Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Ensor au bordel. Quand artistes et prostituées faisaient bon ménage
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Ensor au bordel. Quand artistes et prostituées faisaient bon ménage

James Ensor se confiait peu et entretenait le mystère sur sa vie privée. Il ne s’est jamais marié et si Augusta Boogaerts est demeurée toute sa vie son amie de cœur, ils n’ont jamais habité ensemble. Le maître se satisfaisait-il dans les bordels? Même s’il est établi qu’il les visitait, impossible de l’affirmer avec certitude. Chose certaine, au XIXe siècle, il était de bon ton pour les artistes de fréquenter les maisons closes.

Un des chefs-d’œuvre d’Ensor est la gravure Les Bains à Ostende, un impressionnant cartoon de 1890 montrant une foule grouillante de petits personnages. Au-delà de la féroce critique sociale qu’il contient, ce dessin dévoile le caractère brûlant du regard porté par le peintre sur le monde. À droite, on aperçoit les baigneurs batifolant dans les vagues. Une scène que le biographe de l’artiste Eric Min décrit comme «un ballet grotesque et une chorégraphie érotique de corps en maillot de bain rayé, qui ne laissent que peu de place à l’imagination».

«L’artiste a dressé un catalogue de l’exubérante sexualité flamande dans ce dessin, où se mêlent un couple s’embrassant sur la bouche, des chiens fornicateurs, une femme dont le pet fait chavirer un petit voilier, un maître nageur peloteur, une fillette en train de vomir, des ventres à bière barbotant et des paires de fesses toutes nues. […] Sodomie et sexe oral y sont à peine sublimés.» Min voit dans cette œuvre une variante érotisée des Jeux d’enfants de Pieter Brueghel: un tableau vivant regroupant des dizaines de figurants, un inventaire de l’indigence humaine. Un code secret se cache dans les cabines de plage. Une prostituée exhibe sa poitrine dans le box 22. Le très suggestif 69 – kop en koente dans le dialecte ostendais, autrement dit «tête et cul» – a été retouché par l’artiste en 68.

À la fin du XIXe siècle, le public général trouvait l’œuvre choquante. Selon une rumeur, propagée par Ensor lui-même, le dessin aurait été décroché d’une exposition bruxelloise. Quand le roi Léopold II vint la visiter, Ensor l’informa de la mise à l’écart du tableau. Le roi lui demanda s’il pouvait voir le dessin, et obtint satisfaction. Le souverain –lui-même sensible aux charmes féminins– réagit en demandant aux organisateurs de réserver désormais aux Bains une place de choix dans l’exposition…

Naturalisme et symbolisme

Les Bains portent un regard cynique et drôle sur la culture balnéaire de la fin du XIXe siècle. Ensor y critique les disparités sociales et la pruderie dominante, sans craindre de s’afficher lui-même comme voyeur. Perché sur le toit de la cabine 68, il regarde la scène à la jumelle. «Il était observateur, ce qui n’est pas insignifiant», estime l’autrice Diane De Keyzer, qui vient tout juste de publier une histoire de la prostitution dans les villes belges. Un fait mérite d’être souligné: les artistes, y compris Ensor, fréquentaient assidûment les bordels.

Le XIXe et le début du XXe siècles constituent une période faste pour les recherches sur la prostitution. Dans les villes, les autorités développèrent un vaste appareil administratif visant à réguler le secteur. L’historien Pieter Vanhees a puisé dans ces archives un abondant matériel sur lequel il a pu s’appuyer pour publier en 2022, en collaboration avec Elwin Hofman et Magaly Rodriguez Garcia, une histoire générale de la prostitution belge. «Dans la société du XIXe siècle, la prostituée se situait à un carrefour où se croisaient les discussions médicales et juridiques, la recherche scientifique, la défense des bonnes mœurs et celle des libertés individuelles, les textes et pamphlets féministes, les articles de la presse à scandales et les guides de la vie nocturne.»

«L’art et la littérature constituent un dernier type de source qui nous renseigne surtout sur la place de la prostituée dans l’imaginaire des contemporains. Le naturalisme et le symbolisme français ont influencé des écrivains belges tels que Max Elskamp et Georges Eekhoud. Félicien Rops associait fréquemment dans son œuvre graphique la prostitution aux maladies vénériennes et à la mort. L’expressionniste allemand Otto Dix a représenté le monde de la prostitution pendant la Première Guerre mondiale.»

Des yeux gourmands

À Anvers, le Cristal Palace était un établissement apprécié des artistes, le bordel des bordels, célèbre bien au-delà des frontières. Félicien Rops et Kurt Peiser s’y rendaient souvent, ainsi que des artistes étrangers parmi lesquels figurent Eugène Delacroix, William Turner et Otto Dix. «J’ai de bonnes raisons de penser que la scène des Souvenirs de la Galerie des Glaces à Bruxelles, tableau peint par Dix en 1920, se situe au Cristal Palace, affirme Diane De Keyzer. L’intérieur opulent était tapissé de boiseries orientales sculptées qui encadraient de grands miroirs permettant aux clients de reluquer de tous les côtés les filles de diverses nationalités. Des chambres étaient aménagées aux étages supérieurs.»

Il reste peu d’images de cet intérieur. Le dessin à la plume De glazen kas (La verrière) de Rik Wouters constitue un des rares témoignages qui nous soit parvenu. L’artiste a croqué la scène après le vernissage du salon de l’Art Contemporain. L’exposition était consacrée à Ensor et à plusieurs jeunes peintres qui n’allaient pas tarder à acquérir une grande renommée: Gustave De Smet, Floris Jespers, Constant Permeke et Jean Brusselmans, pour ne citer qu’eux. Ensor, qui avait fait connaissance de Wouters dans la soirée, lui avait promis de poser pour un buste. La journée avait ravi son monde et la nuit était encore jeune quand le salon ferma ses portes, aussi les deux compères décidèrent-ils de partir pour «la verrière» avec les autres artistes.

Le peintre français Simon Lévy relate la soirée dans une de ses lettres. «Nous sommes allés ensemble au bordel, où j’ai bien ri d’Ensor, accroché à son parapluie, et de MacFarlane, coincé entre deux femmes nues. Y en avait des maigres et des grosses, dont une qu’Oleffe pelotait à cœur joie. Ensor le regardait faire avec des yeux gourmands car il était complètement dégoûté par ses deux guenons, dont une rousse. Malgré l’excitation, il gardait son calme, les mains sur le manche de son parapluie, exactement comme un vieux paysan. Franchement, le spectacle était haut en couleur et tout à fait typique. Van Gogh avait bien raison de s’enthousiasmer pour les bordels.»

Lévy faisait allusion au séjour de Van Gogh à Anvers de novembre 1885 à février 1886. L’artiste néerlandais y avait étudié quelque temps à l’Académie des beaux-arts. Il parcourait la ville à la recherche de modèles dans l’espoir de s’imposer comme peintre moderne de la ville contemporaine. Il était principalement intéressé par la population ouvrière, ainsi que par les femmes. «C’est à Anvers qu’il a peint la magnifique Tête de prostituée, et qu’il a suivi un traitement contre la syphilis», révèle De Keyzer.

En quête de modèles

«Anvers a toujours eu la réputation d’être une ville où tout le monde est bienvenu, quels que soient sa condition sociale, sa race ou son rang. Cette ouverture d’esprit a beaucoup à voir avec le port qui en constitue le moteur économique. Dès que les choses allaient bien quelque part, les artistes accourraient», constate De Keyzer. «Aux XVIe et XVIIe siècles, Bredero et Constantijn Huygens ont puisé leur inspiration dans le quartier rouge anversois. On est surpris par le nombre de peintres qui ont choisi de prendre des prostituées pour modèles. Cet intérêt a commencé à se manifester après la Renaissance avec Adriaen Brouwer, Jan Steen et Jérôme Bosch. Ils étaient artistes, mais aussi donneurs de leçons. La bourgeoisie s’empressait d’acheter leurs œuvres parce qu’elles montraient ce que la morale réprouve. On peut, bien sûr, trouver cela un peu hypocrite.»

«Les artistes avaient besoin de modèles. Souvent, il faisait poser leurs amants ou leurs maîtresses. Autant dire que leurs rapports frôlaient la prostitution. Pour quoi les payait-on? Prenons le cas de Victorine Meurent, la modèle d’Édouard Manet, qui posa nue aussi bien pour Olympia que pour Le Déjeuner sur l’herbe. Les deux œuvres causèrent un scandale dans lequel elle fut impliquée. Elle était payée pour ses heures de pose, mais nul ne sait si ses services n’allaient pas plus loin. Quoi qu’il en soit, elle a vécu jusqu’à 83 ans et n’a jamais attrapé la syphilis, alors que Manet est mort à l’âge de 51 ans de la maladie de Vénus –une véritable épidémie parmi les artistes du XIXe siècle. Meurent a également posé pour Edgar Degas, Henri de Toulouse-Lautrec et Alfred Stevens.»

«Dans la seconde moitié du XIXe siècle, un grand nombre d’artistes français quittèrent leur pays pour s’installer en Belgique, où régnait une plus grande liberté. Souvent établis à Bruxelles, ils ne négligeaient pas de faire un tour à Anvers. Ils allaient visiter les églises et admirer le patrimoine artistique de la ville, surtout les œuvres de Pierre Paul Rubens. Après une journée passée à contempler ses voluptueuses beautés féminines, ils avaient envie de plus quand la nuit tombait. Vérité ou légende, qui peut le dire? mais il est bien connu que les fils de Victor Hugo, Alexandre Dumas, Félix Nadar, les frères Edmond et Jules de Goncourt, Charles Baudelaire, et beaucoup d’autres, se sont aventurés dans le quartier rouge.».

«À cette époque, celui-ci était concentré dans le cœur historique de la ville, autour du château Het Steen, dans le quartier appelé Rietdijk. Ses nombreuses maisons de tolérances lui valaient une réputation douteuse; certaines d’entre elles étaient très populaires, d’autres particulièrement luxueuses: il y en avait pour tous les goûts», commente De Keyzer. «Au Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu’à des bayadères de l’Extrême-Orient, créoles lascives, mulâtresses volcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, négresses aléacées», se souviendra plus tard l’écrivain flamand francophone Georges Eekhoud, quand le Rietdijk aura disparu et que le quartier rouge se sera déplacé

Partie de l’éducation

«Félicien Rops était lui aussi un habitué du Rietdijk, poursuit De Keyzer. À Anvers, il pouvait échapper à l’atmosphère provinciale de Namur dans le sillage de ses amis artistes français. Je le considère comme notre Toulouse-Lautrec. En tout cas, il était ici en terrain connu. Il a peint, entre autres, les boekwijven, les “filles à carnet”, comme on appelait les prostituées obligées de tenir un boek, un carnet. Elles devaient respecter des règles strictes, se faire enregistrer à l’état civil et subir régulièrement des contrôles médicaux. Rops a peint un de ces examens gynécologiques, comme Toulouse-Lautrec à Paris.»

«Rops a peint un nombre incalculable de femmes dans des portraits allant du tout à fait normal au pornographique. À ce propos, je note qu’on se représente souvent les prostituées comme des femmes jeunes, ce qui ne correspond pas forcément à la réalité. Les très jeunes filles constituaient plutôt une exception. Les femmes mûres étaient nombreuses. Il faut savoir que la fréquentation des prostituées était un symbole de statut social. Cela faisait partie de l’éducation des jeunes hommes, au même titre que le Grand Tour à travers l’Europe. Ils étaient censés acquérir de l’expérience avant leur mariage, alors que la mariée se devait d’être vierge. D’où l’importance de recourir à une femme de métier.»

la fréquentation des prostituées était un symbole de statut social. Cela faisait partie de l’éducation des jeunes hommes

«La fréquentation des bordels faisait partie des rites de passage. Au XIXe siècle, il s’agissait d’une pratique courante parmi les têtes couronnées européennes. Il y avait des bordels à des prix accessibles pour tout le monde. Inutile de se ruiner. Vivre avec une courtisane ou une maîtresse obligeait bien sûr à l’entretenir. Ce type de liaison coûtait cher, mais c’est encore le cas aujourd’hui. Peu de choses ont changé en cinq cents ans, ne serait-ce que parce que la prostitution se joue dans une zone de flou juridique», estime De Keyzer.

«Ensor a-t-il payé pour avoir des relations sexuelles ? Nous ne le saurons sans doute jamais. On peut penser qu’il connaissait assez bien le milieu de prostitution puisqu’il avait passé son enfance à proximité de la Kleine Weststraat, au cœur du quartier rouge d’Ostende. Je ne serais d’ailleurs pas surprise d’apprendre qu’il a connu, comme d’autres jeunes hommes, une sorte de rite de passage», conclut De Keyzer.

L’artiste était souvent plus observateur que participant. Ensor a souvent pris le côté sordide de la société comme sujet de ses œuvres. Dans Les Vieux Cochons, il se moque ouvertement de l’hypocrisie de la morale bourgeoise de son temps. Les différents titres attribués à la gravure montrent bien ce qu’il pensait de ces vieillards libidineux: La Visite des médecins et Les Membres du corps académique en quête de beauté, Les Vieux Cochons moderne.

La verrière en mille morceaux

Ensor, Van Gogh, Dix, Wouters, Paul van Ostaijen… le Cristal Palace a vu défiler devant ses miroirs un long cortège d’artistes célèbres. L’établissement a subsisté jusqu’en 1968, moment où le bâtiment s’est effondré sans gloire. Un vigile réussit à extraire des décombres le propriétaire espagnol, sa femme et deux serveuses, mais deux strip-teaseuses et un percussionniste succombèrent dans l’accident. Il ne reste aujourd’hui plus aucune trace du légendaire bordel.

Le marchand d’art anversois Ronny Van de Velde s’est pris de passion pour l’histoire du quartier. Il a découvert il y a quelques années la toile Le Cristal Palace à Anvers, peinte par André Favory dans les années 20. Comme ses compatriotes plusieurs dizaines d’années auparavant, le Français venait régulièrement à Anvers pour étudier l’œuvre de Rubens. Les prostituées de Favory ont un caractère rubénien, mais l’intérieur tapissé de miroirs et le sol en mosaïque semblent tout à fait réalistes. Ils correspondent à ceux qui sont représentés dans l’œuvre de l’artiste et amateur de femmes Paul Joostens, qui a lui aussi dessiné le Cristal Palace.

Plusieurs photos prises par la suite dans le Cristal Palace permettent d’affirmer que les toiles de Favory et Joostens ne sont pas purement imaginaires. Le 18 décembre 1959, les poètes Paul Snoek et Hughes C. Pernath privatisèrent l’établissement pour y présenter leurs œuvres. «Le lieu morbide et surprenant était idéal pour organiser un raout totalement absurde, choquant et unique», note Snoek dans son roman autobiographique Een hondsdolle tijd (Une saison rageuse), dans lequel sont rappelés nombre de savoureux détails sur le lupanar. Les jours de gloire du bordel des bordels étaient passés depuis longtemps.

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