Ensor: sous le masque du peintre se cache un écrivain
Connu surtout pour son œuvre visuelle, James Ensor a aussi signé de nombreux écrits. Ses ambitions littéraires se sont manifestées très tôt et c’est en français, ou plutôt dans son propre idiome inspiré de la langue de Molière, que l’Ostendais les a concrétisées.
Dans un compte rendu sarcastique de l’exposition des «écrivains-peintres» belges, organisée à Ostende en 1908, Ensor ridiculise à tour de rôle les participants, pour finalement les comparer, dans leur ensemble, au légendaire Érostrate. Ce dernier a mis le feu au temple d’Artémis, à Éphèse, l’une des sept merveilles du monde, ceci uniquement en vue de jouir d’une gloire éternelle. De toute évidence, il considère la vanité des écrivains qui se veulent également peintres comme étant complètement déplacée.
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Toutefois, quand Ensor adresse en 1933 ses remerciements à De Monzie, le ministre français qui vient de lui remettre, dans la ville balnéaire, le ruban de Commandeur de la Légion d’honneur, il se qualifie d’«artiste travailleur baptisé tour à tour, à tort ou à raison: écrivain sensible, peintre, […] compositeur des tendres gammes d’amour, défenseur de nos dunes […], de nos bassins […], pourfendeur de nos sites aimés […], mais avant tout ami des frères inférieurs humains ou animaux». Et dans un autre discours, il défend les «esprits sensibles et clairvoyants», tels Michel-Ange, Rubens, Reynolds, Delacroix, Ingres, Fromentin, Courbet ou Rops qui sont à la fois peintres, musiciens, écrivains, poètes et pour certains même inventeurs ou savants «sans déchoir aucunement» face aux attaques à courte vue des «peintres éclipsés […] ignorants et surnaïfs».
Une immersion dans l’œuvre de Balzac et Flaubert
Ensor nourrit très tôt des ambitions littéraires. En 1884, il publie pour la première fois dans la revue belge d’avant-garde L’Art moderne. Dans le texte en question, «Trois semaines à l’Académie», il se moque de l’enseignement artistique de son époque et des conseils contradictoires et rassis de ses professeurs. Cette contribution est sous-titrée «Monologue à tiroirs». Il s’agit de la première tentative de l’Ostendais de motiver, littérairement, ses choix artistiques anti-académiques.
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Pour améliorer sa maîtrise de la plume, il s’est immergé dans les œuvres de Balzac et de Flaubert. À l’occasion, rédigeant une lettre, il se lance dans un exercice littéraire. Par exemple, en 1890, quand il s’enquiert auprès d’Octave Maus, secrétaire du groupement avant-gardiste Les XX, des projets de ce dernier: «Je ne sais rien et j’attends inquiet et incertain, hérissé et défiant, semblable au dragon Fessine traqué dans les forêts de Micommence le fiel au cul, le pied fourchu, le cœur déchiré nourri du venin d’autrui, poussant, chiant, rotant, pétant, vessant, pissant, transpirant des cris affreux. Cris qui qui qui qui effrayèrent les braves Atrides tapis dans les montagnes de Phnosie. Attendant anxieux et tourmenté, je vous prie de répondre promptement.»
Ensor était francophone. Britannique, son père, James Frederic, était né à Bruxelles. Si d’autres membres de la famille vivaient en Belgique, les grands-parents paternels, gens aisés, vivaient en Angleterre. James Frederic a étudié pendant au moins un an la médecine à Heidelberg. On peut imaginer qu’il maîtrisait plusieurs langues: l’anglais, le français, le latin… En 1859, il épouse la fille de petits commerçants d’Ostende. Francophones, leur fils James et leur fille Marie –ou Mitche–, parlaient en outre le flamand occidental, variante ostendaise du néerlandais. Le surnom Mitche est d’ailleurs une transposition phonétique française du néerlandais Mietje.
Lorsque des connaissances comme le critique d’art Pol De Mont, peut-être à la suite d’échanges oraux en néerlandais, croyaient qu’Ensor maîtrisait cette dernière langue à l’écrit, l’artiste s’empressait de les avertir qu’il n’en était rien. En 1925, lorsqu’on fêta le poète Karel van de Woestijne, récipiendaire du Prix triennal étatique pour la littérature néerlandaise 1914, Ensor déclara: «Hélas! mes chers amis, je n’ai pu jouir des charmes du royal style de notre grand ami. J’ignore le beau flamand parlé par mes grands-mères. Je le déplore plus que jamais.»
L’idiome «superlificoquentieux» d’Ensor
Si la patrie dans laquelle Ensor souhaitait vivre était francophone, cela ne signifie pas pour autant qu’il maîtrisait la langue de Molière à la perfection. Les centaines de lettres qu’il a laissées contiennent de nombreuses petites fautes de grammaire. Pour une édition de ses écrits en 1921, Ensor a répondu au questionnaire de Proust en déclarant sans équivoque que les fautes qui lui inspirent le plus d’indulgence sont les «fautes d’orthographes (sic)».
Ses textes littéraires sont truffés d’assonances, d’allitérations, de rimes, de jeux de mots, de mots archaïques et recherchés –qu’il a sans doute pu dénicher, comme tout un chacun, dans les dictionnaires –, de néologismes créés en substantivant verbes ou adjectifs ou en conjuguant des substantifs. Ensor aime les accumulations de qualificatifs, les litanies et les invectives, les persiflages, l’ironie, les bouffonneries, les hyperboles… il se régale à faire des allusions, à bluffer et à déconcerter son lecteur.
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«Le Prix de Rome» (1895) représente l’un des nombreux exemples typiques de l’idiome littéraire d’Ensor. Dans ce texte, il compare l’art de son confrère Jean Delville, lauréat du prix en question, à des «culbutes triboulinesques sans nom, prurit de Turlupin exaspéré, agonie bavocheuse et rancunière, bagarres fielleuses». Dans sa pièce Le Roi s’amuse, Victor Hugo met en scène Triboulet, le bouffon de François Iᵉʳ, sous les traits d’un grotesque anti-héros tragique devant l’éternel. Le prurit est une sensation désagréable qui provoque le besoin de se gratter; quant à Turlupin, il s’agissait du pseudonyme qu’Henri Legrand, comédien du XVIIe siècle, adoptait lorsqu’il entrait dans le rôle d’un farceur de la commedia dell’arte coutumier des blagues fades et de mauvais goût.
Voilà trente ans, on regardait les écrits d'Ensor comme des «excédents et des à-côtés», en grande partie illisibles et de toute façon sans guère d’intérêt
Dans ce qu’elle a de meilleure, l’écriture d’Ensor inspire cette comparaison à Émile Verhaeren: «Lorsqu’une bouteille d’ardent champagne se débouche et que le fourmillement des bulles gazeuses s’élève myriadaire et pétille vers le goulot pour se répandre et se résoudre en mousse, je songe au style fermenté de James Ensor.» Sa langue, dit-il encore en empruntant un terme à Rabelais, «est folle, amusante, superlificoquentieuse; elle écume et bouillonne; elle monte et s’écroule en cataracte». Cependant, la qualité des écrits d’Ensor n’a jamais fait l’unanimité. Voici une trentaine d’années, alors que j’effectuais mes premiers pas dans la recherche ensorienne, aucun spécialiste ne m’a conseillé de lire ses écrits. On regardait ceux-ci, tout comme ses «excursions» musicales, comme des «excédents et des à-côtés», en grande partie illisibles et de toute façon sans guère d’intérêt. Cependant, en 1997, composant une anthologie de la littérature francophone en Belgique, Paul Aron retient deux textes du peintre. Une anthologie plus récente (2011), Fumisteries. Naissance de l’humour moderne 1870-1914, en comprend un.
À compter de 1896, les périodiques belges Le Coq rouge et La Ligue artistique publient de courtes anecdotes d’Ensor sur la saison touristique à Ostende ou encore des pièces satiriques sur le Musée moderne bruxellois, sur Jean Delville et le «Trio habile et repu, de mousquetaires revomis. Ex-crème de Cocodès […], démolisseurs à suçoirs […], émailleurs de rêves coquelucheux de modistes évaporées» – à savoir ses autres confrères Joseph et Alfred Stevens ainsi que leur cadet, le marchand d’art Arthur –, sur la mort de la séculaire tradition picturale flamande, sur des expositions d’art contemporain… La presse locale –La Saison d’Ostende et L’Écho d’Ostende– accueillent également sa prose de même que la revue libérale Pourquoi pas?
Lus à haute voix
Dans les années quatre-vingt-dix du XIXe siècle, Ensor se lance d’autre part dans une carrière d’orateur, ou plutôt de performeur occasionnel dans les cafés littéraires de la capitale belge. Ainsi, une partie non négligeable de ses écrits consiste en des discours, certains faisant l’éloge d’une personne, d’autres encore formulant des remerciements. Par ailleurs, il prend la parole à l’occasion de grandes expositions de son œuvre, à la galerie bruxelloise Giroux en 1919, à la société anversoise Kunst van Heden/L’Art Contemporain en 1921, lors de la grande rétrospective au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1929, au Jeu de Paume à Paris en 1932, lors de la représentation de son ballet La Gamme d’amour à Liège en 1927, etc.
L’historienne de la littérature Claire Moran décèle dans les textes d'Ensor des signes avant-coureurs de la poésie slam
Ces «discours» ont apparemment fait mouche: l’artiste reçoit de nombreuses invitations à prononcer l’éloge de peintres, d’écrivains ou d’hommes politiques comme Pieter Bruegel, Auguste Oleffe, son biographe Grégoire Le Roy, la poétesse catholique Claude Bernières, le ministre socialiste Jules Destrée ou les «sommités» locales qui exposaient à la Galerie Studio d’Ostende. À bien des reprises, on a d’ailleurs souligné que presque tous les textes d’Ensor ne révèlent leurs qualités que lorsqu’ils sont lus à haute voix. L’historienne de la littérature irlandaise Claire Moran y décèle même des signes avant-coureurs de la poésie slam.
En 1921, l’essayiste André De Ridder a contribué à la première édition d’un large choix des écrits d’Ensor par sa galerie d’avant-garde Sélection. Depuis lors, d’autres ont suivi, mais on attend toujours une édition complète et critique annotée. On le comprend aisément, l’idiome «superlificoquentieux» de l’Ostendais cause des maux de tête aux traducteurs.
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En 1930, le même André De Ridder, qui travaille alors à une monographie sur l’artiste, bombarde ce dernier de questions relatives à ses opinions. Ensor lui répond: «Je vous recommande de relire les Écrits de James Ensor, où j’explique mes recherches et défends mes idées.»
Ensor a souvent évoqué sans détour les questions politiques épineuses de son temps et a, tout au long de sa vie, crée sans effort et simultanément des images radicalement modernistes sans jamais dire définitivement adieu à la représentation de la réalité. Quiconque, après s’être familiarisé avec ses peintures, dessins et gravures, se pose des questions sur la philosophie de vie et les conceptions sociales et artistiques du peintre ostendais trouvera en effet dans ses écrits, très franchement exprimé ou souvent entre les lignes, ce qui l’a motivé dans ses choix picturaux.
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