes digitales. Comme en d’autres occasions, j’ai docilement suivi cet ordre. Mais j’ai bientôt remarqué que quelque chose clochait.
Dès que je franchis une frontière, quand bien même celle-ci est invisible, une sensation de fébrilité m’envahit. Cela s’est répété en cette chaude journée de juillet, mais cette fois-ci non sans raison. Alors que ma main droite reposait sur le lit de verre et que je fixais la lumière vert kryptonite du lecteur, j’ai constaté que l’appareil ne me reconnaissait pas. Le fonctionnaire m’a demandé de renouveler l’opération. Derechef, le bidule a refusé de certifier mon identité.
Je suis passé à la main gauche, alternant pouce et autres doigts, mais j’ai eu beau tout essayer, rien n’y a fait. J’en avais les paumes moites. Pour comble de malheur, le fonctionnaire, à présent légèrement irrité, s’est mis à me poser des questions sur le campus où je me rendais. Ses paroles parvenaient à peine à mon cerveau, à croire qu’on avait placé autour de ma personne une grande cloche en verre. Le type a continué à m’interroger jusqu’à en avoir marre. Le brouillard entre lui, l’appareil et mon propre corps ne faisait que s’épaissir. La peur de ne pas être autorisé à entrer dans le pays m’a gagné.
© Immo Wegmann / Unsplash
J’avais lu l’histoire d’un célèbre philosophe italien qui, invité à enseigner à l’université de New York, avait refusé à l’aéroport international John F. Kennedy qu’on prenne ses empreintes digitales. La douane l’avait renvoyé sur-le-champ à Venise. «Non au tatouage biopolitique», a-t-il publié le lendemain dans un quotidien du soir français. Il a décidé de ne jamais retourner dans le Nouveau Monde. Mais mon cas de figure était aux antipodes du sien. Moi, j’étais un jeune chercheur qui n’avait guère le choix: ce n’est pas moi qui refusais, c’était l’appareil qui me refusait. Si nous ne sommes plus à même d’opposer un refus et si les appareils refusent de nous reconnaître, il ne nous reste plus qu’à nous préparer au pire.
Le douanier m’a fait signe de le suivre. Il m’a conduit dans une pièce à l’arrière de son poste de travail où la clim grommelait doucement, m’a pris mon passeport et demandé d’attendre. Çà et là, des femmes portant un niqab s’impatientaient sur leurs chaises en plastique. Par instants, je détectais de l’inquiétude dans leurs yeux à moins que je ne projetasse la mienne sur elles, en soi pratiquement la même chose: n’étions-nous pas là plus ou moins pour la même raison?
Monozygotes
Nerveux, je me balançais d’une jambe sur l’autre et commençais à douter de moi. Fixant le bout de mes doigts, j’ai vu des lignes, encore et toujours des lignes (ce n’est que par la suite que j’ai appris que des personnes ont le bout des doigts complètement lisse –une affection génétique appelée adermatoglyphie ou immigration delay disease). Se pouvait-il que je ne sois pas qui j’étais?
À ce moment-là, dans mon esprit, d’innombrables questions ont commencé à se mêler à ces lignes. Des questions simples en apparence: depuis quand identifie-t-on les individus sur la base du bout de leurs doigts? Qui en a eu le premier l’idée? Des questions plus techniques aussi: une empreinte digitale est-elle vraiment unique? Mais qu’en est-il alors des vrais jumeaux? Garde-t-on les mêmes empreintes toute notre vie? Quand et comment apparaissent-elles?
Fixant le bout de mes doigts, j’ai vu des lignes, encore et toujours des lignes. Se pouvait-il que je ne sois pas qui j’étais?
Et, surtout, des questions perturbantes: peut-on truquer ou contrefaire une empreinte digitale? Et qu’en est-il si jamais il existe tout de même une autre personne ayant les mêmes empreintes que nous? Qu’a vu le douanier sur son écran? Aurait-on substitué le dossier d’un criminel au mien? Peut-on utiliser nos empreintes digitales contre nous-même? La prise d’empreintes digitales fait-elle de nous un criminel potentiel? Et qu’en est-il si l’on tient à traverser la vie sans laisser la moindre trace?
Bref, je me demandais comment l’empreinte digitale avait bien pu devenir le foyer de notre identité personnelle. Et comment les empreintes digitales en sont venues à dominer l’imaginaire médico-légal et criminologique. Prenez n’importe quelle série policière ou n’importe quel polar: tôt ou tard, il est question d’elles. Dès lors que l’identité personnelle est en jeu, les empreintes viennent tôt ou tard à la rescousse. À moins qu’elles ne la brouillent plus encore.
Tout cela m’a traversé l’esprit alors que j’attendais dans cette pièce sombre et exiguë de l’aéroport de Chicago. Avant même le retour du fonctionnaire, j’avais décidé de ne plus me préoccuper de Baudelaire. Une obsession était née. Laquelle devait me faire entrer dans une histoire remarquable. En effet, dans l’histoire des empreintes digitales, médecins et magiciens, détectives et charlatans, artistes et scientifiques, chiromanciens et bureaucrates se disputent tour à tour les premiers rôles.
Dactyloscopie
Ainsi, au début du XIXe siècle, un médecin tchèque fit un bon trip après avoir absorbé des extraits de digitale: les empreintes digitales lui apparaissent alors comme d’étincelantes roses hallucinatoires. Environ cent ans plus tard, Virginia Woolf, pendant qu’on lui lit les mains et les doigts, porte ses pensées sur l’imaginaire et la dépression. Francis Galton, fondateur de l’eugénisme, était en premier lieu un explorateur et un météorologue; il le demeure quand il rédige maintes pages sur les empreintes digitales.
Mark Twain apparaît lui aussi dans cette merveilleuse et déconcertante histoire, disparaît, réapparaît et se retranche derrière des jumeaux, bien que ce soient ses mains qui, au bout du compte, le trahissent. Des fonctionnaires britanniques comme William Herschel et Edward Henry se débattent dans l’exercice de leurs fonctions en Inde et se battent entre eux pour savoir lequel des deux va pouvoir passer pour l’inventeur de la dactyloscopie.
Charlotte Wolff, une chiromancienne allemande, se rend dans différentes capitales européennes où elle estime pouvoir interpréter l’état mental des gens en lisant le bout d’un de leurs doigts –une grosse erreur. Pour sa part, un professeur d’urologie se rend à Berlin où il découvre un nouveau type d’empreinte digitale et, le soir venu, se révèle être un magicien habile de ses doigts pour qui tout est affaire de tromperie– ce qu’était également, on l’aura deviné, sa trouvaille.
Cette galerie ne serait pas complète sans des artistes tels Piero Manzoni et Arnulf Rainer qui font tout leur possible pour s’effacer, pour disparaître derrière leur art, mais quoi qu’ils entreprennent, leurs empreintes digitales les trahissent. L’art, la science, la magie et la politique s’enroulent aisément les uns autour des autres dans l’histoire des empreintes digitales.
Une empreinte digitale forme un faisceau d’histoires
Après dix ou vingt minutes –mais il a pu tout aussi bien s’écouler une demi-heure–, le bougon est revenu, mon passeport à la main. You can go, voilà tout ce qu’il avait à me dire. Je leur suis reconnaissant, à lui et à son dispositif administratif. J’ai certes perdu mon identité, mais en contrepartie, j’ai hérité d’une histoire. Ainsi, alors que je gagnais à pied le bus, je me suis rendu compte qu’entre une caresse et une histoire, il existe une alliance secrète. Une alliance qui ne se lit nulle part, si ce n’est dans ces traces que nous laissons partout et sans cesse, même si elles sont à peine perceptibles.
Une empreinte digitale, ai-je décidé avant de monter dans le bus climatisé, forme un faisceau d’histoires, dont les lignes sont tantôt poussées comme une vague qui se déroule en douceur, tantôt lancées comme une boucle, des lignes qui tantôt se meuvent en spirale, comme un tourbillon, autour d’un œil immobile et vide, tantôt ne veulent être rien qu’une tache –un point qui suscite la réflexion–, tantôt prennent la forme du sommet d’une montagne, des lignes qui se croisent comme des arabesques, qui sont parallèles les unes aux autres, qui ondulent, qui tournent, qui se ramifient, qui divergent, qui, parfois, convergent en deltas, en petits angles, qui restent les mêmes toute une vie, qui ne cessent de tourner autour d’un noyau mystérieux et qui, une fois abandonnées sous la forme d’une trace, d’une empreinte, ne rappellent que de manière abstraite la personne à qui elles appartiennent –bref, une empreinte digitale est à l’image d’un livre.