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histoire, société

«Enfin découvrir la vérité historique»

29 juin 2020 10 min. temps de lecture Le passé colonial

Le 30 juin 2020, la République démocratique du Congo fête le 60e anniversaire de son indépendance. À l’occasion de cet anniversaire, le roi Philippe a exprimé, dans une lettre adressée au président congolais Félix Tshisekedi, ses «regrets» pour les «actes de cruauté», les «humiliations» et les «souffrances» suscitées par la colonisation du Congo. Depuis plusieurs décennies,
le passé colonial de la Belgique suscite débats et polémiques, qui
envahissent même l’espace public, au sens littéral du terme. Le présent essai livre quelques réflexions qui tentent d’éclairer l’origine et la portée du
malaise entourant le passé colonial belge
.

La Belgique n’est
évidemment pas le seul pays à avoir colonisé. Les controverses
autour du passé colonial comportent donc deux dimensions. L’une se
rapporte à la colonisation en général; la seconde a trait aux
aspects spécifiquement belges.

Penchons-nous d’abord
sur les aspects généraux. Après une première expansion au XVIe
siècle, la colonisation reprend vigueur à partir du milieu du XIXe
siècle. Dès cette époque, les pays colonisateurs présentent leur
domination outre-mer comme un véritable bienfait. Selon eux, la
colonisation répand la «civilisation» et le «progrès» sur la planète entière. Mines et plantations; écoles et centres de
formation; dispensaires et hôpitaux; routes et chemins de fer;
églises et chapelles remplacent la sauvagerie, l’esclavage, la
misère, la famine, l’ignorance et la superstition, tout cela pour le
plus grand bonheur des populations colonisées. Voilà grosso
modo
l’image véhiculée pendant
l’époque coloniale par la propagande officielle.

Au fil des décennies, la
recherche historique a évidemment mis en pièces cette
représentation apologétique. Pour le dire crûment, la colonisation
est, avant tout, le viol d’une société par une autre. Elle est, par
essence, exercice de violence et d’oppression. Elle est en effet
fondée sur la domination d’un groupe restreint d’étrangers sur une
vaste population autochtone, soumise de force (dans le cas des
colonies «de peuplement», la population européenne est
évidemment plus nombreuse). La colonisation s’exprime en outre par
l’appropriation de richesses autochtones par les nouveaux maîtres;
elle génère des profits qui sont partiellement détournés des
régions où ils ont été produits; elle charrie d’innombrables
violations des droits de l’être humain, notamment sur base de
préjugés raciaux.

Aujourd'hui, une jeune génération progressiste s'intéresse de plus en plus au passé colonial de la Belgique, notamment en raison de la prise de conscience que le racisme actuel a des racines qui remontent à cette époque

Certes,
il faut nuancer ce tableau fort sombre: certains Européens se sont
engagés dans l’aventure coloniale avec idéalisme; des actions
humanitaires ont bel et bien été menées dans le cadre de la
colonisation; et toutes les périodes de la colonisation n’ont pas
été marquées par un égal degré de violence. Toutefois, ces
nuances n’enlèvent rien au fait essentiel: une «colonisation
humaniste» est une contradiction dans les termes. Car le trait
fondamental de chaque régime colonial est incontestablement le
suivant: il s’agissait d’une inégalité institutionnalisée et
violente entre êtres humains. Il est donc impossible de scinder ces
différents aspects afin de comptabiliser les «bons» et les «mauvais» points et de conclure que, finalement, la
colonisation était soit «globalement positive», soit «globalement négative». Pour reprendre la métaphore
employée ci-dessus: affirmer que la colonisation a eu de «bons
côtés» reviendrait à dire que l’enfant né d’un viol présente
quelques beaux traits, et que cela excuse l’acte brutal dont il est
issu.

Encore faudrait-il
savoir si l’enfant né de cette rencontre forcée est tellement beau
… Car certes, des routes ont été construites et des canaux
creusés; certains types de violence précoloniale ont été
éliminés; la «croissance économique» s’est installée;
l’éducation des masses s’est répandue; des vaccins ont été
inoculés et des maladies combattues. Mais la colonisation a
également créé d’autres problèmes par la déstructuration
des sociétés colonisées. Tout ceci ne dédouane pas la
responsabilité d’une partie des populations non européennes
concernées, car le régime colonial n’a pu s’instaurer, puis
fonctionner que grâce à la collaboration d’individus et de groupes
autochtones. De la même façon, les déboires postcoloniaux sont
imputables pour une large part aux méfaits d’ex-colonisés qui se
sont emparés des leviers de pouvoir politiques et économiques
(souvent avec le soutien des anciens colonisateurs …).

Ces
constatations commencent lentement à pénétrer la sphère
politique. Ces dernières années, la plupart des anciens pays
colonisateurs ont donc présenté des «excuses» à
d’anciens pays colonisés, ou ont exprimé leurs regrets par rapport
à tel ou tel aspect du passé colonial.

La dimension
spécifiquement belge de l’attitude envers le passé colonial

Différents facteurs
ont façonné l’attitude de la société belge et des autorités
publiques envers leur passé colonial. Le malaise remonte aux débuts
même de l’activité du roi Léopold II au Congo. En effet, les
violences commises envers la population autochtone ont rapidement été
exposées au grand jour par de nombreux témoignages. Massacres,
viols, rapts, séquestrations, mutilations, peines corporelles,
destruction de villages, conditions de travail inhumaines étaient
monnaie courante dans le Congo léopoldien.

Une révision publique de l'évaluation du passé colonial belge est importante

Ces
violences multiples – qui selon les définitions actuelles (statut de
la Cour pénale internationale de 1998) seraient qualifiées de «crimes contre l’humanité» – étaient connues du
roi-souverain et de ses collaborateurs. Les exactions et massacres
découlaient de façon structurelle
du système de maximisation des profits, ainsi que du caractère
rudimentaire de l’appareil étatique qui laissait libre cours aux
comportements cruels d’agents (blancs et noirs) opérant sur le
terrain. Couplées à la propagation de maladies mortelles, aux
déplacements de populations et au dérèglement de l’agriculture et
de la reproduction humaine, ces violences ont causé une diminution
importante de la population congolaise durant la période allant
approximativement de 1885 à 1920 – un déclin, hélas!, impossible à
chiffrer précisément, mais que les estimations situent entre des
centaines de milliers et quelques millions de personnes.

Dès les années
1890, la situation au Congo et la politique de Léopold II ont été
vivement attaquées, tant à l’étranger qu’en Belgique. Mais le roi
et les autres responsables de l’État indépendant du Congo (ÉIC)
ont farouchement nié les faits. Après la cession de l’ÉIC à la
Belgique, en 1908, les pouvoirs publics belges ont maintenu
l’attitude de déni ou de minimisation des crimes commis sous le
régime précédent. En effet, le roi a été l’objet d’un véritable
culte, même si les «anciens» savaient de quoi il
retournait véritablement. Car la Belgique, jeune puissance
coloniale, se sentait menacée par les critiques du passé
léopoldien. À partir
de 1908, le nouveau régime colonial belge avait certes mis un terme
aux pires violences de l’ÉIC.

Mais dans les faits la violence institutionnalisée, le travail forcé, l’exploitation des populations laborieuses et les inégalités raciales étaient des phénomènes inhérents à la colonisation «à la belge», malgré d’indéniables réalisations en matière éducative et sanitaire, et malgré une amélioration certaine du niveau de vie d’une partie de la population congolaise vers 1945-1960.

Après l’indépendance du Congo en 1960, l’ancien discours de déni ou de minimisation des horreurs léopoldiennes n’a jamais été révoqué explicitement. Le culte voué à Léopold II a généré un attachement tout particulier du Palais royal à la figure de ce roi qualifié de «génial», ainsi qu’à l’image idéalisée du Congo forgée par la propagande de jadis. Les milieux militaires, toujours fort attachés à la dynastie, partagent cette attitude. Une partie de la diplomatie, qui pendant des décennies a défendu l’attitude de déni sur la scène internationale, adopte la même position. De nombreux anciens coloniaux qui ont exercé leur métier, souvent avec compétence et dévouement, dans le Congo des années 1950 ont eux aussi forgé une image positive du phénomène colonial, une image qu’ils essaient de défendre aujourd’hui encore. Ces (f)acteurs expliquent l’inertie des milieux officiels face au passé colonial. Les clichés colonialistes se sont pour ainsi dire fossilisés.

Cet
immobilisme a été renforcé par le fait que pendant longtemps la
société civile belge n’a pas exercé de véritable contrepoids. Dès
l’époque coloniale, la plupart des Belges s’intéressaient peu au
Congo. Certes, un nombre appréciable d’entre eux avait un lien
personnel ou familial avec ce pays, mais pour la vaste majorité des
citoyens la colonie était une réalité lointaine et mal connue.
Cette distance psychologique s’est renforcée après l’indépendance.
En outre, avant 1960, l’anticolonialisme était peu influent dans la
société belge. Tous ces éléments expliquent pourquoi l’intérêt
pour le passé colonial belge était réduit après 1960.

Même la recherche historique s’était largement désintéressée du colonialisme. À partir des années 1960, seuls quelques (excellents) historiens s’y intéressaient, essentiellement Paul Stengers et Jean-Luc Vellut. Ils ont remis bien des pendules à l’heure, mais, à l’époque, leurs travaux n’ont guère obtenu la large audience qu’ils méritaient. De plus, les conditions d’accès aux archives coloniales étaient loin d’être idéales. Certes, tous les documents de la période léopoldienne n’avaient pas disparu, mais en 1908 Léopold II avait néanmoins détruit de nombreux dossiers relatifs à sa gestion de l’ÉIC. La documentation produite par l’ancien ministère des Colonies à partir de 1908 était, quant à elle, intacte et entreposée auprès des archives du ministère des Affaires étrangères. Mais seules les archives vieilles d’au moins cinquante ans étaient librement accessibles. Les scientifiques désirant consulter des pièces plus récentes pouvaient introduire une demande auprès d’une «commission diplomatique» interne au ministère. Celle-ci pouvait autoriser la consultation de documents récents, mais cette procédure pouvait durer des mois et était assez aléatoire. Dans les années 1960-1970, les responsables des archives coloniales, élevés dans la tradition du déni, donc méfiants envers des chercheurs qui pourraient mettre en cause la vision apologétique de la colonisation, faisaient obstruction à l’accès aux documents jugés «sensibles». En outre, les archives coloniales étaient mal inventoriées et les rares instruments de consultation des dossiers n’étaient pas librement accessibles. Joignez-y le nombre très réduit du personnel des «Archives africaines» et vous aurez une idée de l’incommodité qui, jusque vers les années 1990, a entravé la recherche relative au passé colonial belge.

Vers
la fin du XXe
siècle, les choses ont changé. On observe alors un regain d’intérêt
pour le Congo belge parmi les jeunes générations progressistes,
aiguillonnées entre autres par les milieux de la diaspora
congolaise. Cette génération s’intéresse davantage au passé
colonial, notamment en raison de la prise de conscience que le
racisme actuel a des racines qui remontent à cette époque. Dans les
années 1980, quelques chercheurs isolés ont à nouveau attiré
l’attention sur les massacres perpétrés sous le régime de Léopold
II au Congo: un ancien diplomate, Jules Marchal, et un anthropologue,
Daniel Vangroenweghe. Puis l’auteur américain Adam Hochschild s’est
largement fondé sur leurs travaux pour (re)donner une dimension
planétaire au réquisitoire contre le régime léopoldien, avec son
livre King Leopold’s Ghost
(1998). D’autres médias se sont ensuite emparés du sujet et l’ont
propulsé sur les devants de la scène publique. Simultanément, la
publication du livre du sociologue belge Ludo De Witte sur le rôle
des autorités belges dans l’assassinat en 1961 du Premier ministre
congolais Patrice Lumumba a focalisé l’attention sur la dramatique
phase finale de la colonisation belge. Inutile de rappeler qu’une
commission d’enquête parlementaire s’est penchée en 2000-2001 sur
la question, afin d’établir le rôle exact du monde politique belge
dans ce crime.

Par ailleurs, vers la même
époque, un regain d’intérêt pour la colonisation est apparu au
sein de la jeune génération d’historiens. Ces chercheurs ont publié
quantité de travaux sur le Congo belge. Nos connaissances sur la
colonie belge se sont donc fortement accrues depuis une vingtaine
d’années. Les conditions d’accès aux archives se sont également
améliorées. Le transfert des archives coloniales vers
les Archives générales du royaume, où elles sont enfin
inventoriées de façon systématique, permet un accès
optimal à ce vaste patrimoine documentaire.

Conclusion

Certes, beaucoup de
choses restent à découvrir concernant l’histoire coloniale belge.
En revanche, la nature essentielle
de ce phénomène est bel et bien établie. Des recherches
supplémentaires ne sont donc pas nécessaires pour «enfin
découvrir la vérité historique»
sur le colonialisme. Par
conséquent, les lacunes de la connaissance historique actuelle ne
peuvent pas servir de prétexte aux responsables politiques pour se
soustraire à une mise au point publique de leur attitude par rapport
au passé colonial. En effet, l’adoption de tel ou tel point de vue
sur une dimension litigieuse du passé (ou l’abstention …)
reflète les fondements moraux de l’action politique. Cette attitude
nourrit ensuite les programmes et les manuels scolaires, les maximes
de la politique étrangère, la représentation de son identité et
bien d’autres dimensions du vivre-ensemble. C’est pour cela qu’une
révision publique de l’évaluation du passé colonial est
importante.

Guy-Vanthemsche

Guy Vanthemsche

professeur d'histoire contemporaine à la «Vrije Universiteit Brussel»

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