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Enfin de nouveaux rapports entre l’homme et l’animal? La difficile mission d’Eva Meijer

Par Marij de Wit, traduit par Willy Devos
29 octobre 2020 8 min. temps de lecture

À ce jour, deux livres de l’auteure, philosophe, artiste et chanteuse-parolière néerlandaise Eva Meijer (° 1980) ont été traduits en français. Ils témoignent de son immense amour des animaux. Meijer est constamment à la recherche de nouvelles perspectives pour ce qui est de nos relations avec les animaux. Pourquoi notre comportement à l’égard de ceux-ci est-il ce qu’il est actuellement? Ne serait-il pas grand temps d’accorder plus d’espace aux animaux et de leur offrir l’occasion de faire entendre davantage leur voix à eux? Rien qu’en posant ces questions, Eva Meijer nous oblige à revoir notre comportement à leur égard.

Les poules savent mieux compter que les petits enfants. Les éléphants accompagnent des membres mourants de leur groupe et les enterrent dans des cimetières pour éléphants qu’ils reviennent visiter pendant plusieurs années. Les corbeaux retiennent les visages de prédateurs potentiels et les chiens de prairie se transmettent des informations détaillées sur leur agresseur en poussant un cri d’alarme déguisé en gazouillement d’oiseau. Eva Meijer nous introduit dans le monde intérieur des animaux qui nous est inconnu, s’écarte des schémas de pensée classiques dans ses idées et son écriture et fournit matière à réflexion. Deux de ses neuf livres ont été traduits en français: Les Animaux et leurs langages1 et Le Cottage aux oiseaux2. Ils convainquent le lecteur de la nécessité de partir à la recherche d’une nouvelle manière de nous comporter envers les animaux.

La plupart des animaux dans notre société ne jouissent que d’une liberté très limitée. Nous chouchoutons certes les animaux domestiques, à condition qu’ils se plient aux désirs et aux exigences de leurs «maîtres» – voilà d’emblée un mot tout à fait significatif qui en dit long. En fait, nous ne nous préoccupons jamais de leurs besoins essentiels. Sans parler des animaux de la bio-industrie, qui aspirent indubitablement à une vie toute différente. Mais personne ne songe à leur demander quoi que ce soit. Comment, en effet, interroger les animaux si nous sommes de toute façon incapables de comprendre leur réponse?

Des chiens errants dans le métro

Que nous ne comprenions pas les animaux ne signifie pas qu’ils ne s’expriment pas, affirme Meijer. Nous devons dès lors apprendre à écouter les animaux et à engager la conversation avec eux. Dans Les Animaux et leurs langages, elle explique que les animaux disposent bel et bien d’un langage, qui s’avère cependant souvent difficile à comprendre pour les humains. Elle nous parle du langage des dauphins, très complexe mais imperceptible pour l’oreille humaine, de poissons communiquant entre eux par le biais de couleurs, d’abeilles sécrétant des phéromones et dansant pour se transmettre des messages et d’éléphants capables d’imiter des paroles humaines.

Nous chouchoutons certes les animaux domestiques, à condition qu’ils se plient aux désirs et aux exigences de leurs «maîtres» - voilà d’emblée un mot tout à fait significatif qui en dit long.

Ces différentes espèces animales possèdent chacune un langage tout à fait spécifique qui leur est propre et dans lequel des sens dont disposent à peine ou pas du tout les humains jouent un rôle essentiel: où, par exemple, les chiens sont largement guidés par les odeurs alors que l’homme les sent à peine, ou encore où nos oreilles perçoivent à peine la fréquence des sons émis par des orques ou des dauphins. Bref: si nous étudions des animaux uniquement sous l’angle de la compétence linguistique à l’intérieur de ce que nous désignons comme «langage», nous ne serons en effet jamais à même de comprendre la plupart des espèces animales.

Si nous voulons pouvoir découvrir et démêler toutes ces formes de langage, nous devrons reconsidérer nos idées sur le langage et les animaux, prône Meijer. Toute communication, qu’elle soit humaine ou animale, acquiert sa signification en fonction de son contexte social. Nous devons dépasser l’idée que le langage se constitue uniquement de mots. Gestes, actions, sons, langage corporel sont autant de formes de communication. Un magnifique exemple cité par Eva Meijer dans Les Animaux et leurs langages est celui d’un groupe de chiens errants à Moscou. Ces chiens vivant dans un quartier périphérique de la ville empruntent quelques fois par semaine le métro pour se rendre au centre, où ils trouvent plus facilement de quoi manger.

Comme ils le font depuis plusieurs années, les chiens sont entre-temps connus des passagers, qui tiennent ouverts les portillons un peu plus longtemps, les laissant ainsi entrer dans leur sillage. Bien que les réglementations de la ville interdisent la présence de chiens dans le métro, la situation est actuellement tolérée et ils peuvent y circuler librement. Par leur comportement, les chiens remettent en question ce règlement et tournent la situation à leur avantage grâce à leur attitude de résistance. Meijer montre par là que l’insoumission et la résistance des chiens constituent également une forme de communication. Des animaux échappant à leur emprisonnement, des vaches prenant la fuite aux abords de l’abattoir, des orques blessant ou tuant leurs entraîneurs, des animaux domestiques détruisant des objets: voilà autant de formes de langage par lesquelles les animaux signifient quelque chose aux humains.

Les oiseaux aussi connaissent l’amour

La manière dont les humains ont pendant des décennies étudié les oiseaux – dans des laboratoires stériles et à travers des expérimentations pour lesquelles on les arrachait à leur environnement naturel – n’apporte aucune connaissance spécifique quant à leur intelligence ou à leur langage. Un animal anxieux, capturé et séparé de ses congénères, ne présente pas le même comportement qu’un animal heureux et libre. Pour être à même de mieux saisir le langage des animaux, nous devons absolument les étudier d’une manière différente.

C’est précisément ce qu’a fait Gwendolen «Len» Howard (1894-1973) dans ses recherches novatrices sur les oiseaux. Dans Le Cottage aux oiseaux, Eva Meijer nous présente sa biographie fictive. Len avait suivi une formation de musicienne et jouait dans un orchestre prestigieux à Londres. Toutefois, la campagne et les oiseaux continuaient à la passionner par-dessus tout. Finalement elle décida de quitter la ville pour s’installer dans une maisonnette isolée qu’elle appelait Bird Cottage et s’y consacrer à l’étude des oiseaux. Elle y observait le monde des oiseaux le plus possible à l’écart de toute intervention d’êtres humains. Len leur donnait des noms, établissait des liens intimes avec eux, savait exactement quel oiseau était le partenaire de quel autre. Les fenêtres de sa maisonnette restaient ouvertes de sorte que les oiseaux pouvaient y entrer. Elle leur apprenait plein de choses, comme de les faire toquer un nombre de fois déterminé à la fenêtre en échange d’un morceau de noix. En nouant une relation avec les oiseaux dans le grand jardin qui entourait sa maisonnette, elle pouvait les étudier dans leur environnement naturel. Ainsi a-t-elle découvert bien plus de choses sur leur intelligence, leur mode de communication et leur comportement que si elle les avait observés et étudiés dans un laboratoire. Len estimait qu’examiner des oiseaux dans des laboratoires était une erreur non seulement sur le plan moral mais aussi du point de vue scientifique. Ils s’y comportent différemment. Les oiseaux qui venaient et vivaient chez elle étaient nettement plus intelligents que ne le formulaient des conclusions d’études effectuées en laboratoire. C’est une phrase que Meijer met dans la bouche de Len s’adressant à une amie.

Dans Le Cottage aux oiseaux, Eva Meijer réussit à ressusciter Len et fait alterner habilement le récit de sa vie avec des considérations sur ses recherches aviaires. Le lecteur suit Len depuis ses jeunes années, voit sa vie se dérouler avec les deux Guerres mondiales pour toile de fond. Len laisse son bien-aimé s’en aller parce que sinon elle ne peut pas se consacrer entièrement à ses travaux de recherche. Tout en nuances et sans vraiment insister, Meijer évoque l’opiniâtre Len qui procède à des choix féministes pour son époque: elle rejette une demande en mariage, acquiert elle-même une maison et, bien qu’elle n’ait pas de formation scientifique formelle dans le domaine de la biologie, poursuit ses recherches, défend sa méthodologie et réussit de plus en plus souvent à placer ses publications. Finalement, Len consacra deux ouvrages à la vie des oiseaux à l’intérieur et autour de sa maison. Elle y retraçait les biographies individuelles des oiseaux, leurs émotions et leur communication. Une telle approche tranchait radicalement avec les recherches scientifiques traditionnelles concernant les oiseaux. Elle observait la manière dont les oiseaux organisaient leur vie, leurs relations sociales et amoureuses. On a critiqué quelquefois son œuvre comme étant anthropomorphique: «Les humains pensent que j’attribue aux oiseaux des qualités humaines. Ils ne comprennent pas que ces qualités ne sont pas exclusivement humaines. Les oiseaux aussi aiment, se querellent, éprouvent du chagrin. Moi, je note seulement ce que je vois».

Len suivait de très près la vie et les comportements des oiseaux, et de la sorte il s’installa de plus en plus une symbiose entre elle et eux. Les oiseaux comprenaient sa voix et les expressions de son visage et s’envolaient par la fenêtre quand elle disait «non».

Dans Le Cottage aux oiseaux, Meijer parvient à rendre plausible l’idée que les recherches de Len sont l’oeuvre d’une pionnière, d’une femme persévérante qui nous propose des clés pour aborder les animaux d’une manière différente et pour les étudier en prenant en considération leur contexte social naturel. Ainsi se rejoignent plusieurs ingrédients: Le Cottage aux oiseaux n’est pas uniquement la biographie d’une femme déterminée faisant des choix marquants et importants, mais cet ouvrage invite également à formuler de nouvelles perspectives sur les rapports entre l’homme et l’animal.

Eva Meijer non seulement nous fait ressentir la richesse de la vie intérieure d’autres animaux, elle nous tend également un miroir. Nous savons et connaissons de plus en plus de choses sur la richesse de la vie intérieure des animaux, mais jusqu’à présent cette connaissance accrue n’a pas encore eu d’influence notable sur nos rapports sociaux. La lecture de l’œuvre d’Eva Meijer nous fait comprendre qu’il est grand temps que cela change.

Notes
1 Titre original: Dierentalen. La traduction française, signée Sandrine Maufroy, a paru aux éditions Presses de la Cité en 2019.
2 Titre original: Het vogelhuis. La traduction française, signée Emmanuelle Tardif, a paru aux éditions Presses de la Cité en 2020.
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Marij de Wit

critique littéraire - réalisatrice de programmes chez «Spui25» à Amsterdam

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