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En chaussettes blanches et sandales

Par Nicoline van der Sijs, traduit par Jean-Marie Jacquet
6 octobre 2020 14 min. temps de lecture La semaine du néerlandais

Un sondage a récemment été effectué sur l’importance que revêtent la langue et la culture néerlandaises pour les Néerlandais et les Flamands qui ont émigré en ce XXIe siècle. Voyez ci-dessous les résultats les plus significatifs de ce sondage, avec une attention particulière pour les émigrants qui se sont établis en francophonie.

Le sondage sur le thème Vertrokken Nederlands (Le néerlandais expatrié), effectué sous ma direction par le Meertens Instituut d’Amsterdam et l’Union de langue néerlandaise de La Haye, a mis en évidence que, chez l’immense majorité des émigrés néerlandais et flamands, la langue et la culture néerlandaises continuent d’avoir une place prépondérante dans la vie quotidienne. Le néerlandais est encore la langue, ou en tout cas une des langues, qu’ils pratiquent le plus dans leur pays d’accueil: 97% des personnes qui ont répondu à cette consultation parlent le néerlandais chaque semaine, dont 64,6% plus de huit heures par semaine, et ce principalement dans les rencontres en privé et sur les réseaux sociaux. La majorité des participants présentent le néerlandais comme la langue qu’ils maîtrisent le mieux, et ils sont plus de 85% à considérer la langue néerlandaise comme élément fondamental de leur identité. C’est assez étonnant, car des sondages analogues effectués auprès d’émigrants au XXe siècle avaient révélé que, dans l’ensemble, ils ne mettaient pas longtemps, tout au plus deux ou trois générations après l’émigration, à abandonner leur langue maternelle. Plus rien de semblable, donc, en ce début du XXIe siècle.

Internet

Si les émigrants peuvent ainsi conserver leur néerlandais, ils le doivent pour une bonne part à Internet. L’internet, en effet, permet d’accéder en ligne à des informations en néerlandais, à des livres en langue néerlandaise, aux programmes de radio et de télévision de langue néerlandaise, et de communiquer avec des néerlandophones sur les réseaux sociaux et forums communautaires en ligne. Toutes ces possibilités étaient inexistantes jusque dans les dernières années du XXe siècle.

Internet a également rendu possible le sondage Vertrokken Nederlands. Avant l’avènement du «réseau des réseaux», un tel sondage à l’échelle mondiale n’aurait pu être effectué auprès des émigrants. Pour Vertrokken Nederlands, deux nouveaux canaux ont été utilisés afin de couvrir les paramètres que sont le choix de la langue, les habitudes culturelles et la langue usuelle: Facebook et des spécialistes de sciences sociales résidant dans différents pays d’émigration et qui ont interrogé leur réseau de connaissances. Grâce à la combinaison de ces deux canaux, les questionnaires livrent un superbe résultat en termes d’information puisqu’ils ont été renseignés par près de 7 000 émigrants établis dans un total de 130 pays.

Émigrants en francophonie

Le tableau 1 montre les 15 pays d’où nous avons reçu le plus grand nombre de réponses aux différents questionnaires. La France est troisième. Le Canada et la Suisse se classent dans le top 15, mais on ignore combien de participants étaient domiciliés dans la partie francophone de ces pays.

Nouveaux pays de résidence

Réponses aux différents
questionnaires

1

Australie

1 097

2

États-Unis

1 064

3

France

1 046

4

Allemagne

913

5

Royaume-Uni

872

6

Canada

819

7

Espagne

491

8

Suède

486

9

Suisse

426

10

Danemark

356

11

Italie

325

12

Nouvelle-Zélande

312

13

Norvège

304

14

Finlande

272

15

Brésil

244

Tableau 1.

Pour la comparaison, le tableau 2 reprend les 15 pays où se sont établis la plupart des émigrants néerlandais et flamands depuis 1995, ceci d’après les données du Centraal Bureau voor de Statistiek (CBS) des Pays-Bas et de l’Office belge de statistique Statbel (dont les données concernent uniquement des émigrants nés en Flandre). Il en ressort que la France est sixième pays d’accueil pour les émigrants néerlandais et se classe même deuxième pour les émigrants flamands. La Suisse et le Canada apparaissent aussi dans les deux tableaux, tandis que le Luxembourg, pays plurilingue, n’est présent que dans le top 15 flamand. L’émigration vers des pays francophones d’Asie et d’Afrique est très réduite; nous n’en tiendrons plus compte dans la suite de ce bilan.

Nouveaux pays de résidence des émigrants néerlandais

Nombre d’émigrés néerlandais 1995-2018

|

Nouveaux pays de résidence des émigrants flamands

Nombre d’émigrés flamands 1995-2016

1

Belgique

154 100

|

Pays-Bas

24 846

2

Allemagne

127 280

|

France

18 813

3

Royaume-Uni

77 539

|

Espagne

14 287

4

États-Unis

60 022

|

États-Unis

9 779

5

Espagne

51 063

|

Royaume-Uni

9 242

6

France

45 966

|

Allemagne

7 112

7

Région néerlandaise

des Caraïbes

29 280

|

Suisse

4 061

8

Australie

29 189

|

Luxembourg

(3 453)

9

Turquie

24 704

|

Italie

2 564

10

Suisse

19 168

|

Australie

2 376

11

Canada

19 119

|

Canada

1 999

12

Suède

13 119

|

Chine

1 973

13

Italie

12 146

|

Thaïlande

1 731

14

Chine

10 681

|

Émirats arabes unis

1 610

15

Portugal

9 965

|

Portugal

1 479

16

Autres pays

264 075

|

Autres pays

64 358

Total

947 416

|

Total

169 683

Tableau 2.

Le degré de couverture de la consultation semble généralement en corrélation avec le nombre de résidents: le plus fort taux de participation a été recueilli dans deux tiers des pays de prédilection des émigrants, à savoir: Australie, États-Unis, France, Allemagne, Royaume-Uni, Canada, Espagne, Suède, Suisse, Italie.

On remarquera que la Belgique est le premier pays choisi par les émigrants néerlandais, et les Pays-Bas la destination préférée des émigrants flamands. Ces émigrants entre pays limitrophes ont pourtant très peu répondu aux questionnaires. Il semble qu’ils n’en aient pas vu la nécessité, peut-être en raison de la courte distance entre leur pays de naissance et leur nouveau pays et parce que la langue et la culture sont également proches. À noter toutefois que l’un des émigrants, parlant de son expérience personnelle, a mentionné explicitement que «Pour un Néerlandais, un déménagement en Belgique représente tout de même un vrai départ pour l’étranger.»

Qui sont les émigrants?

Le profil des participants aux différents volets du sondage se présentait comme suit: l’âge moyen était d’environ 50 ans, les femmes étaient un peu plus nombreuses que les hommes, la majorité des participants ont répondu à titre personnel, 55% ont émigré au cours du XXIe siècle, le niveau de formation était généralement élevé: plus des trois quarts possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur, et les diplômes ont pour la plupart été obtenus aux Pays-Bas et en Flandre. La toute grande majorité sont nés aux Pays-Bas. Les émigrants flamands étaient donc minoritaires; il se peut qu’ils aient été moins facilement joignables en raison d’une connexion moins répandue à des groupes ou pages Facebook. Les descendants d’émigrés étaient également une toute petite minorité.

La plupart des émigrants qui ont participé au sondage entretiennent de près ou de loin des contacts avec leur pays d’origine. Sur une période de cinq ans, 88,4% d’entre eux se rendent une ou plusieurs fois aux Pays-Bas ou en Flandre. Mais ils ne sont que 12,9% à avoir l’intention de rentrer au pays à plus ou moins long terme. Environ 60% des émigrants sont membres d’une association néerlandaise ou flamande dans leur pays d’adoption ou d’une communauté néerlandaise ou flamande en ligne, comme par exemple un groupe Facebook.

Les groupes Facebook spécifiquement pour émigrants néerlandais et flamands sont relativement nombreux en France, moins par exemple en Allemagne. Ils portent des noms tels que Frankrijkgangers (Destination: la France), Nederlanders in Frankrijk, Nederlanders in Parijs / Île-de-France, Nederlanders in Pays-de-la-Loire, Nederlandse Boeren in Frankrijk (Agriculteurs néerlandais en France), Ik ben vertrokken naar Frankrijk (Je suis parti pour la France), Nederlanders en Belgen in Frankrijk, Mijn Franse Droom (Mon rêve français), Vlamingen in de Sud-Ouest (Frankrijk), Vlamingen in Zuid-Frankrijk, Vlamingen en andere Nederlandssprekenden in Frankrijk (Flamands et autres néerlandophones en France), Vlamingen en Nederlanders in Frankrijk.

Usage du néerlandais

Il était demandé aux participants à quel moment et à quelle fréquence ils font usage du néerlandais. Dans l’ensemble, les réponses venant des pays francophones et d’autres régions sont sensiblement les mêmes. Mais on enregistre quelques différences remarquables. Ainsi, en Suisse, en France, en Espagne et en Allemagne (en ordre décroissant), c’est avec leurs enfants que les émigrés parlent le plus souvent le néerlandais. Dans les pays d’outre-mer où il était de tradition de s’expatrier au XXe siècle, c’est-à-dire le Canada, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Brésil, c’est au contraire avec les enfants que les parents parlent le moins le néerlandais. Même observation en ce qui concerne l’emploi de la langue sur les réseaux sociaux: le néerlandais y est surtout pratiqué par les émigrants installés dans des pays européens: Espagne, Italie, France, Suisse et Allemagne.

Mais le phénomène le plus frappant est le nombre d’heures par semaine où les émigrants néerlandophones parlent leur langue. C’est en France qu’ils parlent le plus le néerlandais; viennent ensuite l’Allemagne et l’Espagne; et, en tout dernier lieu seulement, les pays d’outre-mer où l’on choisissait habituellement de s’établir au siècle dernier.

Portrait de l’émigrant néerlandophone

Une des questions posées avait trait aux plaisanteries ou clichés qui circulent à propos des Néerlandais et des Flamands dans leur nouveau pays. Les réponses venues de France sont quasiment unanimes: les Néerlandais passent essentiellement pour être radins et économes, à preuve par exemple des blagues comme: «Pourquoi le Néerlandais a-t-il de grandes narines? Respirer est gratuit!» Ce n’est pas sans un certain agacement qu’on les voit emporter leurs vivres (ou, plus concrètement, leurs pommes de terre) dans le coffre de leur voiture ou déambuler en chaussettes blanches et sandales. Même leur légendaire efficacité irrite parfois et la réaction de l’un des participants au sondage est révélatrice d’une nette différence de culture: «Je pense régulièrement à des choses qui me frappent ici en France. Par exemple, le comportement peu professionnel de certains entrepreneurs, surtout des jeunes, ne respectant pas ou à peine les rendez-vous qu’ils prennent. Si vous le lui faites remarquer, le Français n’estime pas avoir à s’en excuser et n’y voit apparemment rien d’inconvenant.»

Les réponses émanant d’Allemagne se focalisent sur tout autre chose: selon la plupart d’entre elles, les Néerlandais conduisent mal, tractent invariablement une caravane, et ils perdent au football. Comme on a tout lieu de supposer que les Néerlandais et Flamands résidant en Allemagne présentent fondamentalement les mêmes caractéristiques que ceux qui vivent en France, force est de déduire que les remarques révèlent surtout des différences de culture entre les deux pays d’accueil.

Centre d’information numérique

Une constatation importante faite à l’issue du sondage est que les participants éprouvent le besoin d’un appui de la part des Plats Pays dans le domaine de l’enseignement en langue néerlandaise, ainsi qu’un besoin d’information sur la langue et la culture néerlandaises. D’où la recommandation, formulée en conclusion du rapport, d’envisager la création d’un centre numérique d’information sur la langue, la culture et l’enseignement néerlandais, spécifiquement destiné aux émigrés néerlandais et flamands. La concrétisation de cette recommandation est actuellement à l’étude.

Le texte du rapport est accessible en néerlandais dans son intégralité ici.
Nicoline van der Sijs

Nicoline van der Sijs

linguiste attachée à l'Instituut voor de Nederlandse taal de Leyde

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