Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Entre réflexion critique et marketing: l’art dans l’espace public
© Bart Noels
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Entre réflexion critique et marketing: l’art dans l’espace public

BORDER, UTOPIA, Watou, PLAY, Contrei, voici quelques festivals qui depuis peu proposent de l'art dans l'espace public de part et d'autre de la frontière franco-belge et un peu au-delà. La plupart de ces festivals connaissent un franc succès, grâce à leur situation idéale au croisement entre art, tourisme et expérience inédite. Par leur accessibilité, ils contribuent à la démocratisation de l'expérience artistique. En même temps, ils constituent une occasion en or tant pour les personnalités politiques que pour les responsables marketing d'accroître le rayonnement de leur ville ou de leur région.

Il y avait de l'animation dans les rues de Watou au cours de l'été 2022. Le village situé dans le Westhoek, près de la frontière française, avait de nouveau reçu le feu vert pour organiser son festival d'art en grande pompe, après une période difficile où le financement était en jeu et où le covid battait son plein, au point qu'une opération de sauvetage avait dû être organisée pour sauver le festival. Grâce à des mécènes externes et à un grand engagement de la part de la ville de Poperinge, le festival a néanmoins pu retrouver son lustre d'antan. La combinaison de l'atmosphère estivale, de l'infrastructure touristique, et principalement de l'art exposé dans l'espace public, réparti à travers le village et dans la campagne alentour, constitue l'atout majeur du festival.

L'an dernier, Watou n'a pas hésité à introduire de la nouveauté. En 2021, un appel à candidatures avait été lancé, auquel pouvaient postuler des artistes du monde entier. Toutes les disciplines artistiques étaient les bienvenues. Les artistes sélectionnés étaient ensuite conviés à venir camper dans le village, pour entrer en contact avec l'environnement au sein duquel ils iraient travailler. Le festival pourrait de cette manière présenter en exclusivité de nouvelles œuvres qui avaient été conçues spécialement dans ce cadre.

Cette démarche a engendré d'intéressants résultats. Il était ainsi possible, l'été dernier, de découvrir un poste-frontière temporaire à la frontière entre la Belgique et la France: le bureau de change, intitulé The Exchange, du créateur néerlandais Rob Voerman. Depuis l'introduction de l'euro, de tels bureaux n'existent presque plus. Les visiteurs pouvaient y échanger leurs euros contre de nouveaux billets de banque, qu'ils pouvaient ensuite utiliser au cafe du coin, 'À la frontière belge'. Bart Eysink Smeets, lui aussi originaire des Pays-Bas, proposait aux visiteurs de regarder par-delà la frontière depuis un mirador. De là-haut, ils pouvaient apercevoir au loin de grands panneaux recouverts de poésie parsemant la campagne française.

Ville recherche espace de plein air

Le festival de Watou est déjà là depuis un moment et peut compter sur une tradition déjà solide et un public fidèle. Ces dernières années, on note aussi une volonté grandissante de la part de villes de taille moyenne telles que Courtrai et Ostende de se montrer sous leur meilleur jour grâce à l’organisation d’un festival en extérieur. Ostende mise déjà depuis 2016 sur le street art avec The Crystal Ship. À chaque édition, de nouveaux travaux sont entrepris dans la ville et la route à suivre pour admirer les œuvres d’art s’allonge d’année en année.

À Courtrai, PLAY a été mis sur pied en 2018, un festival urbain d’art contemporain au sein duquel le jeu occupe une place centrale. Lors de l’édition 2021, baptisée Paradise, la ville brandissait déjà pompeusement l’affiche de «Triennale d’art contemporain». Paradise a une nouvelle fois attiré beaucoup de monde à Courtrai. Pour 2024, année électorale, une nouvelle édition est déjà planifiée, qui s’inscrit cette fois dans l’ambition de la ville d’être élue capitale européenne de la culture en 2030.

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Lorsqu’on se penche de plus près sur cette augmentation du nombre de tels festivals urbains, on remarque qu’à chaque fois les pouvoirs publics et les partenaires privés recherchent expressément l’espace public pour exposer de l’art. Ce n’est pas uniquement le cas en Flandre: dans la région de Lille existe déjà depuis quelques décennies l’habitude, initiée par Lille3000, de mettre sur pied des festivals de grande envergure, durant lesquels l’art plastique emplit les rues plusieurs mois durant. Certaines de ces œuvres finissent par devenir permanentes et confèrent ainsi à la ville un certain cachet. C’est le cas par exemple des tulipes de Yavoi Kusama, visibles à Euralille, sur la place entre les gares de Lille-Europe et Lille-Flandres. Ces fleurs colorées ornent la place depuis 2004, année où Lille avait été élue capitale européenne de la culture.

L’organisation Lille3000 a pour mission non seulement de maintenir et valoriser les acquis de cette année culturelle, organisée il y a près de 20 ans déjà, mais également de promouvoir l’art et la culture et d’en faire un moteur de développement et de rayonnement à l’international. «Forts d’une formidable énergie créatrice et d’un extraordinaire engouement populaire, nous avons souhaité poursuivre cette aventure à travers Lille3000 pour encore explorer les cultures et les problématiques de notre monde, tout en nous projetant vers la création contemporaine, l’innovation et le futur», lit-on dans le descriptif de l’organisation, qui peut compter sur de nombreux sponsors ainsi que sur le soutien politique de Martine Aubry, maire de Lille.

Art et contexte se complètent

Exposer de l'art dans l'espace public signifie au fond que l'artiste quitte résolument l'espace intérieur sécurisant du musée pour engager le dialogue avec les visiteurs et les passants. Certains artistes, tels que le Flamand Nick Ervinck, s'y consacrent déjà pleinement. L'installation d'œuvres dans l'espace public requiert un certain niveau d'accessibilité: les créations totalement hermétiques n'ont que rarement leur place dans la rue. L'artiste doit également tenir compte du contexte particulier dans lequel l'œuvre sera exposée.

Exposer de l’art dans l’espace public signifie que l’artiste quitte l’espace intérieur sécurisant du musée pour engager le dialogue avec les visiteurs et les passants

Intérieur et extérieur se mélangent harmonieusement à la gare Saint-Sauveur de Lille, une fois de plus à l'initiative de la ville et de Lille3000. Dans cette ancienne gare de trains de marchandises se tiennent régulièrement de remarquables expositions, mais l'on y trouve également de la place pour de la détente en extérieur. La gare Saint-Sauveur est un excellent exemple de la manière dont art et contexte peuvent se mettre ensemble au service du citoyen. C'est devenu un lieu de rencontre entre visiteurs et habitants, où l'on peut se restaurer tout en visitant gratuitement une exposition.

À Tournai s'est tenue en septembre 2022, en divers endroits de la ville, la deuxième édition de la triennale d'art contemporain intitulée BORDER, ayant elle aussi suscité un vif intérêt de la part du grand public. À l'origine de cette initiative, on retrouve trois historiens de l'art qui, par cet événement, souhaitent unir l'art au patrimoine historique de leur ville. Ils y travaillent depuis 2019 à travers leur association Intersections. « Cette exposition vise à promouvoir l'art contemporain en le rendant accessible au plus grand nombre et à valoriser le patrimoine architectural de la ville en l'associant à l'art contemporain et en lui faisant bénéficier d'une ouverture à un large public grâce à l'organisation d'un événement original», telle est en substance la mission qui tient à cœur aux jeunes organisateurs. Ils n'en deviendront pas riches pour autant: chaque année, c'est tant bien que mal que le trio parvient à réunir les fonds nécessaires pour offrir ce festival en cadeau à leur ville, principalement en faisant appel à des bénévoles.

Quand il s'agit de manifestations artistiques dans l'espace public, il faut par ailleurs s'attendre à un certain émoi médiatique. Ainsi, un couple de cerfs en pleins ébats, l'une des nombreuses œuvres polémiques de l'artiste Wim Delvoye, avait provoqué un petit scandale lors de son inauguration sur le Steenakker de sa ville natale Wervik au début des années 2000. Triënnale Brugge, un événement d'art et d'architecture organisé dans le chef-lieu de la Flandre-Occidentale, doit pratiquement à chaque édition composer avec les commentaires peu amènes de voisins mécontents.

En voici deux exemples: en 2015, Canal Swimmer's Club a mené à une émeute, car les riverains s'imaginaient que cette œuvre d'art allait se convertir en un véritable club de natation, ce qui était apparemment un rien trop dynamique pour la paisible capitale du commerce et de l'art. En 2021, ensuite, les habitants se sont indignés à la vue d'un pavillon flottant sur l'eau, près du pittoresque Gouden Handrei. Le succès de cette édition fut néanmoins au rendez-vous. Elle a attiré des milliers de visiteurs et s'est révélée une aubaine pour la saison touristique brugeoise, qui avait grandement souffert du coronavirus.

À qui cela profite-t-il?

Une question mérite d’être posée: qui est le mieux servi par ces festivals d’arts visuels de grande ampleur? Ne soyons pas cyniques, les premiers à en profiter sont bien sûr les amateurs d’art: ils sont volontiers partants pour une escapade à Watou, Lille ou Tournai, curieux de découvrir le contexte particulier dans lequel une œuvre sera présentée.

Il est souvent question de spectacle visuel, d’entertainment au profit du marketing urbain, ou alors l’art est mobilisé de manière utilitaire, en vue d’ajouter une touche artistique à une initiative

Mais l’art pour l’art ne rime généralement pas avec festivals urbains. L’empressement avec lequel des villes telles qu’Ostende ou Courtrai se sont lancées dans l’organisation de festivals d’art contemporain dans l’espace public indique clairement que d’autres intérêts sont en jeu. Publicité et marketing urbain sont souvent les forces motrices par excellence qui se cachent derrière ce genre d’initiative.

Triënnale Brugge décrit par exemple sa mission en ces termes: «Cette édition a servi de levier pour attirer plus de visiteurs à Bruges et les inviter à faire connaissance avec les commerçants locaux, ainsi qu’avec l’horeca et la gastronomie de la région. À cet égard également, cette édition peut être considérée comme ayant atteint ses objectifs. (…) À travers elle, la ville de Bruges a également confirmé sa réputation en tant que ville culturelle moderne. Le parcours artistique a permis d’ajouter une dimension contemporaine innovante au caractère historique de la ville et a littéralement déroulé un nouvel axe à travers Bruges. Tout l’enjeu était de faire prendre conscience tant aux Brugeois qu’aux touristes que Bruges est bien plus qu’un village de contes de fées ou une destination de rêve».

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IDEA Consult, une agence de consultance indépendante basée à Bruxelles, a mené une recherche en 2020 sur les principales motivations derrière la mise sur pied de projets artistiques dans l’espace public. Les résultats montrent heureusement que les enjeux purement culturels, tels que le renforcement de la dimension culturelle dans le cadre de vie du citoyen ou les processus de création et cocréation, jouent un rôle important.

Mais des obligations entrent aussi parfois en ligne de compte. Par exemple, un décret flamand relatif à la réalisation de projets artistiques au sein des bâtiments des services publics exige en effet qu’un certain pourcentage du budget total de construction soit réservé à l’art. D’autres motivations courantes sont la cohésion sociale, la participation communautaire, l’expérimentation, mais aussi le tourisme, le développement d’une identité et le marketing régional: «le projet artistique doit contribuer au positionnement stratégique et à une meilleure visibilité de la ville ou de la région».

Leiedal est une association intercommunale pour le développement régional dans la partie méridionale de la Flandre-Occidentale, pas vraiment une organisation culturelle. Il y a quelques années, elle a pourtant organisé de sa propre initiative un festival de land art intitulé Contrei. Dans cette région densément construite, ce festival a permis de (re)découvrir des endroits charmants. La question surgit toutefois de la pérennité d’une telle initiative si ses auteurs n’incluent pas le développement d’initiatives artistiques dans leur cœur de métier. Le cas échéant, un tel festival n’est alors ni plus ni moins qu’un cadeau ponctuel pour la région.

Un certain nombre d’initiatives essaient néanmoins de dépasser ce fonctionnement ad hoc en collaborant au-delà des frontières. Lille3000 est par exemple demandeuse, à chaque édition, d’associer quelques maisons belges au projet. Lille et Courtrai ont entre-temps aussi projeté d’organiser un marathon artistique. Et Intersections de Tournai, mentionné plus haut, a déjà eu l’occasion de collaborer avec le musée d’art contemporain S.M.A.K. de Gand ainsi qu’avec La Condition publique de Roubaix.

Augmenter sa visibilité par tous les moyens

En regardant de plus près l'appareil commercial et institutionnel de Lille3000, on remarque que tout est expressément mis en œuvre pour placer stratégiquement la ville et la région sur le marché en tant que pôle d'attraction. Pour atteindre cet objectif, tous les moyens sont bons, quel que soit le contenu présenté. Le dernier festival organisé par Lille3000, UTOPIA, recherchait explicitement le lien avec la nature, la biodiversité, la transition climatique et l'écologie: des thèmes actuels et légitimes.

https://www.youtube.com/embed/beOKwv7jCxg

Toutefois, lorsque l'on pose le programme et la liste des sponsors côte à côte et que l'on analyse minutieusement les pratiques des multinationales qui soutiennent financièrement le festival, le moins qu'on puisse dire est que Lille a dû effectuer des choix peu en phase avec ses valeurs. Le sponsor principal, Auchan, est aujourd'hui encore actif en Russie, le numéro 1 de l'industrie du luxe LVMH a la possibilité de faire valoriser fiscalement son mécénat et EDF est encore en pleine recherche du meilleur moyen de détourner le storytelling d'UTOPIA pour le green washing de ses activités nucléaires.

Art critique et autonome versus art commandité

Que l'art soit utilisé à des fins de marketing par les pouvoirs publics importe peut-être peu au visiteur, mais cela signifie aussi qu'un art critique et engagé devient de plus en plus marginal. Prenons l'exemple du street art. Son caractère attrayant a incité de nombreuses administrations à investir dans cette forme d'art. L'espace public voit ainsi de nos jours fleurir de nombreuses œuvres de street art, parmi lesquelles on trouve de véritables chefs-d'œuvre. Mais une commande s'accompagne souvent d'un certain contrôle de contenu.

Le street art court de plus en plus le risque de devenir un instrument du pouvoir, alors que la critique de la société est foncièrement inscrite dans son ADN. Le Collectif Renart lillois, qui travaille beaucoup avec le street art, a trouvé sa propre manière de composer avec cette problématique. Il louvoie habilement entre art commandité et travail propre, veillant à ce que tout travail de commande soit effectué de la manière la plus autonome possible et en dialogue constant avec le commanditaire.

L’espace public

Selon la philosophe et politologue belge Chantal Mouffe, la création d'un espace public ne se résume pas aux œuvres qui y sont exposées, mais naît de l'interaction que l'art crée avec l'espace, pour ouvrir un espace de réflexion et de dialogue que seule une œuvre d'art est à même de libérer. Si on aborde l'art dans l'espace public sous cet angle, en particulier l'art exposé lors de récents festivals urbains, on peut voir qu'il y a là pas mal de formes d'art bien 'gentilles' qui ne créent pas cet espace. Il est alors plutôt question de spectacle visuel, d'entertainment au profit du marketing urbain. Ou alors, l'art est mobilisé de manière utilitaire, en vue d'ajouter une touche artistique à une initiative.

La Condition publique de Roubaix essaie de ne pas tomber dans ce piège, accueille les critiques et les différences de point de vue. La Condition publique est un centre artistique qui mise déjà depuis longtemps sur l'art dans l'espace public. En 2022, l'exposition Urbain.es interrogeait ainsi la place de la femme dans la société et dans la sphère publique.

Sur le toit du très bel édifice du centre culturel se trouvent un certain nombre de peintures murales exceptionnelles. Si vous avez l'occasion d'y monter un jour, profitez aussi de la vue qui s'offre à vous. Car bien qu'il ne s'agisse pas d'art à proprement parler, ce panorama sur la ville, par ses beaux et moins beaux aspects, ouvre pourtant un espace de réflexion critique et fait que nous nous demandons qui nous sommes, ce que nous faisons et comment vivre en société. Quelque chose qu'on est en droit d'attendre de toute manifestation artistique dans l'espace public.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 7, 2023.
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